Aux origines de l’aménagement régional: le schéma de la Valley Section de Patrick Geddes (1925)
L’Écossais Patrick Geddes (1854-1932) fut un esprit universel qui a touché tant à la biologie, la sociologie, l’anthropologie qu’à la géographie. Ses apports à l’urbanisme et à la planification régionale, à une époque où les villes sont profondément transformées par le développement économique, sont marqués par l’importance accordée à une approche pluridisciplinaire de l’aménagement. Il a, notamment, proposé de pratiquer une «chirurgie réparatrice» des villes. Ses travaux sur les villes en Inde (1915-1919) et son intervention à Tel Aviv (dont il élabora le plan d’urbanisme en 1925) sont notoires. Ses propositions articulaient les processus économiques et sociaux aux formes spatiales des aménagements à réaliser en tenant compte des souhaits des habitants.
Patrick Geddes est, en outre, l’auteur d’une figure célèbre, un profil-type de vallée, qu’il nomma Valley Section (coupe de vallée) ou Valley Plan of Civilization (carte des civilisations d’une vallée). Les articles où il explique cette figure sont considérés comme l’une des premières affirmations du concept d’aménagement territorial, ou Regional Planning (fig. 1) [1].
1. Schéma de la Valley Section (Geddes, 1925a, p. 288) |
L’intellectuel écossais trace un parallèle entre le progrès de la civilisation humaine au fil de son histoire et le cours d’un fleuve, de la source à la mer. En amont, près de l’estuaire, on trouve une ville portuaire et industrielle qui constitue à cette époque l’image de la modernité (fig. 2).
Ce modèle exprime aussi une conception novatrice de l’aménagement selon laquelle, d’après Geddes, c’est en considérant la ville et son territoire environnant comme un ensemble que l’on pourra résoudre les problèmes urbains, environnementaux et sociaux liés au progrès économique et technologique. C’est l’apport majeur de Geddes dans le domaine de l’aménagement et de l’urbanisme au XXe siècle. Des géographes tels que Gary Dunbar et Claude Raffestin ont affirmé que l’idée de la Valley Section relève du modèle du «bassin fluvial» d’Élisée Reclus (1830-1905) (Dunbar, 1978; Raffestin, 2007). Geddes aurait notamment été inspiré par l’Histoire d’un ruisseau (1881) dans laquelle Reclus emprunte l’idée de l’unité physique et historique des bassins hydrographiques à son professeur Carl Ritter (1779-1859) de l’université de Berlin. Ritter, Reclus et Alexander von Humboldt (1769-1859) sont les auteurs auxquels Geddes fait référence lorsqu’il écrit pour des revues géographiques. Ils sont aussi les principaux producteurs, à leur époque, de profils hydrographiques, coupes géologiques et reliefs pour la représentation de la troisième dimension, celle verticale ou «physique», qu’ils considèrent ne pouvoir être saisie par les cartes géographiques traditionnelles.
2. La ville comme Valley Section (Geddes, 1925b, p. 399) |
Les noms de chaque activité humaine correspondent à une forme topographique et à son aménagement, résultat des transformations du territoire opérées par les sociétés humaines. Les mineurs et les bûcherons sont associés à la montagne, qui porte les signes de leur travail ; les militaires correspondent au château, ou place forte, qui profite des irrégularités du terrain pour des raisons stratégiques; les pêcheurs et les marins se situent sur l’estuaire, qui témoigne des travaux accomplis pour la protection des activités côtières, comme la construction du môle et l’aménagement des berges |
Peut-on affirmer que leur conception de la géographie est à considérer, bien qu’indirectement, comme l’un des points d’origine des théories de l’aménagement au XXe siècle? Quel rôle y joue la cartographie? Nous interrogeons ainsi le corpus geddesien en le comparant aux travaux de Reclus et d’autres géographes contemporains, à l’aide de la littérature existante, en partant de l’analyse des images produites par Geddes et de l’interrogation sur les origines de cette métaphore historique du progrès matériel.
