Migrations intérieures aux États-Unis (2005-2009): sous l'influence du cyclone Katrina
La mobilité résidentielle intérieure est plus forte aux États-Unis que dans tout autre pays de l’OCDE (Courgeau, 1982; Molloy et al., 2011; Zaninetti, 2010, 2011a). Toutefois, la crise économique qui a débuté avec l’éclatement de la bulle des crédits immobiliers «subprimes» y a entraîné un très net ralentissement des migrations intérieures (Frey 2009a, 2009b, 2011a, 2011b). Un ralentissement semblable avait également été observé durant la grande dépression des années 1930 (Rosenbloom, Sundstrom, 2004), ce qui confirme le rôle moteur de la recherche de valorisation du capital humain dans les choix résidentiels des Américains, d’une part (Zaninetti, 2010), et le rôle moteur des dynamiques économiques territoriales dans l’orientation des flux migratoires, d’autre part (Zaninetti, 2008).
Les temps de crise sont propices aux recompositions territoriales. C’est pourquoi la récente publication, par le US Census Bureau, des résultats de l’enquête quinquennale des enquêtes de recensement relative à la mobilité résidentielle interannuelle pour la période 2005-2009 au niveau du comté (ou équivalent) est du plus haut intérêt pour comprendre la recomposition des dynamiques métropolitaines sur le territoire états-unien. Dans leurs grandes lignes, les flux de migrations intérieures estimées par l’ACS (American Community Survey) entre 2005 et 2009 prolongent les tendances migratoires de la période précédente (2000-2004). Un modèle d’interactions spatiales les décrit efficacement, mais la catastrophe provoquée par le cyclone Katrina introduit une perturbation majeure qui ressort dans le modèle. En effet, si la plupart des migrations intérieures sont volontaires et suivent des motivations économiques, la catastrophe de 2005 a entraîné un déplacement de population sans précédent. Nombre de personnes évacuées se trouvant dans l’impossibilité de revenir à La Nouvelle-Orléans, faute de logement ou d’emploi, sont involontairement devenues des migrants. Notre article s’intéresse à la fois aux dyna-miques récentes des mobilités interurbaines aux États-Unis et à l’ampleur spécifique de l’émigration provoquée par l’inondation de La Nouvelle-Orléans en 2005.
Méthodologie
L’enquête annuelle de recensement (ACS) a été testée entre 1994 et 2004 en vue de la substituer au questionnaire long du recensement décennal qui a disparu en 2010 [1]. La connaissance détaillée des conditions de vie et des pratiques territoriales des ménages états-uniens repose désormais sur les résultats de cette enquête qui porte sur un échantillon de 1% de la population des ménages et de 2% de la population vivant hors ménage (2,6% de la population totale). La petite taille des échantillons localisés explique les limites de diffusion retenues. Les résultats de l’ACS d’une année n sont diffusés l’année n + 2 pour toute population supérieure ou égale à 65 000 personnes. Les résultats cumulés de trois années successives de l’enquête (actuellement 2008-2010) sont disponibles pour toute population d’au moins 20 000 personnes. Une étude plus fine n’est possible qu’en cumulant les résultats de cinq années d’enquête. C’est le cas lorsque l’on veut étudier l’ensemble du territoire fédéral à un échelon géographique, tel le comté (ou équivalent). Une partie des résultats 2006-2010 est déjà diffusée. Toutefois, les migrations résidentielles et les navettes domicile/travail nécessitent un traitement supplémentaire pour produire les bases de données origine/destination, qui sont diffusées, sur la base de cinq années d’enquête, durant l’année n + 3. Ainsi, les estimations de migrations intérieures de comté à comté sur la base des résultats des collectes de 2005 à 2009 de l’ACS ont-elles été rendues publiques en avril 2012.
Les résultats de l’ACS sont imprécis et ne doivent pas être confondus avec les dénombrements effectués au moment du recensement. Plutôt que d’interpréter les effectifs estimés, il est préférable d’analyser les indices calculés par rapport à la population estimée dans la même enquête. La diffusion des estimations est toujours accompagnée d’une marge d’erreur (donnée pour définir un intervalle de confiance de 95% autour de l’estimation). On observe fréquemment une marge d’erreur supérieure à la valeur de l’estimation pour les cases de tableau à petits effectifs.
