Ports et routes maritimes dans le monde (1890-1925)
La représentation des flux maritimes mondiaux n’est pas une préoccupation nouvelle mais rares sont les travaux qui ont proposé une cartographie précise et systématique reposant sur des données quantitatives fiables. Edward E. Ullmann, dans un article de 1949, regrettait déjà le recours à des estimations grossières de trafic. Or il existe une source exceptionnelle et pourtant sous-utilisée: les registres de l’assureur maritime Lloyd’s qui publie, depuis 1734, les escales des navires de commerce britanniques dans le monde et, après 1890, des données sur les autres flottes. Ce corpus est unique au monde par sa couverture géographique et historique ainsi que par son caractère désagrégé (terminaux et ports). Il permet de mesurer et de cartographier une grande partie de l’évolution du trafic mondial sur près de trois siècles, eu égard au rôle central du transport maritime, qui, de nos jours, regroupe environ 90% des échanges commerciaux mondiaux en volume.
1. Escales de navires de commerce en 1890 et en 1925 |
Nous proposons ici une exploitation de cette source pour 1890-1925. Il s’agit de montrer la répartition inégale des flux et de la mettre en rapport avec la structure et l’évolution du système-monde, la hiérarchie des villes mondiales et les caractéristiques des réseaux en général pour cette période. Les cartes suivantes représentent ces flux maritimes au niveau des continents et à celui des villes portuaires en 1890 et en 1925: la période retenue étant marquée par le fait que «jamais auparavant ni depuis une telle proportion du commerce mondial ne fut concentrée dans si peu de villes de part et d'autre de l’Atlantique» (Konvitz, 1994). Les deux registres retenus, d’environ 200 pages chacun, présente une liste d’escales entre deux ou plusieurs ports pour chaque navire dont on connaît le type (voilier, à vapeur), le sous-type (brigantin, schooner), le chargement (cargaison d'acier, bois ou pétrole), le tonnage (capacité transportée), le pavillon, l’assureur ainsi que les dates de départ et d’arrivée. Il s’agit de 12 728 navires pour 946 ports en 1890, 12 460 navires pour 1050 ports en 1925. Le choix a été fait de ne retenir que les indicateurs les plus essentiels aux deux années, c’est-à-dire le nombre d’escales et le tonnage (encadré).
Alors que la part de navires à vapeur est un indicateur intéressant en 1890 étant donné la proportion encore majoritaire de navires à voile (62%), il n’a plus de sens en 1925: il n’y a plus que 3,7% de voiliers à cette dernière date.
À l’échelle des grandes régions du monde, la répartition des flux est plutôt stable; elle se caractérise par la polarisation très forte autour du pôle européen auquel sont arrimés les trafics les plus forts de chaque autre région en 1890 comme en 1925 (fig. 1). À l'instar des observations faites par le géographe Vidal de la Blache pendant cette même période (Arrault, 2008), se confirme néanmoins un certain basculement de l’Atlantique vers le Pacifique ainsi qu’une plus forte connectivité interne aux trois pôles dominants (Europe, Amérique du Nord, Asie) mesurée par la part des escales intra-régionales dans le total des escales.
2. Tonnages des navires de commerce en 1890 et en 1925 (vapeur) |
La part des navires à vapeur en 1890 fait ressortir des disparités intéressantes (fig. 2). Les navires à vapeur dominent, en effet, le triangle Europe-Asie-Afrique et l’axe Europe-Amérique du Nord du fait de la rentabilité des escales. L’ouverture du canal de Suez (1869) a particulièrement favorisé le commerce colonial vers les Indes. Le lien Europe-Asie est celui qui connaît la plus forte croissance: avance technologique et rentabilité conjuguent leurs effets.