Le plan de la civilisation: statut et mode d’emploi du modèle
L’invention de la Valley Section
L’idée de la Valley Section est présentée pour la première fois par Geddes à une réunion de la Sociological Society de Londres en 1905. Pour bien effectuer le Civic Survey, affirme-t-il, on ne peut pas restreindre l’analyse aux limites matérielles de la ville. Cette dernière est intégrée physiquement et historiquement au territoire environnant, qu’il faut envisager d’après:
«the clearer outlook, the more panoramic view of a definite geographic region, such, for instance, as lies beneath us upon a mountain holiday.» [l’aperçu le plus lisible, la vue la plus panoramique d’une région géographique donnée, comme, par exemple, ce que l’on aperçoit à ses pieds lors d’un séjour en montagne.] (Geddes, 1905, p. 105)
En descendant progressivement la vallée, on découvre sur le terrain les traces de l’évolution des activités humaines, que Geddes met en relation avec les phases historiques traversées par les diverses sociétés: de la préhistoire, représentée par les chasseurs et les mineurs des hautes vallées, jusqu’à la société industrielle représentée par la ville portuaire au confluent de la vallée.
On trouve l’idée qu’à chaque vallée, donc à chaque bassin hydrographique, correspondent des régularités dans la distribution des établissements et des activités économiques, qui permettent aux étudiants, selon Geddes, d’appliquer universellement le schéma du Regional Survey (Matless, 1992). Il en est de même pour l’idée que l’on ne peut pas analyser une ville sans prendre en considération sa région entière et son histoire:
«It takes the whole region to make the city. As the river carries down contributions from its whole course, so each complex community, as we descend, is modified by its predecessors.» [C’est toute la région qui génère la ville. De même que la rivière transporte vers l’aval des apports issus de tout son cours, de même, toute communauté complexe est modifiée par celles qui la précèdent.] (Geddes, 1905, p. 106)
Enfin, Geddes cite explicitement Reclus et son collaborateur Léon Metchnikoff (1838-1888) comme étant ses inspirateurs:
«With the geographer we may rapidly review and extend our knowledge (…) With Metchnikoff we recognize the succession of potamic, thalassic and oceanic civilizations; with Reclus we see the regular distribution of minor and major towns to have been largely influenced not only by geographical position, but by convenient journey distances.» [Avec le géographe, nous pouvons rapidement réviser et étendre notre savoir […]. Avec Metchnikoff, nous reconnaissons la succession des civilisations fluviales, marines et océaniques. Avec Reclus, nous voyons la distribution régulière des petites et grandes villes, qui a été grandement influencée par la situation géographique de ces dernières, mais aussi par les trajets les plus rapides entre elles.] (Geddes, 1905, p 106)
C’est en 1925, dans un article de la revue américaine Survey, que Geddes publie les figures 1 et 2, dessinées par son ami Hendrik Van Loon (1882-1944), comme lui célèbre esprit universel. Il revient sur l’origine reclusienne de cette idée d’étude régionale en partant du relief de la contrée.
«The greatest of descriptive geographers, Élisée Reclus, with his rightly-named Géographie Universelle, was of all men also the most active exponent of the need for advancing beyond maps to relief-models; and thus even to his Great globe, still to be realized in its full relief (…) To realize any country, any region or any city, we have always first to think in terms of his relief.» [Le plus grand des géographes attachés à la description, Élisée Reclus, avec sa célèbre Géographie Universelle, était, parmi les hommes, le promoteur le plus actif pour passer de la carte aux modèles en relief; et ce jusqu’à son Grand Globe terrestre, qui reste à réaliser dans ses dimensions complètes […]. Pour prendre la mesure de tout pays, de toute région, ou de toute ville, il nous faut toujours penser d’abord en termes de relief.] (Geddes, 1925a, p. 289)
Geddes aborde ensuite la relation entre sa Valley Section et l’histoire de l’humanité (fig. 1): sa conception paraît assez proche de ce que les historiens des Annales appelleront la «géohistoire». D’après lui, l’histoire événementielle ne tient pas compte de la relation entre les hommes et leur milieu.
«Here in truth is the explanation of the lateness of the appearance of History. Quiet, decent, constructive, agricultural and village civilization is comparatively uneventful, and thus, in the conventional sense, it is non-historic.» [Voici, en vérité, la raison de l’apparition tardive de l’Histoire. Calme, effacée, laborieuse, la civilisation agraire et villageoise est, par rapport à d’autres, sans événement, et dès lors, au sens conventionnel, elle est a-historique.] (Geddes, 1925a, p. 288)
Cette a-historicité ne signifie pas autre chose que la possibilité de se passer de la chronologie et de l’histoire événementielle. Le temps long, sur lequel travaille Geddes, permet, d’après lui, de saisir la partie plus profonde de l’histoire humaine: dans sa «coupe du monde» chaque couche représente les différentes phases de son développement matériel et social par rapport à son territoire.
