Une réserve de biosphère dans la région centrale du Chili:
les enjeux du zonage
Les réserves de biosphère du programme MAB (Man and Biosphere) de l’Unesco constituent des dispositifs originaux proposés pour mettre en œuvre le développement durable. Elles doivent combiner les fonctions de conservation de la biodiversité, de développement local et d’appui logistique au sein d’un réseau mondial [1]. Elles se distinguent par conséquent d’autres types d’aires protégées destinées de façon principale ou exclusive à la conservation. Ces spécificités, qui découlent de l’évolution même des réserves de biosphère (Bâtisse, 2003), ont été synthétisées en 1995 dans Réserves de Biosphère. La Stratégie de Séville et le cadre statutaire du réseau mondial (Unesco, 1996). Le cadre statutaire fixe des principes tout en insistant sur l’adaptabilité dans le temps et dans l’espace des réserves de biosphère. Il appartient aux gestionnaires d’adapter ces principes généraux aux conditions locales et aux législations nationales. Il est également prévu une révision décennale afin de redéfinir les objectifs, l’organisation et les délimitations des réserves de biosphère.
Cela dit, comme le soulignent Frédéric Bioret, Catherine Cibien, Jean-Claude Génot et Jacques Lecomte (1998), l’existence des trois fonctions est difficile à mettre en œuvre dans la pratique: «cette nouvelle trajectoire pour les réserves de biosphère est en théorie séduisante, mais — comme toute approche interdisciplinaire — notoirement difficile à mettre en œuvre dans notre monde souvent dominé par des pensées linéaires et des institutions sectorielles». En effet, l’idée de fonctions complémentaires concourant à la conservation de la biodiversité mondiale, à l’origine de la création du réseau des réserves de biosphère dans les années 1970, est devenue, avec la Stratégie de Séville, l’ambition de faire des réserves de biosphère des territoires exemplaires pour le développement durable. Le vocabulaire et les principes de cette nouvelle vision du développement sont réaffirmés dans les documents publiés par l’Unesco et par les autorités de gestion des réserves de biosphère. Cela contraint à repenser les liens entre les trois fonctions et à imaginer des formes originales d’aménagement, faisant du territoire de la réserve une échelle pertinente pour la mise en œuvre du développement durable. Autrement dit, les réserves de biosphère s’inscrivent dans les dispositifs de territorialisation du développement durable (Theys, 2002).
En effet, alors que les espaces protégés usuels sont gérés pour protéger des écosystèmes [2], généralement appréhendés à partir de la faune ou de la flore voire du paysage (Egoh et al., 2007), les réserves de biosphère prétendent harmoniser les relations entre les sociétés humaines et leur environnement naturel (Barbault, 2005). Cela place, par exemple, les réserves de biosphère en décalage par rapport à la typologie usuelle de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), qui repose sur un gradient de protection, depuis les réserves intégrales jusqu’aux espaces d’usage durable (Dudley, 2008). Si l’on peut regarder les trois zones des réserves de biosphère (zone centrale, zone tampon et zone de transition) comme un principe de distribution des fonctions dans l’espace (Bioret et al., 1998), le fonctionnement d’une réserve de biosphère peut aussi être envisagé en considérant selon quelles modalités chacune des trois zones participe des objectifs généraux, selon les recommandations du Plan d’action de Madrid, lui-même fruit de la 3e conférence internationale sur les réserves de biosphère (Unesco, 2008).
1. Les aires protégées entre Santiago et Valparaiso |
Le zonage est donc un outil central de création et de gestion d’une réserve de biosphère, et sa définition doit faciliter la réalisation des objectifs de la réserve par la qualité de son insertion dans l’espace régional. Le zonage n’est pas élaboré en prenant en compte la seule dimension des milieux naturels; il répond à différentes logiques d’organisation et à des dynamiques propres. Il est aussi un révélateur de la façon dont une réserve de biosphère est conçue et portée par les organismes qui en assument la responsabilité.