L’ACS devient une source incontournable pour la recherche en sciences sociales sur les États-Unis du fait de l’appauvrissement des questionnaires du recensement [2]. C’est désormais notre seule source de connaissance de la mobilité résidentielle et des interactions spatiales dans ce pays.
L’ACS fait état de la résidence occupée l’année précédant l’enquête. Elle diffère ainsi des méthodes de recensement qui prévalaient au XXe siècle. Le recensement de 2000 est la dernière enquête décennale qui pose la question, dans son questionnaire long, de la résidence cinq années auparavant. L’intensité migratoire interannuelle est estimée désormais sur la base des résultats directs de l’enquête et non recalculée à partir de données agrégées. La qualité du résultat est meilleure, mais elle s’accompagne d’une perte de précision géographique. Pour les collectivités territoriales infranationales, comtés et États, l’emploi de cinq années d’enquête requis pour consolider les résultats estimés sur de petits échantillons interdit d’interpréter effectivement les changements de l’indicateur d’une année sur l’autre, car seul 20% de l’échantillon est effectivement renouvelé chaque année, comme c’est aussi dorénavant le cas avec le recensement français.
Après avoir intégré et enrichi la base de données sous SIG, nous avons choisi de rassembler les flux collectés pour les comtés par régions métropolitaines, telles qu’elles ont été délimitées en 2003 sur la base des déplacements domicile/travail recensés en 2000. Le découpage en régions métropolitaines ne sera pas actualisé avant 2013 sur la base précisément des résultats de l’ACS pour les années 2006 à 2010. Constituée de comtés entiers, une région métropolitaine est une approximation courante de la réalité de ces «villes galactiques» aux limites imprécises qui caractérisent les États-Unis (Lang, 2003; Zaninetti, 2008), même si c’est plus une région polarisée par un ou plusieurs noyaux urbains qu’une agglomération proprement dite. Les régions métropolitaines sont préférables aux États pour appréhender les dynamiques territoriales états-uniennes. Dans la moitié orientale du territoire, un grand nombre de régions métropolitaines s’étendent à cheval entre plusieurs États, ce qui crée une confusion entre étalement urbain de proximité et migration à plus longue portée. Par exemple, la région métropolitaine de New York City recouvre une large part de l’État de New York, mais également du Connecticut et du New Jersey; celle de Chicago empiète sur les États de l’Indiana et du Wisconsin limitrophes de l’Illinois. Les métropoles concentrent la croissance économique et démographique du pays depuis la fin de la seconde guerre mondiale (Zaninetti, 2008). Le bureau fédéral du recensement a défini 947 aires urbaines métropolitaines ou «micropolitaines» d’au moins 10 000 habitants sur la base des résultats du recensement de 2000. Seules les 99 aires métropolitaines dont la population a été estimée à plus de 500 000 habitants en moyenne pour la période 2005-2009, d’après ACS, sont introduites dans le modèle. D’une part, la majorité de la population états-unienne est concentrée dans les régions métropolitaines de plus de 500 000 habitants et, d’autre part, l’incertitude statistique de l’ACS augmente pour les faibles effectifs. Sur une population nationale moyenne estimée à 300 millions de personnes pour une période de cinq ans (Porto Rico inclus), les régions métropolitaines de plus de 500 000 habitants en rassemblaient 195 millions, près de deux sur trois, dont 163 millions pour celles de plus de 1 million d’habitants. Il n’est pas prudent d’interpréter les résultats de l’ACS pour des villes trop petites. L’erreur-type d’une estimation de flux migratoire à partir de l’ACS pour une population de 5 millions d’habitants est inférieure à 5%; elle est environ de 8% pour 500 000 habitants et dépasse 12,5% pour 50 000 habitants.
