N°113

Europe Mapper: Un atlas social de l’Europe

Le site Internet Europe Mapper (fig. 1) est le site-compagnon d’une publication récente «L’Atlas social de l’Europe» de Dimitris Ballas, Danny Dorling et Benjamin Hennig, publié en anglais en juin 2014 par Policy Press à Bristol.

1. Le site Internet Europe Mapper

Il ne s’agit donc pas à proprement parler d’un site Internet autonome — il n’ est d’ ailleurs pas destiné à une mise à jour régulière. Mais ce site est intéressant à plusieurs titres. Il constitue d’une part la dernière production d’une équipe qui, autour de Danny Dorling [1], produit une réflexion géographique basée sur un type de représentation cartographique qui reste original : le cartogramme d’anamorphose.

Leur première réalisation d’envergure, consacrée à des anamorphoses du monde, date de 2006. Anna Barford a d’ailleurs présenté ce projet intitulé World Mapper en 2008 dans M@ppemonde (n° 89). La rédaction de la revue, dans une réaction à cet article, avait alors salué l’intérêt du site World Mapper, tout en soulevant les questions méthodologiques que ces représentations continuaient à poser.

L’apparition d’Europe Mapper donne l’occasion d’observer, presque dix ans plus tard, l’évolution des méthodes utilisées par cette équipe. D’autre part, la revue M@ppemonde entend poursuivre sa participation à la réflexion méthodologique sur les formes de représentation graphique et cartographique. Les travaux présentés ici peuvent donc former un élément de débat intéressant.

Le projet Europe Mapper et son contexte

L’Atlas et son site-compagnon font donc partie d’un ensemble de publications qui utilisent la représentation cartographique comme l’un de ses moyens principaux de communication scientifique, au travers d’ouvrages classiques, d’atlas et de sites Internet. Europe Mapper est le dernier élément d’une série de productions qui comprend notamment le site World Mapper créé en 2006, accompagné d’un atlas papier (Dorling et al., 2008) mis à jour en 2013 avec la publication du site World population Atlas, suivi par le site London Mapper en mai 2014.

Le projet Europe Mapper est décrit par ses auteurs comme une initiative originale pour représenter l’Europe [2] comme un tout plutôt que comme une juxtaposition de nations, dans une approche de géographie humaine sociale plutôt que politique. L’objectif de cette représentation utilisant des techniques modernes et des données récentes est d’offrir de nouvelles perspectives pour la compréhension de ce territoire.

2a. Un cartogramme par pays: population née en dehors du pays de résidence en 2010
2b. Une choroplèthe par régions sur un fond cartogramme de la population carroyée

Concrètement, l’Atlas se présente comme une collection de cartes thématiques commentées, précédée d’une introduction qui explique le projet de l’ouvrage et précise la méthodologie. Les cartes sont des anamorphoses, réalisées selon trois méthodes différentes liées à la finesse des données disponibles (fig. 2): cartogramme par déformation de la surface des pays selon la valeur d’un indicateur (comme dans World Mapper), carte choroplèthe (plages de couleurs) sur un fond de cartogramme de la population par régions, et carte choroplèthe sur un fond de cartogramme de la population carroyée de l’Europe.

On notera l’évolution méthodologique qui caractérise ce projet par rapport à World Mapper : l’anamorphose n’est plus le moyen unique de la représentation, elle est désormais souvent utilisée en conjonction avec les plages de couleurs, en tant que fond de carte. Cette évolution est issue des travaux de doctorat de l’un des auteurs, B. Hennig [3]. Il propose, en effet, un nouveau fond de carte qui marie la technique de l’anamorphose précédemment utilisée dans World Mapper [4] avec des données bien plus précises de population. Nous y reviendrons.

Le site Internet présente une sélection de cartes, sous la forme d’images accompagnées de la page extraite de l’atlas téléchargeable au format PDF, ce qui permet notamment d’avoir accès à un commentaire et à une mention plus complète des sources. Parfois, le site présente des cartes en réaction à l’actualité, qui ne sont pas issues de l’Atlas papier, par exemple le nombre de buts marqués par des équipes européennes lors de la récente coupe du monde de football.

Europe Mapper face aux critiques adressées à World Mapper

Dans son commentaire de 2008 sur World Mapper, la rédaction de M@ppemonde avait fait des critiques de fond comme de forme, qui nous serviront de grille de lecture pour Europe Mapper.

La première série de critiques concernait «l’effet kaléidoscope», c’est-à-dire la conséquence du choix fait de présenter des centaines de cartes en série, sans commentaire et selon une organisation simplement thématique plutôt qu’au service de la construction d’une argumentation progressive.

Dans le cadre du site Europe Mapper, la présentation des cartes se fait, comme chez son prédécesseur, d’une manière assez peu organisée, en fonction de l’ordre de mise en ligne, mais le fait de présenter les planches de l’atlas au format PDF apporte le commentaire et les compléments utiles (mention des sources et précision des formes de représentation utilisées).