Ces points sont examinés à partir de la réserve de biosphère de La Campana-Peñuelas, dans la région centrale du Chili (fig. 1). Cette réserve a connu un processus d’extension entre 2007 et 2009, ce qui a donné lieu à une redéfinition du zonage et des objectifs, en cohérence avec la Stratégie de Séville. L’Unesco a approuvé le nouveau zonage en juin 2009. Or, les transformations rapides de l’environnement dans cette zone, face à la croissance urbaine de Santiago et de Valparaiso, rendent particulièrement sensible la question du développement durable face aux pressions de toute sorte auxquelles sont soumis les milieux naturels en région métropolitaine (Velut, Faliès, 2008). C’est le pari que fait l’organisme parapublic chargé de la gestion des aires protégées au Chili (Corporación Nacional Forestal de Chile, CONAF) en proposant de revitaliser les réserves de biosphère chiliennes et faire de celle de La Campana-Peñuelas un modèle.
Après avoir rappelé les principales caractéristiques des réserves de biosphère, telles qu’elles sont définies par les documents de l’Unesco, nous décrivons la façon dont celle de La Campana-Peñuelas s’insère dans la macro-région métropolitaine de Santiago-Valparaiso et les caractéristiques du zonage par rapport aux dynamiques d’occupation des sols. Cette présentation est fondée sur des entretiens auprès des principaux responsables de la CONAF, des observations faites au cours de réunions techniques tenues pour préparer le dossier présenté à l’Unesco, ainsi que sur des observations de terrain et sur des images Landsat. Ces observations ont été complétées par des entretiens semi-structurés avec des agriculteurs, des habitants et des responsables de l’aménagement dans les communes concernées. La confrontation des principes généraux, de la démarche officielle et des observations de terrain amène à discuter la pertinence des zonages proposés et les formes de gestion associées.
Les réserves de biosphère: des textes au terrain
Les principes de gestion de l’Unesco
Selon l’article 3 du cadre statutaire qui accompagne la Stratégie de Séville, les réserves de biosphère doivent constituer des modèles d’étude et de démonstration des approches de la conservation et du développement durable à l’échelle régionale, en combinant trois fonctions:
Il s’agit donc d’objets répondant à la fois à des problématiques nationales, locales ou régionales mais aussi à des préoccupations mondiales, lesquelles ont été à l’origine de la création du réseau.
Ces différentes fonctions de la réserve de biosphère sont définies par trois zones. La zone centrale est consacrée à la conservation et doit bénéficier d’un statut assurant la protection à long terme. Le périmètre de cette zone est calqué, dans la plupart des cas, sur les normes et les nomenclatures spécifiques de la protection en vigueur dans chaque pays (parc national, régional, réserve, etc.; Depraz, 2008). La zone tampon doit contribuer à la protection de la zone centrale en autorisant les activités compatibles avec la conservation. Enfin, la troisième zone, dite zone de transition ou de coopération, peut inclure des villes de différente taille et des activités humaines intensives (agriculture, infrastructures routières et industrielles…). Elle concentre la majorité des habitants de la réserve. Il s’agit en principe d’une zone de coopération active entre chercheurs, gestionnaires, populations et acteurs locaux, où doivent être conduites des actions pilotes, tant en matière d’utilisation, de gestion et de développement des ressources naturelles de la région, que de la gestion de la vie quotidienne (élimination des déchets, épuration des eaux, transport, etc.). En général plus étendue que les autres zones, elle n’a pas forcément une limite extérieure bien définie et celle-ci peut évoluer en fonction des problèmes posés. Cela peut légitimer l’intervention de la structure gestionnaire en dehors de son territoire de compétence administratif si le besoin s’en fait sentir. Cette particularité renforce l’idée selon laquelle une réserve de biosphère n’est pas un isolat strictement protégé des influences extérieures mais un point de départ privilégié pour la construction du développement durable régional. Le zonage d’une réserve de biosphère ne s’accompagne d’aucune disposition légale particulière puisque, si pour la zone centrale l’existence de mesures de protection conditionne la création de la réserve, la reconnaissance par l’Unesco des zones tampons et de transition ne s’accompagne pas d’une restriction des usages.
