N°111

Pratiques de la plage en Polynésie française

Les plages sont un élément majeur d’attraction touristique en Polynésie, comme dans la plupart des îles tropicales (Dunmore, 1997; Coëffé, 2010). La plage, avec le lagon, fait d’ailleurs partie intégrante de la dimension «naturelle» du mythe polynésien (Blondy, 2010). Pourtant la plage n’avait pas, dans la société traditionnelle, de fonction récréative — comme aux Antilles d’ailleurs (Desse, 2006). Plage et lagon étaient associés à des activités nourricières (pêche, séchage du coprah), sans parler de leur rôle dans le déplacement des populations — stockage des pirogues sur le rivage, par exemple (Robineau, 1984, 1985; Battaille-Benguigui et al., 2010).

Il faut attendre l’installation d’Occidentaux lors de la période coloniale pour que des pratiques nouvelles se diffusent, à la charnière du XIXe et du XXe siècle (Blondy, 2010). Les plages sont maintenant fréquentées pour leurs loisirs par les populations locales qui ont intégré progressivement des modèles exogènes, les ont hybridés ou en ont inventé de nouveaux (Desse, 2006; Taunay, 2010, 2011; Peyvel, 2008).

Très généralement, la plage est considérée comme un théâtre social (Urbain, 1994; Lageiste, Rieucau, 2008). On s’intéresse ici à la manière dont la plage polynésienne est utilisée, dans un contexte récréatif ou touristique, par les touristes ou par les populations locales [1]. On essaiera aussi, dans la mesure du possible, d’analyser les formes de coprésence et les interactions entre ces différents acteurs. Cette coprésence, vue comme «le rassemblement et l’agrégation en un même lieu de réalités sociales distinctes» (Lévy, Lussault, 2003), peut déboucher sur des interactions d’intensité variable, selon la densité des acteurs mis en présence, et selon la posture adoptée par les acteurs locaux face au tourisme et aux touristes.

1. Les principales plages publiques et privées (hôtels) de Tahiti

Notre travail s’inscrit dans le contexte particulier de la Polynésie française, territoire formé de plusieurs archipels au cœur du Pacifique, et qui est un espace périphérique aussi bien dans le cadre français qu’à l’échelle de l’espace-monde (fig. 1). Ancienne colonie, actuellement collectivité autonome d’outre-mer, la Polynésie reste marquée par des inégalités sociales très fortes et des difficultés de développement. Peuplée de 270 000 habitants en 2010 selon l’ISPF (Institut statistique de la Polynésie française), dont 66% habitent à Tahiti, elle apparaît comme un «Sud du Nord». La société locale est composite, métissée et oscille entre modes de vie traditionnels et occidentaux.

Comme dans de nombreuses destinations touristiques, il existe en Polynésie française deux types de plages: les plages publiques et les plages privées. Notre analyse s’appuie sur deux séries d’observations menées sur une plage publique (celle du PK 18: point kilométrique à partir de Papeete) et sur une plage privée (celle de l’hôtel Méridien à Tahiti) (fig. 1).

Nous y avons procédé à:

Nous sommes revenus plusieurs fois sur ces plages pour nous assurer de la validité de nos premières constatations. Puis nous avons élargi nos observations (mais de manière moins détaillée) à d’autres plages de Tahiti (Pointe Vénus, Pointe des Pêcheurs, Papara, plages du Maeva Beach et de l’Intercontinental Tahiti) et à d’autres îles, ce qui nous permet de suggérer que nos observations sont assez représentatives des modes de fréquentation des plages en Polynésie. Nous nous attachons d’abord au cas de la plage publique, pour ensuite présenter celui de la plage de l’hôtel. Pour chacune d’elles, nous avons réalisé un croquis d’occupation correspondant au moment de plus forte fréquentation en milieu de journée (fig. 2). Rendre compte de la dimension temporelle des pratiques aurait supposé que l’on multiplie les croquis à différents moments de la journée, ce qui n’a pas été réalisé dans le cadre de cet article.

La plage publique du PK18: un révélateur des clivages socio-culturels?

