L’Espagne face à la Grande Récession depuis 2008
Le modèle économique espagnol: de la lumière à l’ombre
L’Espagne a longtemps été considérée comme un exemple de mutation socio-territoriale réussie. Après des débuts timides dans la première moitié du XXe siècle, les changements ont été plus nets à partir de la fin des années 1950 et beaucoup plus rapides entre les années 1990 et aujourd’hui (Nadal Oller et al., 2003). Ce que certains experts ont appelé le «miracle économique espagnol», avec une forte croissance du PIB (fig. 1), s’est accompagné d’un changement radical dans les modes de vie, les relations sociales, l’organisation politique et territoriale. L’Espagne, naguère modèle de société autarcique et fermée, s’est intégrée pleinement à l’Europe communautaire, vivant désormais au rythme des sociétés les plus avancées.
1. Évolution du produit intérieur brut espagnol (1976-2018) |
Mais la crise financière mondiale de 2008, qui s’est propagée à partir des États-Unis, a sérieusement remis en cause la situation de l’Espagne, où la croissance économique avait provoqué la formation d’une «grande bulle immobilière» (Bergés Lobera, García Mora, 2009; Brenner et al., 2011). La Grande Récession que connaît le pays aujourd’hui est de nature globale (Lois González, 2009) et affecte tous les territoires, secteurs et milieux économiques, déstructurant les budgets des ménages, avec des effets qui rappellent ceux de la crise de 1929 (Niño Becerra, 2010). Après des années de laxisme dans l’octroi de crédits, les institutions bancaires qui devraient aider à la résolution du problème en débloquant des prêts sont impuissantes car elles subissent elles-mêmes des restrictions d’accès au marché; elles sont soumises à des normes prudentielles plus strictes et ont de graves problèmes de trésorerie (Borja, 2011). De leur côté, le gouvernement central et les collectivités territoriales ne peuvent assurer les services qui sont de leur ressort car ils manquent de liquidités, leurs ressources ayant chuté. Il faut donc imaginer, si l’on veut maintenir le niveau de croissance et la qualité de vie des décennies précédentes, de profonds changements de l’organisation administrative, du modèle de production et d’emploi, mais aussi de qualification de la main-d’œuvre.
Comprendre la réalité socio-économique espagnole
La situation actuelle ne peut se comprendre qu’en prenant en compte les modalités de la transition d’une économie agraire vers une économie industrielle et de services. Le secteur du bâtiment et des travaux publics a tenu une place centrale depuis un demi-siècle dans cette évolution (Prados de la Escosura, 2003).
Le Plan de stabilisation de la fin des années 1950 s’est accompagné d’une thérapie de choc (dévaluation massive de la peseta, gel des salaires, hausse des taux d’intérêt, ouverture aux capitaux étrangers). Il a provoqué une reprise économique, avec une émigration massive des ruraux vers les villes, la réactivation des migrations vers les pays européens, le début de l’ouverture aux marchés extérieurs et la mise en évidence de points forts du territoire qui allaient devenir les centres productifs essentiels de la fin du XXe siècle: Madrid, le Pays basque, l’axe de l’Èbre, l’Arc méditerranéen et, dans une moindre mesure, les îles.
L’adhésion à l’Union européenne en 1986 s’est accompagnée de l’injection massive de fonds structurels, lesquels ont permis une amélioration sans précédent des infrastructures routières et ferroviaires. Ce flux continu de capitaux entrants a été habilement utilisé par les administrations espagnoles. Il a été déterminant pour l’amélioration des équipements publics dans les régions les plus retardées comme Castille-La Manche, l’Estrémadure, la Galice ou l’Andalousie. L’économie espagnole a fait ainsi un bond en avant et s’est placée comme l’une des plus importantes d’Europe.
Depuis les années 1950, le tourisme a nourri l’économie espagnole, et a fait émerger un modèle spécifique dans l’Arc méditerranéen et les îles, marqué par une spécialisation dans les services. Cette économie touristique a contribué pour 10% à la formation du PIB en 2012. L’offre espagnole répond à la demande des classes moyennes et populaires européennes, qui ont fait de l’Espagne l’une des quatre grandes destinations touristiques mondiales.