«We thus found nothing less than a cross-section of the world; and together scanned on it the footholds of hunters, woodmen and miners, of shepherds and fishers, of crofters and farmers» [Nous ne trouvons alors rien de moins que la coupe du monde, et où sont imprimées à la fois les empreintes des chasseurs, des hommes des bois, des mineurs, des bergers et des pêcheurs, des petits fermiers et des agriculteurs] (Geddes, 1925b, p. 396).
Si l’image du paysan pauvre représente le processus par lequel les sociétés se sont divisées en classes, le pêcheur qui travaille près de l’estuaire deviendra bientôt voyageur et explorateur, et son village deviendra un centre industriel et portuaire.
L’article se poursuit par l’étude The Valley in the Town, où Geddes envisage dans les bâtiments et dans les activités de la ville un reflet des occupations premières, pastorales ou agricoles, de sa vallée. Les casernes, par exemple, sont le symbole de l’étape du chasseur, considéré comme l’inventeur de la guerre. Comme la ville située sur l’estuaire reçoit les eaux du fleuve, elle devient un modèle de sa vallée, avec laquelle elle arrivera à se confondre à la suite de l’avancement de l’urbanisation: on est ici à l’origine du concept de ville-région. C’est dans cette ville que l’on doit appliquer les choix les plus urgents d’aménagement et de gestion des politiques sociales, après les opérations du Regional Survey, qui se rendent de plus en plus nécessaires comme passage préliminaire à la prise des décisions (Geddes, 1925). On peut considérer que les deux images adoptent des dispositifs iconographiques semblables: la ligne des montagnes dessine dans les deux cas une diagonale qui encadre la composition, tout en donnant l’idée d’une descente progressive de la gauche vers la droite du tableau. Grâce à un évident artifice de sémiologie graphique (Bertin, 1967), cette progression rappelle une chronologie descendante, en vertu de notre habitude à lire de gauche à droite, ce qui est ultérieurement explicité dans les didascalies en bas, communes aux deux images. Si, dans le premier cas, la chronologie se structure autour des activités économiques traditionnelles, dans le deuxième cas, c’est la succession des bâtiments de la ville (château, église, faubourgs, port…) qui suggère son évolution historique.
Du point de vue sémiotique, ces représentations héritent clairement du langage des géoramas, panoramas et jardins géographiques qui se sont développés tout au long du XIXe siècle. Les considérations de Jean-Marc Besse sur ces objets pourraient également s’appliquer aux dessins de Van Loon: «Sur ce fond topographique naturalisé, une géographie humaine peut-être déposée: villes, possessions coloniales, voies de chemins de fer» (Besse, 2003).
Une démarche paysagère
Cela nous renvoie à la démarche paysagère adoptée par la géographie à la charnière entre les XIXe et XXe siècles. Les dessins de la coupe de la vallée rappellent clairement les éléments iconographiques composant les références principales de l’idée de paysage à cette époque. D’un côté la perspective à vol d’oiseau de la peinture paysagiste du XVIe siècle, à propos de laquelle on a déjà remarqué le «rapprochement entre cartographie et représentation artistique du paysage» (Besse 2000). De l’autre côté, les Atlas pittoresques de Humboldt, dont les tables représentent des amples paysages naturels, souvent peuplés par des personnages ou des objets familiers qui servent, d’après Franco Farinelli, à favoriser didactiquement l’identification du lecteur avec le tableau (Farinelli, 1992).
Humboldt, en effet, est l’un des géographes les plus cités par Geddes. Son «formidable modèle de perception et de compréhension de la surface terrestre» (Farinelli, 2007), envisage le paysage comme synthèse des trois phases heuristiques de l’Eindruck, l’impression sensible, de l’Einsicht, le regard scientifique et rationnel posé sur chaque composante de l’ensemble paysager, et du Zusammenhang, ou synthèse complexe. Il s’agit évidemment d’une tentative qui s’inspire de l’esthétique transcendantale de Kant tout en essayant, comme le fera Alain Roger (1978) par son idée de «schématisation» et de «méthode socio-transcendantale», de donner une légitimité épistémologique à la perception sensible (voire géographique) de la matérialité terrestre. Le même but implique, chez les géographes français, l’absence d’une rupture cognitive majeure entre «culture commune et savoir savant», d’après ce que Marie-Claire Robic a appelé la «stratégie épistémologique du mixte» (Robic, 1991).