Les plages publiques sont dans l’ensemble peu nombreuses, avec toutefois de grandes différences entre les îles. Tahiti est un cas particulier, avec 19 plages publiques et 5 plages privées d’hôtel (fig. 1). Ces plages publiques sont peu fréquentées par les touristes extérieurs [2] — sauf éventuellement ceux qui logent chez l’habitant — surtout si elles sont dépourvues d’accès direct au lagon. L’accès piétonnier est gratuit, mais souvent payant pour les voitures et réglementé par les propriétaires des terrains adjacents.

2. Pratiques sur une plage publique de Tahiti, l’exemple de la plage du PK18 un dimanche après-midi

Toutes les informations collectées à travers les observations et les entretiens ont été synthétisées graphiquement (fig. 2). Ce schéma correspond à la fréquentation de milieu de journée (13h), alors maximale, un dimanche d’avril 2006. Parmi les 90 adultes présents sur la plage publique à ce moment-là (auxquels il faut ajouter 40 enfants), 56 ont été interrogés pour déterminer leur profil (lieu d’origine, lieu de résidence, profession, etc.), leurs habitudes de fréquentation des plages (choix des plages, rythmes de fréquentation, motivations, modes de transport, etc.), leurs activités et les rencontres faites sur la plage, leur vision du tourisme.

PK18: un espace cloisonné

Tahitiens, résidents métropolitains et touristes n’occupent pas les mêmes espaces. Les Tahitiens [3] occupent essentiellement l’arrière-plage et fréquentent les eaux du lagon tandis que les résidents popa’a [4] et les touristes sont concentrés sur la plage proprement dite. Une observation précise de ces différents groupes permet de montrer qu’il n’y a pas seulement une occupation différente des lieux mais aussi des différences de pratiques (habillement, activités, mode d’accompagnement, etc.). La majorité des personnes présentes sur le sable sont des résidents de Tahiti non originaires de l’île. Ce sont en fait pour la quasi-totalité des métropolitains expatriés.

Les touristes à proprement parler [5] sont très minoritaires. Plus tard dans l’après-midi, un seul couple de métropole et un jeune Australien sont venus. Les pratiques de ces touristes sont assez classiques. En maillot de bain, sur des serviettes, ils prennent un bain de soleil, ou profitent des ressources du lagon (nage ou randonnée PMT — palmes-masque-tuba). Ils restent généralement une demi-journée. Le jour dit, un seul de ces touristes a mangé sur place. Mais il était accompagné de membres de sa famille résidant à Tahiti .

Les pratiques des métropolitains résidents sont assez différentes. Ces popa’a qui habitent à Tahiti restent en moyenne plus longtemps à la plage. La moitié d’entre eux y a passé une bonne partie de la journée et a déjeuné sur place (au snack ou sur le sable). Bain de soleil, discussion, lecture, sieste se déroulent à l’ombre d’un parasol ou au soleil. Ces résidents viennent majoritairement en famille (avec ou sans enfants), plus rarement entre amis. Dans ce dernier cas, ce sont surtout des femmes. Toutefois, nous avons remarqué la présence de deux jeunes hommes venus ensemble, résidents militaires célibataires. Les quelques rares personnes qui viennent seules sont en général célibataires, à quelques exceptions près (deux hommes: l’un habitant à deux pas de la plage, et l’autre qui vit sur une autre île et qui est de passage à Tahiti).

3. La plage publique de la Pointe des pêcheurs (Tahiti)
Les personnes sont soit en maillot de bain, soit à demi-habillées (paréo), soit habillées. Sous les cocotiers, deux hommes préparent un barbecue avec des cocos et des branchages de cocotiers secs. Toute la famille viendra déjeuner. Une table est installée, on ne s’en servira pas forcément pour manger mais pour poser des plats. (cliché: Blondy, 2009)