2. Activité, emploi et chômage (1975-2012) |
La spécialisation de l’économie dans les secteurs immobilier et de la construction, qui a contribué pour 11% au PIB en employant 8% des actifs, s’est produite dans une décennie où la croissance a été supérieure à celles de l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni ou l’Italie — l’Espagne, ayant certaines années, construit autant de logements que tous ces pays réunis. Ce secteur a particulièrement intéressé la sphère financière, les fonds de pension et les investisseurs européens qui ont profité des caractéristiques du marché espagnol liées à la bulle immobilière pour obtenir des bénéfices irréalisables sur leurs propres marchés (Krugman et al., 2012). D’énormes liquidités ont ainsi été injectées dans les banques et caisses d’épargne ibériques, provoquant une surchauffe. En outre, l’immobilier a été un canal de blanchiment de nombreux capitaux illégaux, d’origine européenne ou plus lointaine. L’entrelacs complexe de sociétés de promotion immobilière, d’entreprises du bâtiment et de services, et la dérégulation risquée de l’urbanisme lancée par les milieux politiques ont contribué à la formation d’un marché immobilier surdimensionné sur la côte méditerranéenne, qui a commencé à diminuer avec la baisse de la demande et de la rentabilité en 2007, et dont la chute s’est accélérée avec la crise du système financier à la fin de l’année 2008.
La croissance considérable de la population active (fig. 2), qui passe de 13 millions en 1976 à plus de 23 millions de personnes aujourd’hui, s’explique par l’incorporation de la génération du baby-boom, et l’entrée — toujours insuffisante — des femmes sur le marché du travail. C’est aussi la conséquence de l’arrivée de presque 6 millions d’immigrants: la péninsule s’affirme comme l’un des grands marchés du travail en Europe, centré sur la construction et les services. Les régions de l’Arc méditerranéen, l’aire métropolitaine de Madrid et la vallée de l’Èbre sont confirmées dans leur position de bassins d’emploi majeurs. Cependant, des faiblesses persistent: l’emploi précaire, un taux de travail temporaire deux fois plus élevé que la moyenne européenne, le sous-emploi des jeunes, le nombre peu élevé de contrats à durée indéterminée et d’emplois à temps partiel, la mobilité des travailleurs, le nombre d’accidents du travail, le manque de considération pour le travail bien fait, l’inégalité des qualifications, le peu d’implication des travailleurs dans l’entreprise, et une productivité inférieure à celle des économies les plus compétitives, sans parler, depuis le début de la crise économique, de la montée fulgurante du chômage.
La différenciation socio-territoriale de l’activité économique
Les éléments que nous venons d’énoncer ont des effets socio-territoriaux très visibles que l’on peut apprécier à échelle fine sur les cartes de l’activité économique, de la situation socio-économique, du revenu moyen et de l’accessibilité générale (fig. 3, 4, 5 et 6). L’analyse de tous ces facteurs permet de proposer une typologie territoriale de l’Espagne, en sept catégories:
Il faut signaler que, grossièrement, la Péninsule est divisée par une grande diagonale qui court du nord-ouest au sud-est: au nord de cette diagonale, on identifie une moitié du pays où la «situation socio-économique moyenne» (encadré) dans les communes est meilleure (fig. 4).
La figure 5 permet de visualiser un quadrilatère Madrid-Bilbao-Barcelone-Valence où le revenu moyen des ménages est le plus élevé et où d’ailleurs, actuellement, les taux de chômage sont les plus bas.
Les aires métropolitaines centrales sont les territoires qui, du point de vue productif, comme les zones touristiques, sont les moteurs de l’économie espagnole. Elles disposent d’actifs engagés dans les secteurs tertiaire et quaternaire avancés (technologies de l’information et de la communication, activités commerciales, services aux entreprises, centres de décision économique) et ont une forte activité industrielle (fig. 3). Elles correspondent généralement à des espaces urbains de grande ou moyenne taille, la concentration de population étant le résultat des vagues successives de migrations de la campagne vers la ville, qui démarrent à la fin du XIXe siècle pour culminer dans les années 1960-1970. Madrid, Barcelone, Bilbao, Valence, Saragosse, Valladolid, La Corogne, Gijón, Oviedo, Burgos, Séville ou Lérida correspondent en gros à ce modèle.