Tableau 1. Cliquer pour zoomer |
Sauf exception, les flux individuels n’ont qu’un intérêt monographique, c’est pourquoi leur analyse sera réduite à un modèle classique d’interactions spatiales (Fotheringham, O’Kelly, 1989; Pumain, Saint-Julien, 2001). De manière générale, les flux de migrations intérieures croissent proportionnellement à la population des deux métropoles en interaction, effet de taille qui reflète le potentiel démographique de la région de départ et les offres économiques de la région d’arrivée, et sont inversement proportionnels à la distance qui les sépare, une approximation synthétique du coût de transaction du déplacement et de la perte d’information sur la destination. L’efficacité des modèles d’interaction spatiale a toujours intéressé les géographes, mais l’analogie physique initiale de Ravenstein (1885) a longtemps été difficile à justifier. C’est à la suite des travaux de Huff (1959) sur les modèles de choix de destination que McFadden (1978) a démontré que la formulation des modèles d’interaction spatiale était associée, au niveau individuel, à une famille classique de fonctions d’utilité de forme logistique utilisées couramment en économétrie pour des modèles de choix discrets. Quelques flux atypiques, dont le résidu standardisé excède une probabilité cumulée de distribution non aléatoire de 0,5%, retiennent notre attention. Ces flux ne sont, de surcroît, évoqués que dans la mesure où ils étayent notre hypothèse secondaire à propos de l’effet perturbateur de la catastrophe naturelle de 2005 sur le volume des migrations intérieures.
Le phénomène de catastrophe naturelle introduit une difficulté méthodologique spécifique. Le cyclone Katrina a provoqué le déplacement durable de centaines de milliers de résidents des régions littorales du golfe du Mexique en 2005. L’enquête effectuée au printemps 2006 évalue un déplacement d’au moins 325 500 personnes qui, d’après les estimations annuelles de population, n’étaient pas revenues dans la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans un an après la catastrophe (Zaninetti, 2008). Toutefois, et toujours selon les estimations annuelles de population, le déficit démographique de l’aire métropolitaine de La Nouvelle-Orléans s’établissait à moins de 122 500 habitants entre juillet 2005 et juillet 2009 [3]. Le flux des départs a été subit, mais il a été suivi par un flux de retours progressifs et de l’installation de populations nouvelles attirées par les circonstances favorables de la reconstruction (Nelson, Ehrenfeucht, 2010). Inversement, une partie de la population qui est restée sur place après Katrina a pu quitter la région dans les années ultérieures. En conséquence, une estimation annuelle moyenne calculée sur une base quinquennale n’a pas la même signification pour La Nouvelle-Orléans que pour d’autres métropoles n’ayant pas subi de catastrophe entre 2005 et 2009. Pour avoir un bilan de la catastrophe, l’estimation annuelle doit être multipliée par cinq pour exprimer l’amplitude complète du solde des migrations sur l’ensemble de la période.
Continuités des tendances récentes en dépit de la crise
Tableau 2. Cliquer pour zoomer |
La période considérée est marquée par une double crise. Les États-Unis ont été frappés par une crise immobilière qui s’est accentuée progressivement de 2007 à 2009 et a ensuite suscité une crise économique majeure en 2008, précipitant ainsi la faillite d’institutions financières dont le bilan était obéré par ces créances douteuses. La crise immobilière a multiplié les expulsions de ménages surendettés pris au piège des crédits hypothécaires à taux variables, mais les pertes d’emploi généralisées dans presque tout le pays ont limité les options migratoires des ménages, qui ont été «cloués sur place» par la montée générale du chômage (Frey, 2011a, 2011b). La proportion moyenne de ménages n’ayant pas changé de logement d’une année à l’autre était de 84,6% dans les régions métropolitaines de plus de 500 000 habitants, une proportion très comparable à la moyenne fédérale (84,5%). La mobilité résidentielle est forte aux États-Unis. La moyenne annuelle nationale est estimée par l’ACS à plus de 46,5 millions de déménagements par an pour la période 2005-2009. C’est un effectif en nette progression depuis 2001 (Schachter, 2004; Perry, 2006). Toutefois, cette forte mobilité résidentielle se traduit principalement par des déménagements de proximité. On estime que 4,5% seulement des ménages ont changé de région métropolitaine de résidence ou sont entrés ou sortis des régions métropolitaines en direction ou en provenance des parties non métropolitaines du territoire fédéral. La mobilité au départ des 99 métropoles principales n’est que de 3,9% par an, et les entrées de 3,7% par an. Cet écart traduit l’ampleur des migrations descendantes (Zaninetti 2011a) qui s’orientent aujourd’hui des grandes villes vers les villes petites et moyennes. En effet, le solde des migrations intérieures entre espaces métropolitains et territoires non métropolitains est équilibré.