Quelques Tahitiens sont également présents sur la plage. Un couple est assis à même le sable, elle en grand paréo, lui en short. Ils sont accompagnés d’une résidente popa’a et restent peu de temps, vont déjeuner au snack puis repartent. Deux amies sont venues passer la demi-journée ensemble. En bikini — tenue, on le verra, assez peu répandue chez les Tahitiennes — elles sont étendues sur des paréos posés sur le sable après leur baignade. Femmes actives et mères de famille, elles ont laissé mari et enfants à la maison pour «un moment de repos dans une semaine bien remplie». Deux autres Tahitiennes plus âgées, à moitié habillées, sont assises dans l’eau. Elles bavardent en surveillant leurs enfants. Dans la zone ombragée, leurs maris jouent à la pétanque. Cette répartition des rôles homme/femme est très fréquente sur les plages, et relève de fonctionnements plus «traditionnels». D’autres Tahitiens sont venus sur la plage pendant la journée, mais n’y sont restés que peu de temps, car ils font souvent des allers-retours entre le lagon et l’arrière-plage ombragée. La plage est pour eux un lieu de transit, et non le solarium prisé des touristes et des résidents expatriés. Ces derniers et les rares Tahitiens installés sur le sable fréquentent pour la plupart la plage régulièrement, soit parce qu’elle est proche de chez eux, soit parce que c’est l’une des rares plages de sable «blanc» de l’île. Ils appartiennent généralement à des classes aisées (fonctionnaires, entrepreneurs, commerçants, etc.).

L’arrière-plage ombragée est en grande majorité fréquentée par des Tahitiens. Seul un couple de popa’a mange au snack avec des amis tahitiens. Tous sont venus en groupe. En famille ou entre amis, ils sont venus partager un repas. Bien que cela soit en principe interdit, on y fait des barbecues. Pique-niquer reste une pratique phare sur les plages publiques (fig. 3) car manger est une pratique sociale qui participe de l’ «être ensemble», cher aux Polynésiens. La musique y est aussi très présente. Elle provient des voitures garées non loin, toutes portes ouvertes, un invariant sur les plages publiques (fig. 4). On observe ici un autre cloisonnement, entre les femmes et les hommes, chacun restant de son côté.

4. Le pick-up, un invariant des pratiques de plage ?
Front de lagon à Faaa, à proximité de l’ancien hôtel Travellodge. Le week-end, nombreux sont les pick-up garés sur le front de lagon, portières ouvertes pour profiter de la musique poussée à fond. Les enfants pêchent, d’autres se baignent avec leurs parents. Tout le monde reste habillé. (cliché: Blondy, 2009)

Les Tahitiens ne fréquentent pas beaucoup la plage et assez peu le lagon, ils sont d’ailleurs rarement en maillot de bain. Si c’est le cas, les femmes porteront toujours un paréo car elles ont «honte de se mettre en maillot de bain devant tout le monde». Si elles vont à l’eau, il n’est pas rare de les voir se baigner avec un short de bain et un tee-shirt comme les garçons. Le rapport au corps est donc très différent de celui des plageurs occidentaux. La pudeur domine. On est très loin du mythe tahitien de l’amour libre et de la vahiné lascive né avec les récits des premiers navigateurs occidentaux et déconstruit par S. Tcherkézoff (2005) qui parle d’un véritable «malentendu». Les enfants sont nombreux et jouent plus ou moins loin des adultes, circulant beaucoup entre la plage et le haut de plage ombragé, contrairement aux enfants de popa’a qui, eux, restent à proximité de leurs parents. Ces groupes de Tahitiens disent fréquenter l’endroit de manière assez irrégulière. Le choix de cette plage s’explique par la proximité de leur domicile, ou parce qu’ils y retrouvent de la famille ou des amis. La plupart sont de condition modeste. On a, par exemple, rencontré des femmes de ménage, des salariés de l’hôtellerie, des mécaniciens, des caissières, des manutentionnaires, des femmes au foyer, des retraités, des jardiniers, des personnes sans emploi fixe, etc. Ils déclarent conserver des liens étroits avec les modes de vie traditionnels ou avec les référents socio-culturels qui leur sont associés.