3. Poids du secteur tertiaire par rapport aux autres secteurs de l’économie (2001) |
Ces villes s’étendent par coalescence en agrégeant à leur périphérie les aires métropolitaines les plus proches. Les grands espaces métropolitains, dont le rythme de croissance de la population est parmi les plus élevés du pays, coïncident avec les zones où sont généralement enregistrées les valeurs de « situation socio-économique » les plus fortes (a minima, au-dessus de la moyenne nationale) et où le niveau de revenu familial disponible est le plus haut (fig. 5). Se renforce ainsi l’importance de la diagonale qui sépare l’Espagne en deux, laquelle souligne le rôle du « quadrilatère doré » qui est devenu, avec l’axe méditerranéen, l’une des deux locomotives du miracle espagnol.
De leur côté, et bien qu’ayant pour ces mêmes indicateurs des valeurs inférieures à la moyenne nationale (fig. 5), les villes méridionales, dans un contexte de croissance démographique supérieure à celle du reste de l’Espagne, ont vu les revenus augmenter nettement plus vite que dans le reste du pays, ce qui a réduit pour une bonne part le différentiel socio-économique et a permis d’impulser de vastes projets de développement. On distingue nettement l’ensemble de l’axe méditerranéen depuis Valence jusqu’à Huelva, les Baléares et les Canaries ainsi que les villes autonomes de Ceuta et Melilla, où la croissance s’explique par la combinaison des activités touristiques avec l’agriculture intensive, la construction, l’industrie et les services associés. D’un autre côté, il faut souligner, en plus de la croissance générale de Madrid et de son aire métropolitaine, la montée significative du revenu familial moyen dans les communes de la périphérie des grandes villes du polygone Nord-Est (Logroño, Saragosse, Pampelune, Burgos, Valladolid, Palencia, Léon, Bilbao, Saint-Sébastien et Oviedo). C’est l’effet de la périurbanisation provoquée par l’augmentation des coûts résidentiels dans les espaces centres-villes: cette augmentation a été la cause du mouvement des classes moyennes vers l’extérieur des villes.
4. Croissance démographique et situation socio-économique des ménages (2001) |
Les périphéries immédiates des grandes agglomérations (Madrid, Barcelone, Bilbao, Malaga, La Corogne ou Séville) ont une population active surtout tertiaire qui travaille en priorité dans les espaces centraux ou touristiques (fig. 3). Dans les périphéries des métropoles (Barcelone, Madrid), les valeurs de revenu y sont plus élevées (fig. 5) car ces espaces abritent une partie des classes moyennes-supérieures (Las Rozas ou Majahonda à Madrid, San Cugat à Barcelone, etc.). La part de la construction est élevée dans les zones urbaines qui ont connu la croissance résidentielle la plus forte (Madrid, Barcelone, Valence ou Séville): elles souffrent plus que d’autres de la paralysie actuelle de ce secteur économique.
Les espaces touristiques côtiers (Malaga, Cadix, Alicante, Murcie-Carthagène, Palma de Majorque, la Costa Dorada, la Costa Brava et les espaces insulaires des Baléares et des Canaries) réagissent de manière similaire à la crise, avec en plus l’effet sur l’hôtellerie et les activités directement liées au tourisme. Le poids de la construction y est aussi très fort: il fallait répondre à l’énorme demande de résidences secondaires, d’appartements qui ont été construits en masse sur toute la côte méditerranéenne et dans les îles. On y a observé depuis le début de la crise une chute des prix de l’immobilier allant jusqu’à 60%, avec des différences liées aux spécificités de la côte catalane ou des Baléares par rapport au reste de cette zone (fig. 4 et 5).
