L’aéroport de Saba, le «porte-avions» des Petites Antilles
Les îles des Petites Antilles recèlent des aéroports singuliers: la modestie de la superficie de ces infrastructures et les contraintes topographiques qui pèsent sur leur construction les rendent uniques en leur genre. Les pistes d’atterrissage de Saint-Barthélemy (Gustave III) et de la partie néerlandaise de Saint-Martin (Princess Juliana) constituent des exemples bien connus des géographes qui ont écrit sur les îles de la région (voir sur Saint-Barthélemy: Mangin, 2006; sur Saint-Martin: Magnan, 2007 et Gay, 2008). Il existe cependant un terrain tout proche des deux précédents, peu connu alors qu’il est considéré comme l’un des plus originaux et des plus spectaculaires du monde: l’aéroport Yrausquin de l’île de Saba (encadré). Il est classé par le National Geographic comme le deuxième aéroport le plus «extrême» au monde (world’s most extreme airport) après celui de Ross Island en Antarctique, qui est construit sur une mer de glace. On peut consulter sur le site de la revue une photo spectaculaire de l’aéroport de Saba (National Geographic Daily News, 2011).
Le caractère unique du lieu tient à la topographie de cette commune néerlandaise de 13 km2 située à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Barthélemy, dans la partie Nord des Petites Antilles (fig. 1).
1.Carte de Saba |
Saba, quelques données L’île de Saba compte 1 500 habitants permanents. Elle a fait longtemps partie de la fédération des Antilles néerlandaises (avec les îles de Bonaire, Curaçao, Saint-Eustache et la partie néerlandaise de l’île de Saint-Martin — Sint Maarten), mais depuis la réforme de l’organisation administrative et politique des Antilles néerlandaises survenue en 2010, elle est devenue une commune néerlandaise à statut particulier, comme Saint-Eustache et Bonaire, alors que Curaçao et Sint Maarten ont obtenu un statut de pays autonome au sein du Royaume des Pays-Bas (un statut obtenu dans les années 1980 par l’île d’Aruba, située, elle, au large des côtes vénézuéliennes; Calmont, 2011). Elle abrite depuis 1986 une petite École de médecine (Saba University School of Medicine) qui permet à ses diplômés d’exercer aux États-Unis, au Canada et à Porto-Rico. Elle peut s’enorgueillir d’abriter le point culminant des Pays-Bas (877 m au sommet de Mount Scenery). |
Dominée par le Mount Scenery, volcan en sommeil, l’île ne dispose presque pas d’espace plan. Les flancs du volcan et des collines avoisinantes tombent abruptement dans la mer: Saba correspond à l’archétype du petit espace insulaire pénalisé par un relief accidenté. Cette configuration a pendant longtemps été un handicap en matière d’accès maritime. Les rares mouillages (Fort Bay, Ladder Bay et Well’s Bay) étaient mal abrités, bien que situés sur la côte sous le vent. L’acheminement des passagers s’est longtemps avéré délicat, de même que la livraison des marchandises. Le déchargement des premiers véhicules, dont le souvenir est resté gravé dans la mémoire collective, a relevé de la prouesse technique. Il a fallu, en raison de l’important ressac, des trésors d’ingéniosité pour éviter la perte irrémédiable de ces matériels. L’historien local Will Johnson a mis en ligne quelques témoignages impressionnants du débarquement de ces premiers véhicules à partir des années 1940. Il faut la construction d’une jetée à Fort Bay, dans le courant des années 1970, pour que l’accessibilité maritime s’améliore sensiblement. Le port dispose aujourd’hui de deux quais d’une longueur respective de 83 et 20 mètres qui forment une darse abritée des vents dominants.
2. L’aéroport Juancho E. Yrausquin, le «porte-avions» de Saba vu du Mount Scenery |
(Cliché: Th. Nicolas, 12 avril 2011) |
Lorsqu’il est question, dans les années 1950, de rendre la «Reine immaculée» (Unspoiled Queen) accessible aux avions, le scepticisme est de mise et on s’interroge sur la localisation d’un éventuel aéroport. Après réflexion, les autorités insulaires choisissent un emplacement assez éloigné du chef-lieu de l’île, The Bottom, et à l’opposé du port, sur la seule partie plus ou moins plate de l’île, dénommée à juste raison The Flat. Mais la piste ne peut dépasser 400 mètres! De plus, elle est encadrée à ses deux extrémités par des falaises et balayée par de forts vents latéraux. Pour l’observateur extérieur, le résultat final (l’aéroport est mis en service en 1959) s’apparente davantage au pont d’envol d’un porte-avions qu’à une piste classique (fig. 2). Cette impression tient pour beaucoup à l’orientation oblique de la piste (perceptible notamment lorsque l’on se trouve au sommet du Mount Scenery) et à sa longueur quasi identique à celle des plus imposants porte-avions de la marine américaine (classe Nimitz). L’allure générale et la disposition des installations aéroportuaires viennent également conforter cette impression. L’aérogare, le hangar des sapeurs-pompiers et la tour de contrôle forment, en effet, une structure qui rappelle les îlots des porte-avions d’autant plus fortement qu’ils sont placés pour l’observateur terrestre à droite (tribord) de la piste.