On peut s’interroger sur la volonté de créer des zonages qui sont, on le sait, des points de cristallisation des intérêts et des conflits territoriaux (Antheaume, Girault, 2005), par rapport à des mesures plus souples reposant sur la négociation entre acteurs et qui évitent de figer des limites sur le terrain. L’Unesco le reconnaît en recommandant la souplesse dans la définition de la zone de transition et une révision périodique des limites. Toutefois, les dispositifs usuels d’aménagement du territoire, comme ceux qui ont cours au Chili, reposent sur la définition de limites, indispensables pour clarifier des situations et appliquer effectivement une politique. Et c’est bien là l’enjeu du zonage qui doit permettre l’exécution d’un plan de gestion, d’activité et d’action conforme aux engagements souscrits envers l’Unesco. Or cette inscription est particulièrement délicate dans des régions à forte densité de population comme la macro-région métropolitaine de Santiago-Valparaiso.
La macro-région métropolitaine
La zone centrale du Chili représente 55% du PIB en 2010 (Banque centrale du Chili) et 56% de la population nationale (recensement 2002, INE). Elle comprend quatre régions administratives dont les plus importantes en termes de production de richesse, de pouvoir décisionnel et de population sont la région de Valparaiso et la «Région Métropolitaine» où se trouve Santiago du Chili (6 millions d’habitants). L’agglomération de Valparaiso-Viña del Mar (un million d’habitants) sur la côte Pacifique est à une heure seulement de la capitale dont elle constitue le port de commerce (Valparaiso) et la station balnéaire (Viña del Mar). La ligne ferroviaire régionale entre Valparaiso et Limache à l’intérieur de la vallée du Marga-Marga connecte les pôles secondaires de Quilpué, Villa Alemana et Quillota, comptant chacun entre 80 000 et 150 000 habitants. L’influence métropolitaine se fait donc sentir jusque dans les vallées de la cordillère de la Côte qui culmine à 2200 m (cerro El Roble). On peut donc parler d’une macro-région métropolitaine fonctionnelle au centre du pays et traversée par un espace montagneux, la cordillère de la Côte, sur laquelle s’appuie la réserve de biosphère (fig. 1).
Le climat méditerranéen de la macro-région métropolitaine de Santiago-Valparaiso, sa biogéographie et sa géomorphologie ainsi que son empreinte anthropique, qui date de bien avant la colonisation espagnole, en font, d’après les ONG environnementalistes un «point chaud» [3] de biodiversité représentatif à l’échelle mondiale, mais très vulnérable. Par ailleurs, les espaces ouverts de la cordillère de la Côte constituent un véritable poumon vert pour les 8 millions d’habitants de cette macro-région métropolitaine qui connaît de graves problèmes de pollution atmosphérique.
Or, le développement économique rapide du Chili, dont le PIB a augmenté de 85% entre 1995 et 2009 [4], s’est fait sans grande considération pour l’environnement biophysique (OCDE, 2005), du fait notamment de l’extension des espaces urbanisés, du développement des résidences secondaires et des pressions sur les milieux naturels. La macro-région combine donc fragilité environnementale de type méditerranéen (précipitations extrêmement variables, fortes pentes, incendies) et pression anthropique (urbanisation, agriculture commerciale, infrastructures).
2. Les aires protégées du Chili central |
Le petit nombre d’aires protégées dans la région la plus peuplée du pays (fig. 2) pose des problèmes spécifiques de conservation des milieux méditerranéens de l’hémisphère Sud, ce qui a amené les spécialistes de biodiversité à recommander l’extension des espaces protégés (Muñoz et al., 1996). Mais faute de moyens pour acheter des terres à convertir en aires protégées, la CONAF a joué sur le renouvellement de la réserve de biosphère existant depuis 1985, comprenant le parc national La Campana et la réserve nationale Lago Peñuelas, pour créer un vaste territoire permettant sinon d’améliorer les performances effectives de protection, du moins de créer un dispositif innovant sur un espace de dimension régionale.
La réserve de biosphère se place sur la cordillère de la Côte, entre Santiago et Valparaiso, comme un espace aux marges des deux agglomérations, où s’intensifient les pressions d’usage de la part des populations urbaines à la recherche d’espaces de loisirs ou de vacances comme des populations rurales, qu’il s’agisse des agriculteurs commerciaux modernisés en expansion que des petits producteurs marginalisés (Faliès, 2008).