5. Niveau moyen de revenu disponible (communes de plus de 1 000 hab.) (2003) |
La situation des zones rurales touristiques de l’intérieur du pays et des régions montagneuses est un peu différente: elles se sont transformées en espaces de résidence secondaire et touristique du fait de la qualité de leur environnement ou du développement des sports d’hiver. On y a abandonné les activités agro-pastorales, le tertiaire et la construction ont connu une forte croissance, sans que soit évacuée la tension entre développement durable et croissance à outrance. Comme il s’agit d’espaces liés avant tout à un tourisme national, la chute de l’activité y a été moindre depuis 2008, mais les dépenses des touristes y sont beaucoup moins élevées que pendant la décennie précédente. La construction de quartiers nouveaux et de complexes résidentiels s’est, là aussi, arrêtée brutalement. La crise du bâtiment a provoqué le départ des populations étrangères qui travaillaient dans ce secteur et dans les services à faible qualification. Les régions qui souffrent le moins sont celles proches d’espaces naturels très connus (parcs naturels) ou qui sont orientées vers les sports d’hiver dans les Pyrénées (Benasque, Jaca, Baqueira, etc.). Elles ont d’ailleurs des niveaux de revenu des ménages supérieurs à la moyenne nationale (fig. 5).
Les espaces industriels comme la partie sud de l’agglomération de Madrid, le Grand Bilbao, la vallée de l’Èbre et les alentours de Barcelone, Valence, Vigo ou La Corogne sont assez différents. Ils s’inscrivent dans les communes des deuxième et troisième couronnes de ces métropoles, où se trouvent les axes de communication essentiels. Le poids du secteur tertiaire y est identique ou inférieur à la moyenne nationale, mais les activités industrielles dominent. La diminution de la demande interne et l’arrêt des exportations a provoqué une forte augmentation du chômage dans beaucoup de ces municipalités.
Les espaces agro-pastoraux, d’agriculture intensive (huertas de Murcie ou du Levant, côte d’Almeria, etc.) ou extensive (Andalousie intérieure, Nord de la Galice, Asturies, Meseta castillane, etc.), sont caractérisés par un faible poids des activités tertiaires, inférieures à la moyenne espagnole, et souffrent à la fois de la contraction de la demande européenne et de la concurrence de nouvelles superficies horticoles en Afrique du Nord et sur la façade atlantique plus au nord de l’Europe. Les espaces intensifs ont connu une augmentation considérable du revenu familial moyen, alors que les espaces d’agriculture extensive pourraient se vider de manière irréversible (fig. 5).
Il faut enfin signaler le cas des «espaces du vide», qui correspondent fondamentalement à l’Espagne intérieure vieillissante, qui ont une faible activité économique et sont peu peuplés et caractérisés par de bas revenus, avec des infrastructures de communication insuffisantes. On pense là à la Galice intérieure, une grande partie de la Castille-Léon et de l’Aragon, ainsi qu’aux petites communes de Castille-La Manche et de l’Estrémadure (fig. 3, 5 et 6).
Se superpose à tous ces types d’espace (à l’exception des «espaces du vide») un réseau d’infrastructures de grande capacité (transports, télécommunications) dont l’amélioration a été un facteur décisif de la croissance espagnole et qui pourrait être un élément fondamental du modèle productif à venir. Ce réseau a permis une meilleure intégration à l’ensemble européen même s’il reste quelques impasses à la frontière française (Serrano Martínez, 2004). Les relations intérieures se sont considérablement améliorées, bien que la structure radioconcentrique du réseau (avec au centre Madrid) ait été quelque peu renforcée. Il est vrai que des chantiers complémentaires prévus par le Plan Stratégique d’Infrastructures n’ont pu être réalisés (Ministère du travail, 2004).
Depuis une quinzaine d’années, des investissements considérables ont permis de développer des grandes routes et autoroutes, un réseau TGV, des aéroports nationaux et internationaux, des ports, mais aussi une voirie de proximité, des rocades, etc. Le but était d’améliorer la compétitivité dans un contexte de grande liberté de circulation des capitaux, des biens et des personnes. Ces réalisations ont mobilisé 30% du budget d’investissement de la puissance publique, avec le soutien décisif des fonds structurels européens.