Il est utile de se reporter à la structure de l’atlas papier, qui est lui organisé selon des thématiques humaines et sociales classiques (démographie, emploi, économie…) complétées par des chapitres qui expriment l’approche originale de l’ouvrage: thématiques de l’identité  et de la culture, de la cohésion, des politiques européennes.

La deuxième critique adressée à World Mapper s’appliquait à la revendication explicite des auteurs d’une représentation plus éthique, plus équilibrée de la situation géographique représentée, permise à la fois par les thématiques choisies et par la méthode de représentation de l’anamorphose à partir d’une projection, celle de Gall-Peters, devenue célèbre pour les polémiques qu’elle a suscitées.

Dans Europe Mapper, c’est surtout l’idée d’un nouveau regard sur l’Europe qui est mise en avant, sans distinctions nationales et selon une perspective de géographie sociale et d’intégration européenne.

Enfin, les techniques et méthodes de traitement et de représentation des informations géographiques ont été revues dans Europe Mapper. La principale innovation consiste en l’utilisation d’un carroyage comme base de déformation des cartogrammes. Ce carroyage, d’une très bonne résolution (2,5 minutes d’arc, soit des rectangles d’environ 5x8 km en France), est fourni par le SEDAC [5] avec la valeur de la population, cette dernière étant une projection à partir des données disponibles en 2004. Cette source de données, fiable et largement utilisée par les scientifiques, n’est pourtant pas clairement citée sur le site Europe Mapper, et il faut chercher dans les travaux de B. Hennig pour trouver une explication plus claire de la construction de ces cartogrammes [6]. Il faut noter que ces données sont distribuées non projetées, pour faciliter leur réutilisation, mais B. Hennig n’a pas pris le soin de les projeter pour les adapter à une utilisation pour l’Europe avant de les déformer.

L’apport incontestable que représente l’emploi d’une donnée fine, récente et harmonisée au niveau mondial ne doit pas faire perdre de vue la nécessité de fournir au lecteur une information précise sur les sources utilisées et leur validité scientifique dans le contexte.

Ainsi, les déformations du cartogramme sont appliquées à l’échelle du carreau et non plus à celle du pays entier (et de ses éventuelles dépendances isolées: îles, enclaves, etc.), ce qui produit un fond de carte beaucoup plus précis que précédemment, avec notamment une bien meilleure représentation du poids des grandes agglomérations. Cependant, comme seule la population est disponible à cette échelle, ce cartogramme va devenir un fond de carte sur lequel vont être représentés d’autres indicateurs en plages de couleurs. Cette méthode permet de mettre en relation un indicateur humain et social, comme le taux de chômeurs dans la population active, avec une représentation plus directe de la répartition de la population sur un territoire. Les lieux les plus peuplés sont aussi les plus visibles puisqu’on a artificiellement augmenté leur surface au détriment des zones moins denses. Si cette méthode est efficace pour les objectifs de relativisation et de présentation d’une image particulière du territoire, elle n’est pas nouvelle, au contraire de ce que revendiquent les auteurs. On peut faire remonter cette technique de représentation aux «cartogrammes de surface» notamment formalisés par E. Raisz dès 1934, et dont le mérite de l’informatisation et de la diffusion sont surtout à attribuer à W. Tobler (2004). Plus proches de nous, C. Cauvin (n° 49, 1998) ou D. Andrieu  (n° 77, 2005) ont présenté des cartogrammes dans M@ppemonde.

Si l’ensemble des techniques et méthodes a indiscutablement été amélioré par rapport à World Mapper, et que l’outil a évolué vers plus de précision et de profondeur dans la représentation, on continue à s’interroger sur la lisibilité et la possibilité d’interprétation des cartogrammes. Ce d’autant plus que l’atlas est destiné à un public large, peu familiarisé avec ces techniques.

Les légendes sont incomplètes: certes, les teintes employées dans la partie choroplèthe de la représentation sont renseignées, mais les déformations des cartogrammes ne le sont pas. Le seul moyen fourni au lecteur pour les estimer est une comparaison avec un fond de plan non déformé fourni en introduction de l’ouvrage (mais qui n’est pas disponible directement sur le site). La disponibilité d’un support Internet aurait pu être l’occasion d’une présentation interactive de la déformation, comme le proposait D. Andrieu dans son article de 2005.

3. Cartogramme par pays des émissions de CO2 en 2009

Enfin, il faut, comme dans tout usage des cartogrammes en anamorphose, évoquer les difficultés de lecture des figures, du fait de la difficulté du repérage: si le lecteur ne reconnaît pas la zone représentée, il ne peut interpréter la carte.