Au niveau national, les flux de migrations intérieures interurbaines estimés entre 2005 et 2009 suivent un modèle d’interactions spatiales de type «gravitaire» (Zaninetti, 2011a).
L’ajustement statistique du modèle empirique basé sur les 3 947 flux migratoires estimés entre métropoles de 500 000 habitants et plus est efficace:
Fij = 5,85e-5.Pi-0,79.Pj-0,79.Dij-0,75+Eij
Tableau 3. Cliquer pour zoomer |
Quelles que soient I et J, deux régions métropolitaines distinctes quelconques, Fij est le nombre moyen annuel de migrants ayant déménagé de la région I pour s’établir dans la région J; Pi et Pj sont les populations respectives des deux régions en interaction; Dij est la distance qui les sépare mesurée à vol d’oiseau en kilomètres; Eij est un terme d’erreur distribué aléatoirement.
Le coefficient de détermination multiple est de 0,68, le test de la variance donne F=1 163 à 3 943 degrés de liberté, soit une probabilité nulle d’absence de corrélation. Tous les paramètres du modèle sont significatifs. Les poids respectifs de la métropole d’origine et de celle de destination sont équivalents. Le coefficient de frottement de la distance (-0,75) est faible, ce qui traduit l’efficacité des transports intérieurs aux États-Unis. Certes, la partie déterministe du modèle n’exprime que 47% de la variance totale de la variable endogène, mais les variables indépendantes (population, distance à vol d’oiseau) ne sont, elles-mêmes, que des approximations très stylisées des facteurs qui interviennent réellement dans la décision individuelle de mobilité. Après anamorphose logarithmique, les résidus du modèle de régression multiple sont normalement distribués, homoscédastiques et indépendants.
Tandis que les migrations intérieures entraînent un desserrement de la population des grandes métropoles vers les villes moyennes, la croissance démographique des plus grandes métropoles est de plus en plus étroitement dépendante de l’immigration, en particulier d’origine latino-américaine (Zaninetti, 2012). Selon l’ACS, les États-Unis ont attiré un flux d’immigration au rythme annuel de + 0,62% de leur population moyenne durant les années 2005-2009. Ces immigrants s’installent de préférence dans les villes les plus grandes. L’ensemble des régions métropolitaines a bénéficié d’un flux moyen de + 0,65% par an, les métropoles de plus de 500 000 habitants, de + 0,72% par an et pour celles de 1 million d’habitants ou plus, de + 0,74%. Les indicateurs détaillés par région métropolitaine de 1 million d’habitants et plus sont présentés en annexe (tableaux 2 et 3 et 4).
Tableau 4. Cliquer pour zoomer |
La géographie des soldes migratoires intérieurs estimés par l’ACS (fig. 1) exprime une certaine continuité par rapport aux formes de mobilités qui étaient mesurées dans la première moitié de la décennie (Perry, 2006; Zaninetti, 2008). Les métropoles du Manufacturing Belt, étendue de la région Atlantique Nord-Est aux plaines du Middle West en passant par les Grands Lacs enregistrent de grands déficits migratoires. La région métropolitaine de New York a ainsi enregistré chaque année plus de 257 000 départs de plus que d’arrivées en moyenne pour la période 2005-2009. Le déficit annuel de Chicago est proche de 94 000 personnes, celui de Detroit, de 64 000. Comme cela s’observait déjà entre 2000 et 2004, les métropoles littorales autrefois très attractives de Miami en Floride, Los Angeles, San Francisco, San Jose (où se trouve la Silicon Valley) et San Diego en Californie ont enregistré des déficits migratoires tout aussi spectaculaires. Le solde annuel moyen de Los Angeles est déficitaire de près de 185 000 personnes. En termes relatifs, les pertes les plus significatives concernent les trois premières métropoles du pays — New York, Los Angeles et Chicago — et les villes industrielles sinistrées par la crise économique, Detroit (Michigan) et Cleveland (Ohio).