De ce point de vue, le choix geddesien d’une métaphore paysagère semble s’expliquer dans le cadre d’une démarche pédagogique. Comme l’ont démontré des auteurs tels que Wouter Van Acker et Pierre Chabard, l’œuvre de Geddes relève d’un moment de l’histoire de la culture dans lequel le concept de «éducation visuelle» commence acquérir son importance (Van Acker, 2011; Chabard, 2001, 2008). En comparant Geddes à d’autres contemporains partageant la même posture pédagogique et universaliste, tels que Paul Otlet (1868-1944) et Otto Neurath (1882-1945), Van Acker affirme:
«This analysis of the imagery of Otlet, Geddes, Neurath, considers visualisation as an essential part of science studies and therefore continues the questioning of the demarcation between science and art» [Cette analyse de l’imagerie de Otlet, Geddes, Neurath, considère la mise en image comme un aspect essentiel des études scientifiques: elle continue dès lors à remettre en cause la frontière entre science et art. ] (Van Acker, 2011, p. 39)
En se ralliant aux positions de Reclus et de Kropotkine, Geddes fait de cette même section de la vallée un outil indispensable pour l’enseignement de la géographie. Il conseille de laisser les élèves se «promener» dans cette vallée pour découvrir ses caractéristiques naturelles, et ensuite sociales.
«For what more can naturalist or geographer claim to possess than the habit of observing and thinking for himself and at his best, without books or helps, in presence of the facts, and in the open air? Our ideal of training in thus like the appreciative musician’s – in full mid-stream of impressions to concentrate and isolate any other sequence or co-existence, yet without losing touch with the whole. Nature is thus the ultimate teacher and examiner no less than examinee». [De quoi d’autre le géographe ou le naturaliste peut-il se vanter sinon de posséder cette habitude d’observer et de penser par lui-même et de son mieux, sans livres ou sans aucune sorte d’aides, en présence des faits et au grand air? L’idéal de notre formation est ainsi semblable à celle du musicien mélomane – au cœur du flot d’impressions, être capable d’isoler chaque séquence ou chaque accord, sans perdre l’harmonie d’ensemble. La nature est en cela le maître ultime, l’examinatrice tout autant que l’examinée] (Geddes, 1902).
C’est donc en gardant ce contact avec le Tout, que l’on arrivera à saisir le principe de connexité, voire le Zusammenhang humboldtien. D’après Geddes, c’est en partant pour cette promenade que l’on met son intelligence au travail, c’est-à-dire que l’on profite de tous les niveaux, en partant de l’éducation primaire, de la valeur heuristique du paysage et des enjeux de sa contemplation visuelle.
Origines et processus d’élaboration d’un modèle au sein d’une communauté de géographes: la métaphore du progrès qui suit son cours
Géographes et ruisseaux
Geddes ne fréquente pas seulement Reclus, mais aussi l’autre «géographe anarchiste» Pierre Kropotkine (1842-1921); il fréquente aussi la Royal Geographical Society de Londres et collabore au Geographical Journal et au Scottish Geographical Magazine. Au milieu des années 1890, Élisée Reclus, son frère Élie et son neveu Paul participent régulièrement aux Summer Meetings d’Édimbourg, que Geddes organise autour de son projet de rénovation urbaine. Dans un article sur le rôle du milieu géographique dans les dynamiques sociales, il cite explicitement ses auteurs de référence.