Ce problème canonique des anamorphoses n’est pas traité par les auteurs d’Europe Mapper: seule la forme de la masse continentale est présente, et aucune assistance visuelle n’est fournie puisque même les frontières nationales ont été effacées pour mettre en avant une vision globale de l’Europe.Certains cartogrammes d’Europe Mapper restent réalisés à l’échelle des pays (par exemple celui sur les émissions de CO2, fig. 3) sans mise en relation avec la population. Dans ce cas, comme pour World Mapper, la représentation de la variable est assurée par la seule déformation de la surface des pays. Pour assister la lecture, les pays sont différenciés par coloration selon leur date d’entrée dans l’Union européenne, avec une palette de type arc-en-ciel mal adaptée. Pour reprendre une remarque faite à propos de World Mapper, il est dommage qu’une variable visuelle aussi puissante que la couleur ne soit pas mieux utilisée au service de la représentation de l’information. Ici, elle vient perturber la lecture en évoquant visuellement des hiérarchies et des oppositions entre pays qui n’ont pas lieu d’être.

En conclusion: une évolution, mais des questions demeurent

4. Le relief de l'Europe sur un fond de cartogramme de la population

La publication de l’Atlas de l’Europe Sociale et la mise en ligne de son site Internet compagnon présentent donc beaucoup d’intérêt: son positionnement thématique pour une observation à l’échelle de toute l’Europe, la mise en avant d’indicateurs sociaux récents et enfin la mise en valeur de formes de représentations originales. L’amélioration des méthodes depuis l’époque de World Mapper est notable: on va dans le sens d’une plus grande précision et d’une meilleure relativisation des indicateurs par rapport à la population.

Demeurent cependant des questions non résolues et un manque de précision méthodologique (contexte scientifique, références et sources) qui rendent ce travail difficilement utilisable dans un cadre scientifique ou pédagogique. C’est peut-être le positionnement vulgarisateur, entre la présentation de l’interprétation d’indicateurs de géographie sociale et l’atlas à vocation informative pour le grand public, qui produit cette impression de manque de clarté. Les choix d’un contenu partiel, d’une présentation sans structure thématique et d’une navigation de type blogue pour le site Internet Europe Mapper sont étonnants et laissent le public des géographes sur sa faim. Ils donnent de ce site l’impression d’être plutôt un compagnon à vocation promotionnelle de l’atlas papier, qui lui permet d’assurer une visibilité mondiale via Internet, plutôt qu’une véritable ressource scientifique autonome et donc utilisable seule.

Enfin, pour l’anecdote, on notera l’originalité (voire l’étrangeté) de certaines cartes proposées à la fin du chapitre introductif de l’atlas papier: une représentation de thématiques de géographie physique (relief et climat)… sur la base d’un cartogramme de la population carroyée (fig. 4).

Bibliographie

ANDRIEU D. (2005). «L’intérêt de l’usage des cartogrammes: l’exemple de la cartographie de l’élection présidentielle française de 2002». Mappemonde, n° 77.

BALLAS D., DORLING D., HENNIG B. (2014). The Social atlas of Europe. Bristol: Policy Press, 256 p. ISBN: 978-1-4473-1353-3

CAUVIN C. (1998). «Des transformations cartographiques». Mappemonde, n° 49.

DORLING D., NEWMAN M., BARFORD A. (2008). Atlas du monde réel, cartographier nos modes de vie . Paris: La Martinière, 400 p.
ISBN: 978-2-7324-3797-2

GASTNER M.T., NEWMAN M.E.J. (2004). « Diffusion-based method for producing density equalizing maps ». Proc. Natl. Acad. Sci. USA, vol. 101, n° 20. doi: 10.1073/pnas.0400280101

RAISZ E. (1934). «The Rectangular Statistical Cartogram». Geographical Review, n° 24, p. 292-296.

TOBLER W. (2004). «Thirty five Years of Computer Cartograms». Annals of the Americans Association of Geographers », n° 94, p. 58-73.

Au sein du Social and Spatial Inequalities Group [http://www.sasi.group.shef.ac.uk/index.html] du département de géographie de l'université de Sheffield ou de l'École de géographie et d'environnement de l'université d'Oxford.
La délimitation de l'Europe utilisée par l'atlas est indiquée dans l'introduction de la version papier: «tous les pays ayant démontré une forte motivation pour un futur européen commun, par leurs relations avec l'Union européenne», selon diverses modalités.
Présentés sur son site Internet: http://www.viewsoftheworld.net/?p=1925
Un algorithme informatique fruit des travaux de deux physiciens, M.T. Gastner et M.E.J. Newman en 2004, nommé «équilibrage de densité»: http://arxiv.org/abs/physics/0401102/
Un laboratoire de la Nasa: http://sedac.ciesin.columbia.edu/data/collection/gpw-v3
Cf. la page de son site présentant la méthode: http://www.viewsoftheworld.net/?p=832