Le zonage en question
Le zonage proposé par la CONAF et validé par l’Unesco en 2009 résulte surtout de la connaissance fine du terrain et des milieux dont dispose son personnel, qui s’appuie sur un réseau d’experts régionaux et nationaux. Les propositions ont été négociées principalement avec les autorités locales et régionales (maires, services des gouverneurs de province et de l’intendant régional) ainsi qu’avec quelques acteurs économiques, bien plus qu’avec les habitants. Il s’agissait dans un premier temps d’obtenir un zonage cohérent d’un point de vue écosystémique et politiquement acceptable par les principaux acteurs du territoire, pour engager sur la base de l’approbation de l’Unesco des actions envers les populations et les acteurs socio-économiques.
Les limites définies
Une réserve de biosphère doit «englober une mosaïque de systèmes écologiques représentatifs de grande région biogéographique incluant une série graduée d’intervention humaine» (article 4 du cadre statutaire). Vaste de 250 000 ha, la réserve de biosphère de La Campana-Peñuelas couvre une mosaïque de milieux et de territoires: elle s’appuie sur des aires protégées reliées par un corridor écologique, coïncidant avec les secteurs peu peuplés de la cordillère de la Côte. Si la notion de corridor est séduisante, elle est loin d’être stabilisée tant du point de vue de la conservation que du point de vue juridique (Bonin, 2008; Carrière, Méral, 2008).
3. La réserve de biosphère dans son environnement |
L’aire centrale du Nord (fig. 3) est calquée sur les limites du parc national [5] La Campana ainsi que sur une partie (565 ha des 999 ha totaux) du sanctuaire de la nature «El Roble» qui lui est contigu (fig. 3). Le parc de La Campana couvre 8 000 ha et bénéficie d’une image particulière, qui attire les touristes régionaux mais aussi étrangers. Le parc est connu pour sa forêt sclérophylle et ses espèces emblématiques telles que le palmier chilien (palma chilena, Jubaea chilensis) sur les adrets et le hêtre austral (roble de Santiago, Nothofagus macrocarpa) en position d’ubac. Ces deux espèces sont menacées: la première par le bétail, qui mange les jeunes pousses, et par la récolte de la sève et des fruits du palmier; la seconde, car c’est une formation relicte qui ne se reconstitue pas spontanément. Elles abritent une faune spécifique de rongeurs se nourrissant des fruits du palmier chilien.
La deuxième aire centrale de la réserve de biosphère est située au sud et recouvre les deux tiers de la réserve nationale [6] Lago Peñuelas (fig. 3) qui comprend au total 9 000 ha. Créée en 1952 sur d’anciennes terres agricoles elle a pour objectif la protection d’un lac artificiel pour l’alimentation en eau de Valparaíso, dont elle est proche. Une partie de la réserve est affectée à la zone tampon car la CONAF gère des plantations commerciales de pins et d’eucalyptus. Même si celle-ci affirme qu’il s’agit de sylviculture «durable», cela n’est pas démontré. La CONAF a, en effet, pour tâche principale la gestion forestière et la sylviculture, et non la conservation: une double mission source de tensions. Qui plus est, la réserve nationale est coupée en deux dans sa partie sud par l’autoroute Santiago-Valparaiso, élargie en 2000, et gagnée à l’ouest par l’urbanisation de la ville-satellite de Curauma.