3. Dessin de Léon Benet pour l’Histoire d’un ruisseau (Reclus, 1881, p. 98) |
«Not only the observations of travellers, with general surveys like those headed by the Géographie Universelle (...) Not only recent and current literature of this sort, but the works of earlier writers - Ferguson or Gibbon, Buffon or Humboldt, Ritter, Buckle, or Taine - all claim renewed study» [Non seulement les observations des voyageurs, avec des enquêtes générales parmi lesquelles prime la Géographie universelle […] Non seulement la littérature récente et actuelle de ce type, mais aussi les travaux de ceux qui ont écrit avant – Ferguson ou Gibbon, Buffon ou Humboldt, Ritter, Buckle our Taine – tous appellent à de nouvelles études.] (Geddes, 1898, p. 581)
Ce sont les géographes qui ont élaboré au cours du XIXe siècle, le concept de bassin hydrographique comme outil d’étude, d’après la critique ritterienne du système de Philippe Buache (Ritter, 1974). Dans sa Nouvelle Géographie Universelle, Reclus utilise assez systématiquement le bassin hydrographique comme critère de découpage régional. Cependant, son idée de val devient célèbre grâce à un livre bien plus court, l’Histoire d’un ruisseau, publié en 1869 par Pierre-Jules Hetzel, où la vallée est présentée d’abord comme la métaphore de l’histoire et du progrès, tel que l’auteur le conçoit d’après sa démarche évolutionniste. De la source, siège des nymphes et des génies dans les anciennes légendes, on descend topographiquement et métaphoriquement vers l’actualité, caractérisée par les études scientifiques, les emplois industriels de l’eau mais aussi par les graves problèmes de sa gestion dans la ville moderne (Reclus, 1881).
Les archives de Reclus démontrent que, si cet ouvrage fut rédigé en Normandie sur les rives des torrents Andelle et Crevon (Ferretti, 2009), il dessine néanmoins un modèle général, donc un schéma, dans le sens où ce concept sera interprété par Geddes, que l’on pourrait appliquer à tous les bassins fluviaux. Ainsi le géographe écrit à son dessinateur Léon Benet: «Ce ruisseau je l’ai trouvé partout: c’est la Dronne, c’est la Vézère, la Vanne, l’Almandarez, que sais-je? Mais c’est principalement la Crevon, le ruisselet qui coulait au pied de mon cabinet de travail.» [2]
Si l’on compare cette gravure de Benet (fig. 3) aux dessins de Van Loon, malgré les différences évidentes de style et de typologie, on observe que l’élément portant de la composition est toujours le fleuve qui descend la vallée, et que les clichés de la représentation paysagère que nous avons définie comme «humboldtienne», sont bien présents dans les deux représentations.
Comment représenter la «vraie physionomie de la surface du monde»:
globe, cartes... et profils longitudinaux
Trouver la manière juste pour représenter la troisième dimension, voire la «vraie physionomie de la surface du monde» (Besse, 2003), est un problème qui hante la géographie du XIXe siècle et qui trouve son expression dans le projet reclusien du Grand Globe (fig. 4) pour l’exposition universelle de Paris en 1900. «D’abord le globe l’emporte sur la carte par le caractère de vérité: il représente la planète dans sa véritable structure, se module exactement sur les vrais contours, tandis que les cartes, d’autant plus fausses qu’elles s’appliquent à une partie plus considérable de la surface planétaire, ne peuvent que tromper le lecteur» (Reclus, 1895).
4. Le projet du Grand Globe présenté par Élisée Reclus pour l’Exposition universelle de Paris de 1900 (Bibliothèque nationale de France, NAF, 22917) |
Ce qui est intéressant ici, c’est que l’on trouve un autre des éléments à l’origine des métaphores de Geddes: son Outlook Tower s’inspire explicitement du projet du Grand Globe (Geddes, 1898), auquel il participe avec un plan relief de l’Écosse au cent millième, conçu comme l’un des morceaux du globe même [3]. Ce projet est resté inachevé faute de financement, mais le débat sur son idée de dépasser les défauts de la carte plane intéresse encore aujourd’hui les épistémologues (Alavoine-Muller, 2003; Ferretti, 2007; Jankovic, 2011).
Geddes partageait cette méfiance envers la carte en tant que représentation limitée et rigide de la nature vivante. En droite ligne avec la métaphore ritterienne d’après laquelle un géographe n’étudiant que des cartes serait comme un médecin n’étudiant que des cadavres, l’Écossais qualifie la grille des coordonnées géographiques de «skeleton-like outlines on the map» (Geddes, 1895). Dans la coupe de la vallée, au contraire,
«... all things are here. This is no longer our mere school-book, with its image of a “country” as a colored space on a flat map, with only “boundaries” and “capital”, and so on; it is first of all the essential sectional outline of a geographer’s region, ready to be studied.» [... tout est là. Il n’y a plus notre simple manuel scolaire, avec son image du “pays” comme une surface coloriée sur une carte plate, avec seulement ses “frontières”, sa “capitale”, et le reste. C’est avant tout l’aperçu essentiel en coupe de la région du géographe, prête à être étudiée.] (Geddes, 1925a, p. 289).