Si l’on observe le résultat, en prenant en compte les réseaux routiers (routes rapides, autoroutes) et les voies ferrées à grande vitesse, on constate que ces nouvelles infrastructures ont spectaculairement amélioré la connectivité et l’accessibilité générale dans l’espace national. De fortes inégalités entre territoires demeurent dues aux contraintes orographiques à la proximité à ces réseaux les déterminent. Les plus fortes valeurs d’accessibilité sont observées dans les espaces très peuplés, au plus près des nœuds ferroviaires et autoroutiers (fig. 6). Se distinguent en particulier l’Ouest de la Castille-Léon, l’Andalousie occidentale, l’axe Lleida-Tarragone-Barcelone et son prolongement tout le long de la côte catalane, l’aire urbaine de Madrid, les axes Tolède-Ciudad Real-Puertollano et Saragosse-Huesca, la côte valencienne, le Nord de la Meseta centrale, Cuenca et Albacete. On note aussi que la Galice, le centre des Asturies, le Pays basque, la Rioja et le Sud de la Navarre voient leur accessibilité améliorée par l’existence des réseaux d’infrastructures de grande capacité. Les zones de montagne sont dans une situation moins favorable (monts de Tolède, cordillère centrale, cordillère Bétique, corniche Cantabrique ou cordillère Ibérique), de par les conditions orographiques (reliefs, hydrographie), l’inadéquation des tracés, ou tout simplement l’insuffisance des voies de communication. Il faut rappeler, à l’inverse, que l’extension du réseau à grande vitesse vers le Levant a permis d’améliorer considérablement la connectivité des régions de Valence et de Murcie.
6. Accessibilité intermodale en fonction de la population (2010) |
Plus généralement, dans certaines parties du territoire déjà bien reliées, la connectivité a augmenté encore avec la complétion du réseau: la côte méditerranéenne en général, le «Y» basque et les connexions vers la Galice et les Asturies.
Cependant, des voix commencent à s’élever pour appeler à une réflexion sur le modèle de croissance des infrastructures de communication: on cherche une manière d’améliorer la connectivité et l’intermodalité, en s’appuyant sur les améliorations considérables des trois dernières décennies, mais on préconise de ralentir les investissements nouveaux pour assurer le bon entretien des équipements actuels (Bel, 2012; Herce, 2012).
Il faut reconnaître que l’amélioration des infrastructures ferroviaires a mis l’Espagne en position privilégiée avec une filière industrielle spécialisée très compétitive sur les nouveaux marchés (pays arabes, Amérique latine, États-Unis), dans des pays qui commencent à considérer les lignes TGV comme un moyen de transport rapide, fiable et écologique.
La crise de l’emploi et la fin du rêve d’une convergence avec l’Europe
7. Le chômage en 2012 |
8. L’évolution des taux de chômage provinciaux (2008-2013) |
On avait noté, dès la fin 2007, un ralentissement du secteur de la construction et des industries associées; mais l’éclatement de la bulle financière et ses effets collatéraux sur le système productif mondial ont accéléré la détérioration de la situation économique en Espagne avec une vitesse rarement observée dans les pays développés. L’emballement du chômage (fig. 7) est l’un des indicateurs les plus évidents de ce changement dramatique qui a affecté tout le pays (le chômage a, en moyenne, plus que doublé). L’Arc méditerranéen et les îles se distinguent, du fait de l’effondrement du secteur immobilier (et des activités associées) et de la diminution des revenus touristiques. Mais le chômage augmente aussi dans les régions agro-pastorales, minières ou caractérisées par une industrie traditionnelle: l’Andalousie intérieure, l’Estrémadure, les Asturies et le Léon, ou dans les régions d’industrie exportatrice (Galice, vallée de l’Èbre, région de Madrid). Seul le Pays basque, dont le modèle productif s’est profondément transformé pendant les dernières décennies du XXe siècle, et qui a évolué vers une économie plus diversifiée, fondée sur l’industrie, l’exportation et les services aux entreprises, maintient un taux de chômage comparable à la moyenne européenne.