La zone tampon est constituée par des propriétés foncières privées (individuelles ou communautaires), présentant un bon état de conservation ou historiquement liées au parc national (CONAF, 2008). Il n’existe pas de restriction particulière des usages dans cette zone, mais certains exemples montrent bien le rôle qu’elle peut jouer. Ainsi, en limite nord du parc (fig. 3) se trouve la réserve écologique privée Oasis La Campana fondée en 1997 (commune de Hijuelas, région de Valparaiso). Il s’agit d’un projet immobilier à dimension environnementale, lancé par des investisseurs privés. Ayant acquis en 1996 un lot de 2 500 ha limitrophe du parc de La Campana, ce groupe y installe un lotissement destiné à la clientèle aisée de Santiago. Mille hectares sont réservés à la conservation du palmier chilien et au cortège floristique qui lui est associé. Une fondation «Pour la restauration et le développement du palmier chilien» (aujourd’hui PALMA, Protección Al Medio Ambiente) a été créée par les propriétaires de la réserve privée. Un contrat a été signé entre la CONAF (qui gère le parc de La Campana) et la Fondation PALMA pour le reboisement des alentours du parc national (sur le territoire de la réserve privée), la remise à la CONAF de plants de palmier chilien issus des pépinières de la réserve et de graines ramassées par la communauté locale, rémunérée pour cette tâche. À travers un programme d’éducation et de renforcement des capacités organisé par la fondation PALMA, la communauté locale du secteur d’Ocoa, où pousse le palmier, a appris à cultiver cet arbre, favorisant ainsi le lent processus de renouvellement de l’écosystème. Les jeunes plants de palmier sont replantés ou proposés à la vente ainsi que nombre de plantes autochtones. Cependant, en 2006, seulement 2 ha avaient été reboisés alors que le contrat fixe un objectif de 600 ha en 2011.
En jouant sur l’image du parc et de son arbre emblématique, l’Oasis La Campana attire de jeunes acquéreurs urbains voulant disposer d’une résidence secondaire (Velut et al., 2009). Cette initiative n’est pas isolée, on en recense plusieurs autres localisées dans la zone tampon ou l’aire de transition. Elles sont le fait d’entrepreneurs qui mettent en place des résidences écologiques, de l’agriculture biologique (certifiée parfois par des organismes étrangers) ou même des activités combinant les deux (résidences secondaires avec production écologique d’avocats par exemple). Ces initiatives ne sont pas totalement écocentrées ou désintéressées, mais profitent aussi de la nouvelle demande des classes moyenne et aisée de Santiago et de Viña del Mar qui cherchent dans ces territoires une qualité environnementale que n’offrent plus les grandes villes (Faliès, 2008; Velut, Faliès, 2008).
Dans la zone tampon autour de l’aire centrale de Lago Peñuelas (fig. 3), on retrouve une grande diversité d’activités anthropiques. Les écosystèmes y sont plus modifiés que dans la zone tampon de La Campana-Roble. Une partie des terrains (4 500 ha) est gérée par la CONAF et consacrée à la production sylvicole d’espèces allochtones (pins et eucalyptus) à croissance rapide. 3 000 ha sont gérés de «façon durable» et 1 500 ha selon les critères de gestion d’une réserve nationale. Le reste de l’aire tampon correspond à des terres privées qui appartiennent à des petits propriétaires ou à des communautés qui pratiquent diverses activités agricoles d’intérêt local, dont la rentabilité problématique est l’un des grands enjeux du développement rural. L’aire centrale de Lago Peñuelas étant moins emblématique que celle de La Campana-El Roble, on n’y identifie pas d’initiative particulière pour associer les activités de conservation et de développement, comme c’est le cas autour du parc de La Campana. Au contraire, la croissance rapide de la ville-satellite de Curauma, qui atteint la rive nord-ouest du lac, se fait dans la zone tampon sans précaution spéciale et touche presque, à l’heure actuelle, l’aire centrale.
4. L’évolution du zonage de l’aire de transition |
Enfin, à l’échelle régionale c’est la notion de corridor biologique qui a guidé le zonage, mais il s’agit d’une notion floue, comme le montrent certains secteurs. Ainsi, la première proposition de zone de transition (fig. 4, tracé pointillé) s’étendait vers l’ouest jusqu’à l’Océan. Cela aurait permis de former un continuum biologique de la cordillère à la côte, en englobant le sanctuaire de la nature Alcantilados Federico Santa Maria, qui domine le Pacifique au sud de Valparaiso. Toutefois, la CONAF n’a pas retenu cette solution au prétexte que les terrains littoraux étaient déjà lotis, parfois illégalement, et a choisi un tracé plus restrictif. En revanche, elle a agrandi la réserve de biosphère en englobant une partie du municipe de Til Til (secteur 2 sur la fig. 4): une avancée justifiée par la présence du sanctuaire de la nature El Roble, ce qui amène la réserve de biosphère à s’étendre sur deux régions. L’inclusion, au nord, de la vallée de l’Aconcagua située dans le municipe de Llay-Llay (secteur 3) n’a pas posé de problème particulier. Enfin, le lac artificiel Los Aromos (secteur 4), destiné initialement à l’irrigation et à l’alimentation des villes, a été inclus du fait de son intérêt paysager qui amène une forte fréquentation touristique.