Il faut enfin rappeler que, comme l’a montré Marie-Claire Robic, la coupe de la vallée relève aussi de l’influence de l’école sociologique de Frédéric Le Play (1806-1882), «qui désigne clairement dès ses Ouvriers européens (1855) les lieux privilégiés de l’observation sociale, et pour qui la flèche haut-bas reproduit le trait Orient-Occident» (Robic, 1995). L’écoulement des eaux, en effet, reprend la métaphore classique du chemin historique de la civilisation de l’Est à l’Ouest. L’école leplaysienne est bien connue par Geddes, qui «a été en fait auditeur des cours de E. Demolins, principal propagandiste de la Science Sociale» (Robic, 1988).
Conclusion: la circulation des modèles
Dans la Valley Section, on retrouve un autre concept dont Geddes est l’inventeur: la conurbation, qui puise dans les études de Reclus et de Kropotkine sur la croissante intégration de la ville et de la campagne (Robson, 1981). D’un côté, la prolifération de quartiers périphériques correspond à une situation factuelle rendue possible par la modernisation des moyens de transport, permettant aux travailleurs de se rendre en ville tout en habitant en périphérie. De l’autre côté, Geddes, Kropotkine et Reclus proposent de profiter du procès en cours pour penser des nouveaux quartiers plus verts et plus salubres, et en même temps équipés de tous les services permettant d’améliorer la qualité de la vie des classes populaires qui vont y résider. Cela s’exprime dans l’idée de ville-jardin: l’influence exercée par ces auteurs sur le mouvement des Garden Cities (Howard, 1902) est bien reconnue par la littérature. Ebenezer Howard a déclaré que la section geddesienne «has given us a graphic description of the geographic process which leads to the development of the city» (Geddes, 1905b, p. 119). Comme l’affirme Jane Jacobs, urbaniste radicale de la deuxième moitié du XXe siècle, opposée cependant au concept de ville-jardin, une grande partie de la pensée urbaine de ce siècle relève explicitement ou implicitement de ce même principe (Jacobs, 1961), c’est-à-dire de la proposition reclusienne et kropotkinienne d’une intégration rationnelle de la ville et de la campagne, qui parvient aux urbanistes par «l’étroite relation de tous les deux avec Geddes, et l’influence de ce dernier sur Howard» (Homobono, 2005), ainsi que sur Lewis Mumford.
Du point de vue politique, il faut préciser que cette idée du progrès s’inspire plutôt d’une démarche sociale que d’un positivisme réducteur: des auteurs tels que Philip Boardman, ont mis en relation la section de la vallée avec l’idée du fédéralisme libertaire représentée alors par Reclus et Kropotkine:
«Free cities and free country-folk living harmoniously within a natural region (…) peoples had to be broken down into the concrete reality of such and such families living in this valley or that village, performing this or that specific task, and related to other families at other definite geographic points.» [Les villes libres et les peuples libres vivent en harmonie dans une région naturelle […] les peuples doivent être appréhendés dans la réalité concrète de telle ou telle autre famille qui vit dans cette vallée ou dans ce village, qui accomplit telle ou telle autre tâche spécifique, et dans leur relation avec d’autres familles localisées sur d’autres points géographiques définis.] (Boardman, 1944)
Ce que nous voulons souligner, enfin, est la circulation des modèles et des concepts à partir d’une démarche paysagère qui plonge ses racines dans la géographie de Ritter, Humboldt et Reclus. Nous n’avons pas besoin de démontrer l’actualité du concept de paysage dans les débats sur l’urbanisme et l’aménagement aujourd’hui. À notre avis, c’est d’abord par son attitude pratique et sociale que la géographie critique du XIXe siècle a tenu un rôle dans le développement de la pensée urbaine et aménagiste du siècle suivant.
Il nous paraît utile, enfin, de rappeler que l’on trouve dans cette démarche une construction métaphorique du progrès utilisant la représentation graphique et une formulation verbale des activités humaines, liées à l’exploitation des ressources locales, comme outil cognitif et heuristique pour saisir les transformations de ces sociétés par rapport à la prise en compte des contraintes et opportunités de leur territoire. Cela implique l’étude de toutes les dimensions du monde, y compris la dimension historique. La coupe, ou transect, reste encore aujourd’hui une métaphore très fréquente dans les sciences sociales, parfois en relation explicite avec le concept de géographie humaine (Robic, 2001).
Archives
Sources imprimées
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