La baignade et la randonnée palmes-masque-tuba sont les deux pratiques les plus courantes dans le lagon. Mais on s’y promène aussi en pirogue (va’a) et l’on y pratique la pêche en petit bateau à moteur ou la pêche sous-marine. À la différence des popa’a (qu’ils soient résidents ou touristes), les Tahitiens, qui ne se baignent que rarement, fréquentent le lagon surtout pour, pêcher ou faire du va’a. Certains ne savent pas nager (cela reste très rare).

Entre cloisonnement culturel et cloisonnement social

Les comportements de la majeure partie des Tahitiens que nous avons rencontrés s’expliquent par des valeurs spécifiques, et notamment l’importance d’une sociabilité élargie. La maisonnée polynésienne n’est pas une cellule familiale composée seulement des parents et de leurs enfants. Dans le recensement de la population de 2007 réalisé par l’ISPF, il apparaît que 40% de la population pratique un mode de cohabitation élargi (grands-parents, oncles, tantes, cousins) [6]. La maison est ainsi ouverte au feti’i (parents) venant des autres îles par exemple. L’«être ensemble» (Saura, 2008) est une valeur fondamentale. C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter les pratiques de plage majoritaires chez les Tahitiens. La plage est un lieu de sociabilité où l’«être ensemble» va pouvoir se réaliser, où l’on va pouvoir se retrouver et faire la fête. La plage est un prétexte plus qu’un véritable support de pratiques spécifiques. On ne cherche pas à profiter du triptyque sea, sand and sun comme les touristes et les résidents popa’a, mais à fréquenter un «lieu ouvert, au grand air, où l’on va pouvoir se retrouver et passer du bon temps» [7].

Les échanges entre les différentes catégories de pratiquants de la plage sont finalement très réduits, à l’exception des enfants. Les touristes extérieurs ne parlent pratiquement avec personne. Les Tahitiens restent généralement sur la réserve, tant vis-à-vis des touristes étrangers que des Français, résidents ou touristes. N’occupant pas les mêmes lieux sur la plage, ils ne parlent que rarement avec les popa’a, sauf par l’entremise des enfants, ponctuellement au snack, ou lorsque se présente l’occasion d’une partie de pétanque ou de football. «Mais on attend que ce soit eux qui viennent. Nous, ça fait honte d’aller leur parler». En revanche, les échanges entre groupes de Tahitiens présents sur l’arrière-plage sont assez fréquents. Les résidents popa’a disent parler parfois aux touristes internationaux, mais ils échangent surtout avec d’autres résidents.

En définitive, la plage publique a été investie par la société locale de manière différenciée, à l’image de son aspect composite. Si les touristes extérieurs et les résidents sont très présents sur la plage elle-même, les Tahitiens, quand ils investissent ce lieu — où ils ont conservé des pratiques traditionnelles (pirogue, pêche) — y retrouvent des formes de sociabilité qu’ils ont ailleurs (maison familiale, maison de quartier, église, association sportive, etc.) (Toullelan, 1991; Saura, 2008; Blondy, 2010). Cela dit, ce tableau général laisse aussi la place à des pratiques hybrides. La baignade, assez rare chez les Tahitiens, est souvent le fait de membres de la classe moyenne et supérieure (fonctionnaires par exemple), au mode de vie plus urbain, et aux pratiques que l’on pourrait qualifier de plus «occidentales».

Autres lieux, autres îles

Les observations que nous avons faites sur la plage de PK18 sont, dans l’ensemble, applicables aux îles les plus développées et les plus urbanisées. Le schéma que nous décrivons se retrouve, avec quelques variantes, sur les autres plages publiques de Tahiti, mais aussi de Moorea ou encore celle de Fare à Huahine. Mais il existe de grandes variations, liées à la taille des îles, à l’importance respective des groupes étudiés, aux particularités du relief et des accès aux plages.

À Bora Bora, les plages publiques sont essentiellement fréquentées lors d’événements particuliers. Sur cette île, la plupart des habitants ont accès directement à une plage ou au lagon. Les habitants vont aussi souvent dans des îlots coralliens, les motu [8] où les plages sont privées, pour passer la journée ou le week-end. Fréquenter la plage publique ne se justifie donc que si un événement particulier (sportif, familial, communal, etc.) s’y déroule, à moins que l’on soit un touriste local logé dans une pension de famille non dotée d’un accès direct à la plage.