Cette évolution a annulé la tendance à la convergence des chiffres espagnols du chômage avec la moyenne européenne: en 2007, l’Espagne était arrivée en dessous de cette moyenne. Si l’on revient en arrière, on voit que les taux de chômage espagnols (fig. 8) ont connu une évolution cyclique avec trois moments critiques: le milieu des années 1980, les années 1990 et la période actuelle (fig. 9). Cette dernière crise de l’emploi dépasse en ampleur les deux précédentes.
Il faut rappeler qu’il y a eu des changements structurels du marché de l’emploi. En 1976, avant que l’économie espagnole n’entre en crise, on était en situation de plein-emploi, mais dans un modèle où les femmes n’étaient que très peu présentes sur le marché du travail et où la production industrielle était surtout destinée au marché intérieur. La restructuration économique et politique s’est poursuivie pendant une décennie, ce qui provoqua une croissance spectaculaire des chiffres du chômage, surtout chez les jeunes (Polo Andrés, 1992). Ceci a été particulièrement vrai en Andalousie, Estrémadure et aux Canaries, où le modèle agro-pastoral traditionnel coexistait avec un tissu industriel très réduit, mais aussi dans l’Arc méditerranéen ou dans la corniche Cantabrique, qui ont eu à affronter la reconversion drastique, ou l’arrêt définitif, d’activités traditionnelles à faible productivité ou peu adaptées au modèle productif qui s’imposait alors dans les pays développés: activités minières, industrie lourde, pêche, construction navale et sidérurgie (Fernández García, 1988).
9. L’évolution des taux de chômage provinciaux (1976- 2013) |
Malgré une forte croissance économique au cours des périodes suivantes, on a vu par la suite, on a vu se constituer de vastes poches de chômage, avec un taux de plus de 30%, au milieu des années 1990: toute l’Andalousie et l’Estrémadure étaient concernées, mais ce phénomène était aussi repérable dans tout l’Arc méditerranéen, la corniche Cantabrique, la Galice et la Castille.
À peu près vers l’an 2000, se produit la convergence avec le taux de chômage moyen européen et l’Espagne, en élève appliquée, atteint en 2006 le plein-emploi dans beaucoup de municipalités du Nord et du Centre du pays. Même dans le Sud, on observe des taux faibles, proches de 10 %. C’est un moment d’immigration massive, provoquée par l’appel de main-d’œuvre dans la construction, les travaux publics, l’agriculture intensive et le tourisme de masse. Le choc actuel de la Grande Récession explique qu’en 2012 on voit de nouveaux pics de chômage apparaître en Andalousie, Estrémadure, sur la côte méditerranéenne et dans bien des provinces de Castille. C’est l’expression de la crise générale: effondrement de l’immobilier, de la construction, faiblesse de la demande de services touristiques, baisse de la production industrielle (biens d’équipement, et surtout l’automobile), perte de compétitivité de l’agriculture. Cela a fait resurgir des poches traditionnelles de chômage, précédemment masquées par l’ampleur des subventions publiques dans des territoires qui n’avaient pas su profiter des années de croissance. Il est sûr que le Nord de l’Espagne, et particulièrement le Pays basque, est mieux en mesure d’affronter la crise actuelle que celle des décennies antérieures: la récupération pourrait être plus rapide dans ces espaces de meilleure formation, dont le tissu productif est plus compétitif et où les réseaux de communication et les services publics sont de qualité. Certains auteurs annoncent une fracture territoriale dans l’accès à l’emploi (Gaggi et al., 2006) entre les « régions qui gagnent», connectées à l’Europe (Pays basque, Madrid, vallée de l’Èbre et axe méditerranéen), et le reste du pays (tout particulièrement le cadran Nord-Ouest) qui, plus éloigné du cœur de l’Europe et avec un moindre potentiel logistique, doit affronter une nouvelle réorganisation de son système productif (Juliana, 2009).