La région métropolitaine d’Orlando en Floride enregistre l’un des retournements de tendance les plus défavorables, illustrant la fragilité d’une spécialisation touristique dont la prospérité dépend de celle de la nation tout entière (Zaninetti, 2012).
Deux régions continuent à attirer les migrants provenant de tout le pays. L’Ouest reste très attractif, à l’exclusion des métropoles littorales de la Californie. Toutefois, l’attractivité des métropoles du désert s’est affaiblie. Las Vegas (Nevada) et Phoenix (Arizona) sont des épicentres de la crise de l’immobilier, au même titre que la Californie, la Floride et Washington (Martin, 2010). Le succès de la région métropolitaine de Riverside – San Bernardino, située à l’est de Los Angeles est plus apparenté à une dynamique d’étalement urbain démesuré qu’à l’émergence d’un pôle métropolitain autonome. Il existe d’autres exceptions. La métropole transfrontalière d’El Paso, située à la charnière du Texas et du Nouveau Mexique, traverse une crise sans précédent. Salt Lake City, la métropole de l’Utah, enregistre un déficit migratoire qui s’explique en partie par un étalement en direction de la région voisine d’Ogden.
1. Migrations intérieures aux États-Unis d'Amérique. Solde migratoire annuel moyen estimé par région métropolitaine (2005-2009) |
Toutefois, l’attractivité des métropoles de l’Ouest américain est éclipsée par le succès de celles du Vieux Sud. Ce n’est plus la Floride qui attire les retraités, bien que la moitié de ses régions métropolitaines conservent un solde excédentaire, notamment sur la côte du Golfe relativement épargnée par les folies immobilières de la côte Atlantique. Le succès se concentre dorénavant dans la région du Sud-Est Atlantique d’une part, et au Texas d’autre part. Atlanta (Géorgie) a longtemps été le phare du Sud-Est Atlantique: le solde annuel des migrations intérieures reste excédentaire de plus de 42 000 habitants, mais il est éclipsé en termes relatifs par l’attractivité de Charlotte (Caroline du Nord), Raleigh (Caroline du Nord) et Columbia, la discrète capitale de l’État de Caroline du Sud.
Les métropoles du triangle texan ont bénéficié d’un succès contracyclique, avec en particulier la demande mondiale soutenue pour les hydrocarbures, dont la production, le raffinage et la valorisation industrielle sont justement des spécialisations économiques régionales. C’est ainsi que la «Metroplex» de Dallas – Fort Worth enregistre un excédent migratoire proche de 27 000 personnes par an, Houston, près de 33 000 et San Antonio plus de 17 000. Mais le succès le plus remarquable est l’attractivité d’Austin, la capitale du Texas, dont le solde migratoire intérieur annuel dépasse 35 000 personnes, un excédent relatif tout à fait atypique de + 2,3% par an rapporté à la population moyenne de la région métropolitaine. Centre administratif, pôle universitaire majeur et concentration d’industries de haute technologie associées, surnommée «Silicon Hill», Austin (Texas) bénéficie d’un coût du logement très avantageux comparé à San Jose (Californie). Par ailleurs, les industries pharmaceutiques et biotechnologiques diversifient largement la base économique de la région. La vallée du Mississippi reste la principale région économiquement déprimée du Vieux Sud. Ses métropoles historiques, telle Memphis (Tennessee), restent répulsives. Bâton Rouge, capitale de l’État de Louisiane et pôle universitaire, tire son épingle du jeu pour une raison précise qu’il convient de discuter plus en détail.