Cette fréquentation récréative des plages publiques est encore moins visible dans les autres îles. Dans les Tuamotu, les habitants, originaires ou non de l’île, polynésiens ou popa’a, ont presque tous un accès direct au lagon. Les Polynésiens ne fréquentent pas les plages publiques et utilisent d’autres lieux de sociabilité (chez eux, au village). Seul le platier rocheux situé en bordure du récif est utilisé, essentiellement pour la pêche à pied. Quant aux popa’a, ils fréquentent éventuellement les plages des hôtels. Les touristes locaux, Polynésiens et surtout popa’a peuvent être présents sur les pages publiques, mais ils utilisent surtout les plages privées de leur hôtel ou de leur pension de famille. Mêmes observations aux Marquises. L’absence de barrière corallienne ne rend pas les plages publiques très attractives et la présence des nonos (notamment les «nonos blancs» ou Leptoconops albiventris, sortes de moucherons suceurs de sang) est plutôt dissuasive pour le farniente sur la grève. C’est plutôt l’arrière-plage qui est utilisée par la population locale (fig. 5).

5a, 5b. Un dimanche sur la plage de Hakatea à Ua Pou, Marquises
Photo de gauche (5a): la population locale est sur l’avant-plage, elle ramasse des fruits. Photo de droite (5b): la plage est déserte; l’absence de lagon et la présence de galets n’est pas particulièrement favorable au bronzage ou à la baignade. (cliché : P.M. Decoudras et C. Blondy, 2006).

La fréquentation des plages publiques par les Polynésiens semble donc surtout une pratique «urbaine», puisqu’on l’observe dans les îles les plus peuplées, où l’accès à la mer est rendu plus difficile par l’urbanisation. N’ayant pas d’accès direct au lagon ou à la mer, les habitants fréquentent ainsi les plages publiques. Dans les îles hautes moins peuplées, plus isolées et moins développées, les pratiques traditionnelles sont plus présentes (pêche, stockage de pirogues). L’influence urbaine et occidentale est moins forte, la population d’origine non polynésienne est également moins nombreuse. Les transferts de pratiques récréatives de la plage du modèle occidental y sont moins courants. Les abords des plages sont plus fréquentés que les plages elles-mêmes, et sont des lieux de sociabilité, plutôt que des lieux fréquentés pour leurs aménités naturelles (sun, sea and sand). Les pratiques récréatives de la plage diffèrent selon le statut des habitants du lieu et selon un certain nombre de critères socio-culturels associés, soulignant la plus ou moins forte urbanité des lieux et modes de vie de ces usagers.

Les plages des hôtels: cloisonnement atténué et création d’un « entre-soi»

Les complexes hôteliers de Polynésie française comprennent généralement de belles plages, naturelles ou artificielles. Ces plages présentent des avantages reconnus par rapport à la plupart des plages publiques: entretien quotidien, sable de qualité incomparable, sécurité (Blondy, 2010). Nous avons effectué des observations sur la plage de l’hôtel Méridien à Tahiti (fig. 1), qui est l’une des plages privées les plus fréquentées de l’île. Comme pour PK18, l’analyse et la figure de synthèse correspondent à un moment précis de la journée (13h), le pic de fréquentation. Sur les 75 adultes présents (auxquels il faut ajouter 19 enfants), 49 personnes ont été interrogées pour déterminer leur profil (lieu d’origine, lieu de résidence, profession, etc.), leurs habitudes de fréquentation des plages (choix des plages, rythmes de fréquentation, motivations, modes de transport, etc.), leurs activités et les rencontres faites sur la plage, ainsi que sur leur vision du tourisme.