Si, sur la figure 2, l’absence d’aéronefs stationnés semble indiquer que l’aéroport de Saba n’est guère actif, il faut savoir qu’une compagnie, la Windward Island Airways (Winair) dessert actuellement l’île à raison de cinq rotations par jour. Cette compagnie aérienne, rachetée en 1974 par le gouvernement des Antilles néerlandaises aux pionniers de la desserte aérienne régulière de la sous-région (G. Gréaux, F. Lédée et N. Wathey), assure le désenclavement aérien de Saba à partir de son «hub» saint-martinois. Le trajet s’effectue à bord de STOL (Short Take-Off and Landing aircrafts: avions à décollage et atterrissage courts) dont les caractéristiques techniques sont adaptées aux contraintes locales. Au début, ce fut au moyen d’un Piper Apache puis d’un Beechcraft Bonanza. Mais le nombre extrêmement limité de places (de 4 à 6) qui contraignait le développement du trafic, encouragea Winair à opter pour le fameux De Havilland Canada Twin Otter (DHC-6-300). Cet avion (fig. 3) est largement identifié au désenclavement insulaire voire micro-insulaire du sud au nord des Petites Antilles. On le retrouve dans la plupart des flottes des compagnies desservant les îles de cet archipel en particulier celles en situation de surinsularité (Air Antilles Express, Seaborne Airlines, Mustique Airways, SVG Air, etc.). Ce monoplan aux ailes rectangulaires hautes disposant de deux turbopropulseurs bénéficie d’une grande capacité d’emport de charge. Il rend possible l’acheminement vers Saba, à partir de l’aéroport Princess Juliana de Saint Martin, de 19 passagers en moins de quinze minutes. Pour les habitants de la plus petite des îles des Antilles néerlandaises, l’arrivée de ce nouveau STOL a permis des déplacements moins coûteux, rapides et relativement fiables. Aujourd’hui encore, bien que la production du Twin Otter série 300 ait été stoppée à la fin des années 1980, cet avion demeure pour Winair l’outil privilégié de la desserte de cette île-montagne.
3. Un Twin Otter (DHC-6-300) de la compagnie Winair à Saba Scenery |
(Cliché: Th. Nicolas, 12 avril 2011) |
Depuis quelques années, l’aéroport Yrausquin est devenu une destination à la mode. L’originalité de la piste assortie à l’obligation pour les pilotes qui la desservent de passer une «qualification de site» ont suscité l’intérêt d’amateurs de sensations fortes du monde entier. L’expérience des phases de décollage et d’atterrissage n’est plus réservée aux 1 500 habitants de l’île ou aux étudiants de l’école de médecine. Le danger de l’atterrissage à Saba est devenu un élément moteur du tourisme, surtout qu’à ce jour on ne recense aucune catastrophe aérienne, contrairement à Saint-Barthélemy, où l’on a déjà déploré une dizaine d’accidents; dont le terrible crash de 2001 avec ses 20 victimes (BEA 2001). Près de 8 000 visiteurs (CTO 2010) n’hésitent pas à emprunter la voie des airs pour se rendre sur une île qui, à la différence de ses voisines, ne dispose pas de longues plages de sable blond bordées de cocotiers. L’offre touristique locale s’est naturellement adaptée à cette réalité. Comme le signale Colette Ranély Vergé-Dépré (2008), certains magasins de l’île proposent aux visiteurs divers souvenirs portant l’inscription «I survived the landing – Saba» («J’ai survécu à l’atterrissage – Saba»). L’exemple de Saba est symptomatique d’une petite île où la construction d’infrastructures de transport sortant de l’ordinaire peut se muer en atout touristique.
Avec la notoriété montante de l’aéroport Yrausquin se dessine dans le nord des Petites Antilles un triangle sans équivalent dans le monde que je désigne sous l’appellation de «TANPA» (Triangle aéroportuaire du nord des Petites Antilles, fig. 4). Les aéroports de Sint Maarten, de Saint-Barthélemy et de Saba constituent en effet un ensemble véritablement unique. Aucune autre région n’offre une telle concentration d’aéroports «sensationnels» dans un périmètre aussi réduit. D’autres îles du nord de l’archipel des Petites Antilles, marquées par une configuration contraignante, pourraient rejoindre ce groupe. C’est le cas par exemple de Montserrat, depuis l’éruption de la Soufrière Hills qui a détruit l’aéroport Bramble à la fin des années 1990 et obligé à la construction d’une piste spectaculaire dans la partie la plus accidentée de l’île.
4. Les Petites Antilles |
Le Triangle aéroportuaire du nord des Petites Antilles («TANPA») |
On le voit, les aéroports peuvent faire désormais partie des «circuits de l’extrême» et il semble que le Nord des Petites Antilles soit bien placé pour profiter de ce tourisme d’un nouveau genre, associant plages tropicales et expériences fortes.
Bibliographie
CALMONT A. (2011). «Fragmentation politique de la Caraïbe et développement: l’exemple des îles néerlandaises». In HARTOG Th., dir., La Caraïbe, un espace pluriel en questions. Paris: Karthala, coll. «Terres d’Amérique», 330 p. ISBN: 978-2-8111-0498-6
GAY J.-Ch. (2008). «Beach spotting à Sint Maarten». site d’ADRETs (Association pour de développement de la recherche et des études sur les Tourismes). (consulter)
MAGNAN A. (2007). «Maho Beach, ‘‘plage attraction’’ à Saint-Martin (Antilles)». Mappemonde, n° 85.
MANGIN C. (2006). «Saint Barth, confetti ou élément du village global?». Mappemonde, n° 84.
RANÉLY-VERGÉ-DÉPRÉ C. (2008). «Transport aérien et territoires insulaires: l’exemple des Petites Antilles». Annales de Géographie, n° 659, p. 97-109.
Sources et liens
BEA-Bureau d’enquêtes et d’analyses (2001), Accident survenu le 24 mars 2001 à Saint-Barthélemy. (consulter)
Caribbean Tourism Organization, 2010, Individual Country Statistics. (consulter)