10. Chômage et structure de l’emploi hors tertiaire (2012). Proportion de population au chômage dans la population totale (16-64 ans) |
Si l’on analyse la carte du chômage à l’échelle communale, on voit apparaître des configurations significatives (fig. 10). Par-delà la différenciation évidente Nord-Sud et la situation privilégiée des provinces basques et navarraises, les communes qui ont les chiffres les plus bas correspondent aux espaces ruraux les plus vieillis du Nord (Galice intérieure, presque toute la Castille-Léon, Huesca, Teruel, Cuenca, Guadalajara), les régions d’agriculture et d’élevage les plus compétitives (Lérida, Gérone, Tarragone), les régions de montagne à forte activité touristique (Pyrénées, monts Cantabriques), ou les communes dont les résidents ou les actifs ont un haut niveau de qualification (régions urbaines de Madrid, Barcelone et Valence). On note avec intérêt que les espaces ruraux des provinces de Jaén et Cordoue se signalent par des chiffres de chômage très bas, coïncidant avec la présence de la culture de l’olivier, facteur explicatif d’un comportement particulier (travail saisonnier hivernal qui contribue à faire baisser le chômage).
La fragilité du modèle espagnol: est-ce la fin de la croissance?
On est obligé de revenir à l’histoire de ce pays pour comprendre ce qui ne fonctionne plus, et pourquoi l’Espagne qui allait si bien est aujourd’hui dans une situation critique. On constate que le modèle était fragile, il reposait sur une accumulation de plus-value et un financement externe qui alimentait la croissance grâce à la construction, à l’immobilier et aux infrastructures. Il est sûr que l’Europe et la finance mondiale, pourvoyeuses d’une manne incontrôlée de crédits (et notamment les fonds structurels et de cohésion) dans un contexte de taux d’intérêt très bas, ont favorisé la formation de la bulle espagnole.
11. Part de l’économie informelle dans le produit brut provincial (2009) |
La responsabilité collective de la société espagnole est évidente, elle se partage entre les pouvoirs publics, l’oligarchie des affaires, les médias, l’aveuglement de la société civile qui ont tous, acquiesçant à l’avènement du modèle néolibéral, contribué à la mise en place d’une économie de casino à courte vue qui ne peut pas s’aligner avec celles des pays les plus en pointe. Mais l’Espagne, malgré tout ce qui vient d’être dit, a connu une croissance forte et soutenue; elle s’est transformée et modernisée, suscitant l’admiration générale. La crise dont souffre le pays est certes structurelle, liée à ses caractéristiques d’espace méditerranéen et d’économie à fortes variations conjoncturelles depuis presque un demi-siècle. Cela n’empêche nullement d’élaborer des stratégies pour l’avenir, et de mettre en place des réformes de fond pour changer de modèle.
Il faut concilier le développement d’activités de faible ou moyenne productivité, pour donner de l’emploi à la partie peu formée de la population, avec la mise en place d’un modèle qui combine excellence, innovation, qualité, productivité, modernité et tradition. Il faut aussi que la société espagnole revienne à des normes plus éthiques, procède prioritairement à une réforme administrative et politique, produise une culture plus préoccupée des attentes collectives, et s’oriente vers un futur où les valeurs morales, l’austérité, la solidarité et le travail bien fait seraient les piliers du nouveau modèle socio-économique (Argandoña Ramiz, 2010).
Mais cette réforme globale doit être combinée avec un recours aux ressources locales et au capital social (Caravaca Barroso, González Romero, 2009), elle suppose aussi que disparaisse l’économie informelle qui représente 23% du PIB espagnol, soit presque 250 milliards d’euros d’après les estimations du ministère des Finances (fig. 11). Cette économie informelle est présente autant dans les provinces de l’Arc méditerranéen spécialisées dans le tourisme et qui abritent beaucoup de résidences secondaires, que dans celles à forte activité agricole et agro-alimentaire (La Rioja, Huelva, Ségovie), ou à forte densité de PME (Léon, Valladolid, La Corogne, Saragosse ou Grenade). L’impact de l’économie informelle sur le marché du travail est très différencié (Abad Ochando, 2010; Moyano Jurado, 2010): il est très fort dans les grandes aires métropolitaines de Madrid, Barcelone, Valence ou Alicante, où beaucoup d’emplois sont liés aux services et à l’hôtellerie (fig. 12).