6. Lieux de coprésence dans un hôtel : le cas de l’hôtel Méridien, Tahiti

Autour du Méridien: espaces et comportements sociaux

7a, 7b. Quand les plages sont concurrencées par les piscines et les jardins d’hôtels…: le cas de l’hôtel Méridien de Tahiti

Au Méridien de Tahiti, la plage est certains jours moins fréquentée que la piscine et les jardins qui l’entourent. En ce dimanche matin de mars 2009, seul un couple de touristes extérieurs est allongé dans des transats sur la plage (7a). Les autres personnes sont des résidents de Tahiti qui viennent à la plage devant le Méridien « car elle est mieux entretenue ». Les touristes se sont plutôt installés dans des transats alignés au dessus de la plage, sous les frondaisons des arbres du jardin, faisant face au lagon. Quelques-uns sont habillés, mais la plupart sont en maillot de bain. (cliché: C. Blondy, 2009).

D’autres se sont installés autour de la piscine notamment à côté du fare des activités (7b), notamment les touristes accompagnés de leurs enfants. Autour de la piscine, on retrouve de nombreux résidents ayant une carte d’accès à la piscine. La piscine imite en quelque sorte un lagon avec des plages de sable tout autour. Il y a du sable au fond de la piscine, sur les bords donnant sur les plages artificielles. Elle donne l’impression qu’une langue « lagonaire » a envahi le jardin de l’hôtel.(cliché : C. Blondy, 2009).
8. Quand l’hôtel transforme les aménités « naturelles » : le cas du Méridien de Tahiti
On voit ici la « piscine-plage » construite dans le parc de l’hôtel, surplombant la plage réelle. La plage artificielle est plus proche des standards de la plage polynésienne que la plage « naturelle ». Le sable est d’un blanc immaculé alors que sur la plage, il est d’un ocre gris. L’eau de la piscine est bleu turquoise ce qui n’est pas le cas du lagon. La piscine joue le rôle de trait d’union entre l’hôtel et le lagon. L’architecture joue sur les perspectives. (cliché : C. Blondy, 2009).

La plage du Méridien est connue pour son sable «blanc», sa bonne accessibilité (grand parking devant l’hôtel) et son environnement agréable (fig. 6). L’élément central est une piscine de très grande taille bordée d’une plage artificielle, et entourée d’un vaste parc (fig. 7). La plage artificielle donne sur la plage du lagon; cette dernière, accessible par des servitudes de passage, s’étend de part et d’autre de l’hôtel devant des propriétés privées. Les deux plages se confondent visuellement (fig. 8), mais, bien sûr, l’accès à la plage intérieure est réglementé et contraint: consommer au bar ou au restaurant, être inscrit régulièrement à des activités (cours d'aquagym, etc.). Si l’on n'est pas client ou consommateur l’accès est théoriquement interdit.

La plage et la piscine sont dessinées pour suggérer un bout de lagon «apprivoisé», un trait d’union avec le lagon naturel. L’architecture joue souvent, dans ces hôtels, sur les perspectives, utilisant les effets de fondu: piscines à débordement surplombant légèrement le lagon et donnant l’impression d’y être immergé (Blondy, 2009, 2010). Les espaces sont donc cloisonnés (plage extérieure/plage intérieure de l’hôtel), mais l’architecture suggère aussi une continuité spatiale entre l’hôtel et le lagon. On remarque pourtant que les espaces sont, du point de vue des pratiques, moins segmentés que sur les plages publiques: touristes internationaux, résidents tahitiens et résidents popa’a se mélangent davantage (fig. 9).

Même si certains des présents ont choisi de tourner les transats face au lagon pour profiter de la vue, l’essentiel des clients se rassemble autour de la piscine, dont une moitié de touristes extérieurs. Les résidents de Tahiti rencontrés sont, à parts égales, polynésiens ou d’origine métropolitaine et sont, pour la plupart, en maillot de bain. Deux Tahitiennes portent un maillot de bain sous un paréo, et un résident popa’a est en tee-shirt et short de bain [9]. Les situations et les tenues sont donc moins différenciées que sur la plage publique. Les activités des résidents présents ne se distinguent pas de celles des touristes internationaux: bronzage, baignade dans la piscine, lecture, bavardages. La plupart de ces résidents sont en famille ou en couple. Qu’ils soient Tahitiens ou d’origine métropolitaine, ils appartiennent à la classe moyenne ou moyenne supérieure: commerçants, cadres, fonctionnaires, enseignants…