L’impact d’une catastrophe naturelle
Les enquêtes conduites entre 2005 et 2009 ont pour particularité d’inclure les conséquences des catastrophes naturelles provoquées dans le golfe du Mexique par les cyclones Katrina et Rita en 2005. Ces deux cyclones ont suscité un déplacement de population sans précédent dont les répercussions se sont fait sentir dans tous les États-Unis (Cutter, 2011). Cutter rappelle que 950 000 ménages évacués en août 2005 ont été éligibles à l’assistance d’urgence de l’agence fédérale en charge des situations d’urgence (FEMA); celle-ci a dénombré plus de 600 000 réfugiés dans ses centres de secours et a dû fournir par la suite 273 000 logements d’urgence (des caravanes) dans la région du Golfe [4]. L’enquête spéciale de recensement conduite en janvier 2006 à la demande du Congrès estimait à plus de 374 400 personnes la perte de population de l’aire métropolitaine de La Nouvelle-Orléans par rapport à juillet 2005, soit 32% de la population préexistante (Zaninetti 2008). Depuis lors, seule une partie de la population déplacée est revenue dans les régions sinistrées, dont la résilience est encore très partielle (Plyer, Ortiz, 2011; Zaninetti, Colten, 2012). Parmi les métropoles millionnaires, les flux de migrations intérieures de La Nouvelle-Orléans sont donc particulièrement affectés. Une grande part des populations déplacées se retrouve dans les migrations intérieures recensées dans l’ACS pour la période 2005-2009. Les estimations étant issues de cinq générations d’enquête successives, on peut considérer qu’elles ne traduisent que partiellement des mobilités réelles très complexes. Elles mesurent un solde résultant de flux très contradictoires — incluant les personnes déplacées en 2005, puis un certain nombre de retours échelonnés entre 2006 et 2009, période de reconstruction — ainsi que d’autres décisions individuelles, comme l’installation de quelque 30 000 «Young Urban Reconstruction Professionals» (YURP), provenant de tous les horizons, qui ont été attirés à La Nouvelle-Orléans par les chances de la reconstruction (Nelson, Ehrenfeucht, 2010). Ces estimations permettent néanmoins d’apprécier l’étendue des recompositions spatiales du peuplement, la destination des populations qui ont quitté La Nouvelle-Orléans, et le contre-flux des installations de ceux qui ont souhaité participer à sa reconstruction, qu’ils soient originaires ou non de la région. Le déficit migratoire intérieur annuel moyen des sept paroisses [5] constituant la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans a été estimé à près de 60 000 personnes pour la période 2005-2009, soit 5% de la population métropolitaine moyenne. Il s’agit d’une situation tout à fait atypique. Par comparaison, le solde migratoire de la région métropolitaine de Detroit, Michigan, sinistrée par la crise de l’industrie automobile, perdant environ 64 000 habitants chaque année par le jeu des migrations intérieures, ne représente qu’une perte relative de 1,43% de la population moyenne, un taux comparable à celui de Los Angeles (- 1,46% par an).
La perturbation introduite par la catastrophe naturelle de 2005 ressort dans les résidus les plus extrêmes du modèle d’interactions spatiales. Toutefois, la distance a été le frein principal à la diaspora des sinistrés de Katrina (fig. 2). Le cumul des cinq années de collecte permet d’estimer à 540 590 le nombre de résidents qui ont quitté la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans pour s’établir dans une autre partie des États-Unis entre 2005 et 2009. Il s’agit très probablement en grande partie de sinistrés de Katrina partis en 2005. Dans le même temps, 268 500 personnes sont venues de l’ensemble des États-Unis s’établir dans la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans entre 2005 et 2009, probablement une grande majorité de retours, mais pas seulement. Le tableau 1 résume les principaux échanges par État ayant reçu plus de 10 000 migrants en provenance de l’aire métropolitaine de La Nouvelle-Orléans.