3. Trafic des villes portuaires en 1890 et en 1925 (tous navires) |
Le trafic portuaire observé au niveau des villes (fig. 3 et 4) met encore plus en relief l’extrême concentration des flux autour d’une poignée de grands pôles maritimes, ainsi qu’une diffusion vers l’Asie et le Pacifique. Le niveau de concentration (coefficient de Gini) est très élevé, soit plus de 0,8 pour les deux années, et a légèrement augmenté sur la période. En 1890, les villes européennes dominent largement le reste du monde, suivies par New York et Buenos Aires, cette dernière étant à l’époque une rivale directe des cités européennes durant «l’ère de prospérité» (1880-1930) marquée par une forte immigration européenne et un développement économique rapide relayé par le transport maritime et le chemin de fer. La prévalence des villes britanniques et américaines aux deux années masque une progression modeste sur la période (Londres +52%, Glasgow +50%) est parfois un déclin (Liverpool -4%, Cardiff -42%), alors que l’on observe une croissance impressionnante des trafics sur le continent (Rotterdam +375%, Anvers +284%, Amsterdam +172%, Hambourg +126%, Brême +116%) entre 1890 et 1925. Le même phénomène de déconcentration se produit aux Amériques, avec le ralentissement de l’activité au nord-est des États-Unis (New York +20%, Philadelphie +27%), contrairement au Golfe du Mexique et à la côte ouest (en plein développement depuis 1850). Essoufflement plus accentué dans le Rio de la Plata , avec des trafics en baisse (Buenos Aires -34%, Rosario -34%, Montevideo -87%), ce qui est un signe avant-coureur de la fin de la prospérité argentine. Profitant de la dynamique insufflée par l’ère Meiji, les villes japonaises connaissent parmi les plus fortes croissances d'Asie, avec Yokohama (+340%) et Kobe (+270%), qui surpassent de loin les anciens comptoirs de Bombay (+69%), Batavia (+14%), Singapour (+32%) et Hong Kong (-39%).
4. Trafic des villes portuaires en 1890 et en 1925 (navires à vapeur) |
La part des navires à vapeur dans le total des escales enregistré dans chaque port (fig. 5) fait clairement ressortir l’avance de quelques zones, et notamment la Méditerranée et la Mer Noire, passées du statut de mer fermée à un rôle de carrefour entre l’Europe et les Indes après la guerre de Crimée (1853-1856) et l’ouverture de Suez. Marseille semble à l’écart. Ceci rappelle la faible fréquentation des ports français par les navires à vapeur déjà observée durant la première moitié du XIXe siècle (Tourasse, Mellet, 1829). C’est en partie lié au retard d’interconnexion entre maritime et ferroviaire (Merger, 2004), qui est évident par rapport à d’autres métropoles comme New York ou Rotterdam. Les navires à vapeur restent minoritaires ailleurs dans le monde. En Amérique du Sud, seule Rio de Janeiro, alors capitale de la nouvelle république brésilienne, se distingue, tandis qu’en Amérique du Nord Baltimore, dont la sidérurgie était en plein essor, émerge.
5. Trafic et proportion de navires à vapeur en 1890 |
La variation absolue et relative du nombre d’escales par ville portuaire (fig. 6) révèle clairement la chute des trafics atlantiques de façon générale et l’accroissement rapide des flux à travers l’Asie-Pacifique. La superposition, même partielle, entre une forte proportion de navires à vapeur en 1890 (fig. 5) et un fort taux de croissance subséquent entre 1890 et 1925 (fig. 6) montre bien les effets d’entraînement de l’avancée technologique sur le dynamisme des places portuaires, à l’instar des bouleversements entraînés par la diffusion de la conteneurisation observés depuis les années 1960. Le zoom sur l'Europe confirme bel et bien la polarisation accrue des portes d'entrée continentales (Hambourg, Rotterdam, Anvers) aux dépens des îles Britanniques et plus généralement de la façade atlantique.
6. Évolution des escales entre 1890 et 1925: «croissance positive» et «croissance négative» |
Bibliographie
ARRAULT J.B. (2008). «Une géographie inattendue : le système mondial vu par Paul Vidal de la Blache». L’Espace Géographique, vol. 37, n° 1, p. 75-88. doi: 10.3917/eg.373.0208
KONVITZ J.W. (1994). «The crisis of Atlantic port cities, 1880 to 1920». Comparative Studies in Society and History, vol. 36, n° 2, p. 293-318. doi: 10.1017/S001041750001906X
MERGER M. (2004). «Inner ports and railway networks in France or the ‘history of a divorce’ (1830-1914)». In DIENEL H.-L., dir. Unconnected Transport Networks: European Intermodal Traffic Junctions 1800-2000. Frankfurt, New York : Campus Verlag, 216 p. ISBN: 3-593-37661-X.
TOURASSE P., MELLET F.N. (1829). Essai sur les bateaux à vapeur appliqués à la navigation maritime de l’Europe. Paris : Malher et Compagnie, 236 p.
ULLMANN E.L. (1949). «Mapping the world’s ocean trade: A research proposal». The Professional Geographer, vol. 1, n° 2, p. 19-22. doi: 10.1111/j.0033-0124.1949.12_19.x