Sur la plage extérieure, il y a très peu de touristes internationaux. L’attrait supplémentaire de la plage naturelle est de donner accès au lagon et à ses activités spécifiques, dont quelques touristes profitent (kayak). Mais la majorité des personnes présentes sont des habitants de Tahiti, plutôt de catégories sociales aisées. Ces résidents sont dans leur immense majorité des popa’a: leurs pratiques sont proches de celles observées sur les plages publiques (priorité aux pures pratiques de plage). Ils viennent surtout en couple ou en famille, même si les personnes seules sont un peu plus nombreuses qu’aux abords de la piscine de l’hôtel. Les Tahitiens sont beaucoup moins présents. Ce sont pour l’essentiel des habitants du voisinage qui, en famille, profitent d’une plage agréable, mais il y a aussi des femmes venues entre amies et avec leurs enfants, assises dans l’eau et surveillant ces derniers. Quelques-uns des Tahitiens profitent des ressources du lagon (pêche sous-marine ou en bateau à moteur).

Qu’ils soient Tahitiens ou d’origine métropolitaine, les résidents interrogés ont bien des points communs: ils vivent en famille nucléaire et ont l’habitude de voyager. L’ambiance est différente de la plage publique PK18: personne n’a branché sa radio, aucun groupe n’a organisé de barbecue.

9. Pratiques sur une plage d’hôtel de Tahiti, l’exemple de la plage de l’hôtel Méridien un dimanche après-midi

Le cloisonnement entre groupes est beaucoup moins fort que sur les plages publiques. Comme partout, les enfants sont un catalyseur pour la mise en contact. La relative homogénéité sociale génère un «entre-soi» rassurant. Les discussions spontanées sont plus fréquentes, y compris entre les résidents et les touristes internationaux, même si ces échanges restent en général assez brefs et correspondent à des rencontres éphémères. Mais, bien sûr, les échanges les plus soutenus se font entre les résidents, dont certains sont des habitués du lieu et y ont noué des relations amicales qui se prolongent ailleurs qu’à la plage. Il faut dire que c’est entre ces résidents que le différentiel d’altérité est le plus faible. À la question: «pourquoi venez-vous sur cette plage?», la beauté des lieux est moins souvent avancée que le fait de trouver des gens «gentils», «qui ont des enfants comme nous», «que l’on connaît de vue car ils sont habitués comme nous», de retrouver des amis, de «[se] sentir plus en sécurité quand [on] est une femme seule». L’«entre-soi», le cadre rassurant font partie des aménités de la plage.

Les autres plages hôtelières de Polynésie: des lieux de sociabilité porteurs d’urbanité?

Qu’en est-il dans des lieux similaires, à Tahiti et dans les autres îles? Globalement, dans les îles les plus touristiques ou les plus peuplées, où les modes de vie sont les plus occidentalisés et «urbains», les plages des hôtels sont fréquentées par les résidents comme par les touristes. Tahiti et Moorea en sont une bonne illustration, même si la tolérance d'accès s’est durcie: il faut être client ou consommateur dans l’établissement. L'identité et le motif de présence peuvent être demandés dans certains hôtels à l’entrée. À Bora Bora et Huahine, cela dépend de la localisation des structures hôtelières et la situation peut varier d’un hôtel à l’autre. C’est plus rare à Rangiroa ou Tikehau ou aux Marquises, pour des raisons à chaque fois différentes.

Ces plages privées d’hôtel sont des lieux de coprésence entre touristes extérieurs et touristes locaux, ce qui occasionne des rencontres et des échanges. Il s’agit là d’une des modalités de transferts de pratiques; nos observations montrent l’occidentalisation des modes de vie des élites polynésiennes qui ont désormais des pratiques récréatives de plage dans leur lieu de résidence et des pratiques touristiques de plage dans d’autres îles [10].