Plutôt que de faire un choix porteur de conflits en intégrant une partie littorale, la CONAF a choisi de privilégier un zonage moins complexe à l’usage, d’autant plus que son personnel est formé à la gestion forestière et à la conservation des milieux terrestres et non à la gestion côtière. De même, le zonage évite soigneusement les espaces urbanisés, en s’appuyant, sur des critères jugés plus faciles à repérer tels que des traits de relief ou des infrastructures (micro bassins versants, infrastructures routières, courbes de niveau). Ainsi, les espaces urbanisés ont été largement exclus de la réserve de la biosphère, ainsi que la vallée agricole de Quillota. En revanche, le jardin botanique national, situé à l’est de Viña del Mar, est compris dans le tracé. Afin de ne pas exclure trop d’activités humaines du périmètre de l’aire de transition (qui n’est d’ailleurs soumise à aucune restriction d’usage), deux espaces agricoles ont été inclus, en plus de celui que l’on trouve autour de Limache au cœur de la réserve de biosphère. Il s’agit du bassin de Casablanca au sud de la réserve, où se développe très rapidement la viticulture de qualité, ainsi qu’une partie de la vallée de l’Aconcagua au nord de l’aire centrale La Campana-El Roble où les activités sont significatives pour l’économie locale (CONAF, 2008).
Les activités agricoles et viticoles intensives de la vallée de Quillota et d’une partie de celle de Casablanca ont donc été laissées en dehors du périmètre d’extension, ainsi que les grandes villes et la côte, car ces zones ne correspondent pas, selon les gestionnaires, aux problématiques «rurales» de la réserve de biosphère. De fait, il semble difficile d’organiser la gestion sans tenir compte de la forte influence des villes et des activités productives intensives. Laisser ces zones hors du périmètre de la réserve ne résout nullement la question.
À l’exception du dépassement des limites régionales pour inclure le sanctuaire de la nature «El Roble» et ses alentours, le zonage a plutôt été réalisé de façon à éviter les problèmes. Plusieurs raisons peuvent être évoquées, notamment l’appropriation partielle par la CONAF du concept complexe de la réserve de biosphère. Ce n’est pas une aire protégée au sens strict, les objectifs sont nouveaux par rapport à ceux du paradigme protectionniste que la CONAF a l’habitude d’appliquer. La réserve s’appuie sur des aires protégées que la CONAF connaît bien et pour lesquelles ses compétences de gestion sont reconnues. Ces aires s’insèrent, si l’on peut dire, dans les interstices laissés par les zonages des documents d’aménagement et des politiques territoriales chiliennes. En effet, la délimitation proposée évite les espaces urbains dont les usages sont régis par des plans spécifiques (plans régulateurs urbains). Les espaces ruraux englobés ne font pas l’objet de documents d’aménagement. De surcroît, les évolutions de l’agriculture chilienne vers des productions commerciales placent les petits producteurs devant la nécessité d’une reconversion vers des cultures à plus haute valeur ajoutée pouvant s’appuyer sur une recherche de la qualité, stratégie compatible avec la conservation des écosystèmes.
En résumé, le zonage est plutôt le résultat d’un «bricolage» selon la fonction attribuée à la zone considérée et le niveau géographique que le fruit d’une réflexion systémique fondée sur le fonctionnement du système socio-écologique. La délimitation des aires centrales se base de façon logique sur un paradigme conservationniste. Celle des aires tampons tient compte des activités humaines censées correspondre à la description de l’Unesco et aux caractéristiques géomorphologiques. Et enfin, à une échelle subrégionale, la délimitation du périmètre extérieur, au départ réalisée en fonction d’une notion de corridor biologique, a été petit à petit adaptée et les limites ont été «rognées» de façon à laisser les pressions en dehors de la réserve.