12. Importance du travail au noir dans l’économie informelle (par province en 2009) |
Il est possible qu’en suivant le modèle de développement de la Floride, les marchés du tourisme, de la résidence secondaire, des complexes résidentiels pour les retraités d’autres pays européens se développent, à condition que le niveau de service s’améliore et que les coûts soient contenus. Bien que le coût de la vie ne soit plus si bas dans le pays, le bon niveau sanitaire, les excellentes infrastructures et les services publics, la sécurité, la liberté et la tolérance qui y règnent sont très supérieurs à ce qui existe dans des pays concurrents, et sont des atouts à préserver et à développer (Antón Clave, Duro Moreno, 2010).
Les ministères de l’Économie et des finances, de l’Industrie, du tourisme et du commerce, du Travail et de l’immigration, et de l’Éducation préconisent un changement de modèle productif, et la rupture avec la priorité traditionnelle au BTP, ainsi que la réorientation vers l’éducation et la formation. Il faut selon eux stimuler les secteurs d’avenir comme l’énergie (surtout renouvelable), les travaux d’intérêt public, la haute vitesse ferroviaire, les biotechnologies, les services de haut niveau, la finance, la santé, la métallurgie, l’agro-alimentaire, ou l’industrie automobile qui doit se reconvertir complètement. Il faut poursuivre l’internationalisation des entreprises et soutenir la généralisation d’une culture de la durabilité, de l’efficience, de l’utilité, des bonnes pratiques, de la coopération, de la collaboration et de l’équité, de tous les facteurs garants de la bonne utilisation des ressources (Niño Becerra, 2009). Il faut aussi recouvrer les sommes perdues par l’économie souterraine (fig. 13). La réduction de cette dernière à 10% du PIB permettrait de faire rentrer plus de 25 milliards de ressources supplémentaires, ce qui permettrait de réduire les forts déficits publics, surtout du côté des communautés autonomes.
13. Augmentation des ressources publiques dans l’hypothèse d’une baisse de 10 points de PIB de l’économie informelle (2009) |
Une industrie appuyée sur les services et un haut niveau de formation devrait être l’une des locomotives de la future économie et contribuer pour au minimum 20% du PIB (Myro Sánchez, 2011; Di Meglio, Rubalcaba Bermejo, 2012). Dans le même temps, comme le préconise le ministère de l’Industrie, du tourisme et du commerce, la protection du milieu naturel et la réduction de la consommation énergétique pourraient être une autre source de croissance : une diminution de 20% provoquerait une hausse de 1% du PIB, sans compter les boucles de rétroaction positives et les effets d’accumulation. Par ailleurs, les services à la population, les nano- et biotechnologies, la robotique et les technologies de l’information et de la communication peuvent être d’autres réservoirs de croissance.
Cependant, les faiblesses restent nombreuses: la perte de confiance des partenaires européens, le fort vieillissement (Azpeitia, Herce, 2010), le retard en matière d’éducation et l’insuffisante valorisation des filières de l’éducation technique. Il faut y ajouter la forte dépendance technologique envers l’extérieur, les liens trop faibles entre universités et entreprises, l’insuffisante culture du travail en équipe.
De ce fait, la formation, l’encouragement à l’initiative, à la responsabilité, à la qualité, la capitalisation et l’internationalisation sont les nouveaux défis d’un pays qui lutte pour sortir de la première crise généralisée de ce millénaire, ce qui demande des changements tant individuels que collectifs et institutionnels (Innenarity, 2009), et une vision sur le long terme, où la solidarité interrégionale permettrait non seulement de relancer une croissance stable en Espagne, mais aussi de contribuer à celle de l’ensemble de l’Europe. Un mouvement de protestation comme le «Movimiento 15 M» (mouvement des Indignés espagnols, ou «mouvement du 15 mai» né en 2011), est un signal de la nécessité d’un changement social qui bouscule les critères néolibéraux. Sans changement radical, on pourrait aller vers une société de perdants, où les classes moyennes se dilueraient dans une masse résignée, vivant au jour le jour sans protestation ni rébellion (Gaggi, Narduzzi, 2007).
Traduit de l'espagnol par Denis Eckert (CNRS)
Bibliografía
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