Pour résumer, on peut donc dire que l’appropriation par la société locale des lieux touristiques que sont les plages d’hôtel dans le cadre des loisirs, semble étroitement liée à des modes de vie urbains. Elle est également liée à la présence d’une forte population de résidents d’origine métropolitaine qui a permis la diffusion de cette pratique. Peu de chose distingue les pratiques des Tahitiens urbains, appartenant aux couches moyennes et supérieures, de celles des résidents d’origine métropolitaine. C’est particulièrement vrai à Papeete, capitale de la collectivité, mais les observations que nous avons faites dans les autres îles nous suggèrent que cette conclusion est valable pour les élites locales ailleurs qu’à Tahiti.

Conclusion

L’utilisation récréative et touristique des plages à Tahiti et dans les autres îles est révélatrice des pratiques sociales et des modes de vie, avec des différences notables entre Tahiti, île principale, et les autres îles et archipels. Nos observations nous permettent de montrer que les plages polynésiennes sont fréquentées à la fois par des touristes venus de loin et par des résidents locaux d’origines variées, c’est le cas aussi pour les plages privées des hôtels. À la différence d’autres destinations tropicales insulaires (Gay, 2000, 2001; Desse, 2005; Magnan, 2008), loin d’être des enclaves échappant à la société locale, les plages de Polynésie sont des lieux où se manifeste la coprésence de multiples publics: touristes lointains (étrangers ou Français de métropole), touristes locaux (venus des autres îles), résidents d’origine locale ou métropolitaine. Les plages polynésiennes sont souvent très bien intégrées dans les espaces du quotidien d’une partie de la population locale.

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ROBINEAU C. (1985). Tradition et modernité aux îles de la Société. 2. Les racines. Paris: ORSTOM, coll. «Mémoires, n° 100», tome II, 300 p. ISBN: 2-7099-0685-6

SAURA (2008). Tahiti Ma’ohi, Culture, identité, religion et nationalisme en Polynésie française. Papeete: Éditions Au vent des Îles, 529p. ISBN: 978-2-9156-5450-9

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URBAIN J.-D. (1994). Sur la plage: mœurs et coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles). Paris: Payot, coll. «Essais Payot», 375 p.
ISBN: 2-228-88777-3

On se réfère ici à une distinction faite par l'Équipe MIT entre tourisme et récréation. Tout moment passé en dehors de l'espace-temps du travail n'est pas forcément touristique. Le MIT distingue les pratiques touristiques (espace-temps hors du quotidien) et pratiques récréatives (qui peuvent se dérouler dans l'espace-temps du quotidien et sont assimilables aux loisirs).
Par touristes extérieurs, il faut comprendre touristes venant de l'étranger et touristes français résidant en métropole.
Les Tahitiens sont ici compris au sens d'habitants originaires de Tahiti ou des îles. Nous utilisons le terme par facilité de langage.
Terme vernaculaire signifiant «brûlé» pour désigner les Blancs.
Les touristes habitant en métropole sont associés dans les statistiques touristiques aux touristes internationaux.
Dans ces 40 %, on trouve des personnes seules (2 et plus), une famille et des personnes seules, deux familles avec ou sans personne seule, trois familles et plus avec ou sans personne seule.
Le soleil est néanmoins déterminant. Les résidents de Tahiti ne vont à la plage que les jours de beau temps. D'autres lieux accueillent la vie communautaire, les jours privés de soleil: maison familiale, maison associative, etc.
Un motu est un îlot corallien situé sur la barrière récifale des îles hautes ou un îlot constitutif de la couronne récifale dans les atolls.
Les usagers expliquent qu'ils s'habillent quand ils doivent traverser l'hôtel car il serait malvenu de «déambuler dans l'hôtel en maillot de bain pour aller au restaurant ou aller au parking chercher quelque chose d'oublié dans sa voiture» (Enquête, 2006, C. Blondy).
Stage d'observation participante de plusieurs mois dans des hôtels ou pensions de famille à Bora Bora et Tikehau, entretiens dans plusieurs autres îles (Marquises, Rangiroa, Huahine, etc.) en 2006.