Un zonage sous pression
En 2008, l’Unesco a adopté un texte indicatif, le plan d’action de Madrid, qui lance trois nouveaux défis pour les réserves de biosphère: la gestion de l’urbanisation, la conservation des services écosystémiques et l’adaptation aux changements climatiques. Ce texte est aussi un plaidoyer pour une plus grande intégration des fonctions dans les différentes zones et réaffirme que les réserves de biosphère doivent constituer de véritables laboratoires du développement durable régional.
Il est donc nécessaire de replacer la réserve de biosphère de La Campana-Peñuelas dans son cadre régional métropolitain.
5. Un zonage sous pression |
La figure 5 montre les modes d’occupation du sol dans la réserve de biosphère et à sa périphérie à partir d’une interprétation d’images de l’année 2000. Les deux ensembles urbains de Santiago et de Valparaiso-Viña del Mar gagnent sur l’espace agricole en privilégiant des formes de faible densité, les maisons individuelles ainsi que les lotissements disjoints de l’espace continûment bâti. La figure 6 rend compte de cette croissance des communes périphériques entre 1992 et 2002, date du dernier recensement. Une tendance qui s’est accentuée depuis si l’on en juge par les dynamiques de la construction de nouveaux logements. Les espaces agricoles, principalement dans les vallées, se répandent sur les pentes grâce à l’irrigation par pompage. La conquête des marges que ce soit par l’urbanisation ou l’agriculture, qui caractérise en partie le processus de métropolisation dans la région de Santiago-Valparaiso, augmente la vulnérabilité des petits propriétaires terriens ou des communautés agraires occupant les têtes de vallées (Velut, Faliès, 2008). Ainsi, la réserve de biosphère se trouve soumise à différents types de pressions sur les écosystèmes, qui rendent d’autant plus nécessaires des mesures d’aménagement durable assurant aux citadins bon nombre de services environnementaux.
6. Les communes attractives du Chili central |
La gestion de la réserve est conçue comme reposant sur une interface entre les différents acteurs du territoire, mais la CONAF s’est principalement appuyée sur les services de l’État et a limité la participation de la société civile. Si la CONAF dispose bien d’une capacité à mobiliser les autres services de l’État pour les associer aux objectifs de la réserve et peut mettre à leur disposition ses techniciens, elle peine à mobiliser au-delà. Comme il s’agit d’une émanation du ministère de l’Agriculture, la CONAF n’a pas la neutralité nécessaire pour laisser les acteurs du territoire construire un projet collectif. De fait, la CONAF a reconnu en 2009 qu’il était nécessaire d’imaginer une nouvelle structure juridique pour la réserve de biosphère. On peut soutenir d’ailleurs que le choix d’un zonage reposant sur des critères supposés simples et d’une application facile sur le terrain a fait aussi courir le risque d’un manque de contenu et de participation, justement en évitant les questions délicates qui auraient pu rencontrer un écho plus fort dans les populations.
Conclusion
Dans le cas de la création de la réserve de biosphère de La Campana-Peñuelas, on voit bien que la question en apparence purement technique du zonage est un révélateur des questions clés qui sont en jeu. En effet, que ce soit en incluant des activités jugées par la CONAF plus en adéquation avec le projet de conservation, ou en rejetant d’autres activités jugées plus éloignées des objectifs de la réserve, on constate que le zonage n’a pas uniquement été tracé par rapport aux milieux. Des barrières sectorielles freinent les actions transversales, excluant le littoral; des notions pas encore stabilisées comme celle de corridor sont mises en avant; la CONAF joue sur deux tableaux (production sylvicole et conservation) tout en s’arrogeant un nouveau rôle d’aménagement du territoire hors des espaces protégés où son activité était jusqu’alors circonscrite. Enfin, le zonage a été défini en évitant d’entrer en conflit avec les tendances actuelles d’évolution des territoires, même si celles-ci ne vont pas dans le sens de la durabilité, ce qui pose évidemment des questions quant à la capacité de la réserve de biosphère à atteindre les objectifs affichés.
Sources et documents institutionnels
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