2. Solde estimé des échanges migratoires avec la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans |
L’exode provoqué par Katrina est très largement resté limité au Sud. Les départs à destination des campagnes ont été très peu nombreux. Moins de 9% des Néo-Orléanais qui se sont installés dans le reste de la Louisiane après la catastrophe ont été recensés en dehors d’une aire métropolitaine. Ce sont les grandes métropoles attractives du Vieux Sud qui ont tiré le plus grand profit des déplacements de population provoqués par Katrina. Quatre métropoles seulement concentrent 44% des départs et contribuent à 54% du déficit migratoire de La Nouvelle-Orléans. Par ordre décroissant du nombre d’arrivants, il s’agit de Houston (Texas), Bâton Rouge (Louisiane), Dallas – Fort Worth (Texas) et Atlanta (Géorgie). Houston, la métropole pétrolière du golfe du Mexique, arrive au premier rang, avec l’installation cumulée de plus de 93 600 nouveaux venus de La Nouvelle-Orléans sur la période 2005-2009. Ensuite viennent Dallas – Fort Worth (45 600 installations) et Atlanta (27 500 installations). Ces flux ont été suivis de migrations de retour. Les retours cumulés de Houston vers La Nouvelle-Orléans sont estimés à 35 300 sur les cinq ans, ce qui laisse tout de même un gain net de 58 300 habitants pour Houston en provenance de La Nouvelle-Orléans, soit 36% de l’excédent migratoire intérieur enregistré par l’aire métropolitaine de Houston. Le cumul des flux de Dallas vers La Nouvelle-Orléans est estimé à 14 000 personnes, ce qui laisse un transfert net de 31 600 habitants en faveur de Dallas (24% de son excédent migratoire intérieur). Les «retours» cumulés d’Atlanta sont estimés à 10 900 personnes vers La Nouvelle-Orléans, soit un solde excédentaire de 16 600 habitants pour Atlanta (8% de son excédent migratoire intérieur).
Distante de 130 kilomètres en amont du Mississippi, la capitale de la Louisiane est l’autre grande bénéficiaire du choc démographique causé par Katrina à La Nouvelle-Orléans. On estime que 69 100 personnes se sont installées dans la région métropolitaine de Bâton Rouge en provenance de celle de La Nouvelle-Orléans. Le flux réciproque est estimé à 29 300 personnes, ce qui implique un transfert net de 39 800 Louisianais de La Nouvelle-Orléans à Bâton Rouge. L’apport de population venu de La Nouvelle-Orléans représente 107% de l’excédent migratoire intérieur enregistré par la capitale de la Louisiane (+ 1 % par an). Si l’ouragan Katrina n’était pas advenu, le solde migratoire de la région métropolitaine de Bâton Rouge aurait été déficitaire.
La figure 2 est une représentation oblique tridimensionnelle du solde apparent annuel moyen des migrations intérieures au départ ou à l’arrivée des sept paroisses de la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans pour les années 2005-2009. L’orientation et la répartition particulière du déplacement de population provoqué par Katrina et du solde migratoire résultant des flux de réinstallation observés jusqu’en 2009 rendent difficile la lecture d’une carte de type «oursins». Nous avons donc choisi de réorganiser l’information géographique disponible par comté sur une maille de carroyage d’un pas de 50 kilomètres et de représenter cette information par une vue oblique en «3D» sur la partie orientale des États-Unis orientée Sud-Ouest – Nord-Est. Ce choix permet d’étirer au maximum la vue de la direction principale de l’exode en direction du nord-ouest en Louisiane et au Texas de Bâton Rouge à Dallas en passant par Houston sans dissimuler le profit qu’en a tiré secondairement Atlanta. Cette vue montre aussi comment les mouvements survenus au sein même de la région métropolitaine de La Nouvelle-Orléans se sont traduits par un repli des paroisses littorales vers celles situées plus en amont. On fait également ressortir la contribution des grandes métropoles de la côte Atlantique (de New York City à Miami) et du Nord-Est des États-Unis à l’afflux des Young Urban Reconstruction Professionals (YURP) qui sont venus s’installer à La Nouvelle-Orléans à la suite de la catastrophe (Nelson, Ehrenfeucht 2010).
Le centre de gravité des États-Unis bascule vers le Sud
L’étude confirme en premier lieu la continuité des tendances migratoires intérieures observées aux États-Unis depuis les années 1990. Les courants migratoires accompagnent le glissement du centre de gravité de l’économie américaine du Nord-Est vers le Sud qui se dessine depuis les années 1970. Les métropoles du piedmont Sud-Atlantique et celles du Triangle texan ont été les plus attractives dans les années récentes. Ce basculement a des conséquences politiques (Zaninetti, 2011b). Ces mobilités dessinent une Amérique de plus en plus polycentrique et décentralisée. Le cas particulier de La Nouvelle-Orléans illustre l’impact potentiellement considérable des risques naturels sur les migrations intérieures y compris dans le pays le plus riche de la planète.
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