Inégalités géographiques de revenu en France métropolitaine
Introduction
Une forte inégalité des revenus est, selon J. Stiglitz, un frein à l’efficacité d’une économie. Pour lui, l’argent ne coule pas naturellement des plus riches vers les plus pauvres comme le voudrait la théorie économique libérale, la richesse des plus riches ne fait pas l’aisance des plus pauvres. Si elle est inefficace économiquement, la forte inégalité des revenus est mécaniquement, en quelque sorte, socialement dommageable et destructrice. C’est à travers ce prisme-là que nous envisageons ici ses conséquences territoriales, à différentes échelles.
Définitions préalables
L’INSEE publie chaque année des données statistiques sur les revenus des ménages provenant des déclarations de revenus des personnes physiques et du fichier des taxes d’habitation. Ces données sont publiées aux échelles supra-communale, communale et, dans certains cas, infracommunale.
Dans cette source, un foyer fiscal correspond à chaque déclarant de revenus, un ménage étant l’ensemble des foyers fiscaux résidant dans le même logement. Le revenu fiscal d’un ménage totalise les revenus déclarés par les foyers fiscaux du même logement avant impôts et redistribution sociale: c’est donc l’indicateur de ses gains monétaires au cours de l’année précédant la déclaration. Le revenu disponible d’un ménage est son revenu fiscal après impôts (retranchés) et redistribution sociale (ajoutée). Le revenu disponible d’une personne d’un même ménage est obtenu en le divisant par son nombre d’«unités de consommation» (1 pour le 1er adulte, 0,5 pour les autres de plus de 13 ans, 0,3 pour ceux de moins de 14 ans). Il est improprement nommé niveau de vie des personnes (car il ne tient pas compte des fortes différences territoriales de coût de la vie).
Dans la masse de données publiées, on a opéré certains choix:
Revenus des ménages (France métropolitaine)
Le revenu disponible médian (après impôts et redistribution sociale) des ménages fiscaux en France métropolitaine s’établissait en 2010 à 29 065 euros (soit 2 422 euros par mois) avec un 1er décile de 12 942 (1 079 mensuels) et un 9e de 62 532 (5 211 mensuels), ce qui conduit à une mesure d’inégalité des revenus (D9/D1) de 4,8. Le revenu disponible de 80% des ménages fiscaux (sans les 10% les plus pauvres et les 10% les plus riches) varie, grosso modo, de 1 à 5. Si l’on ne considère que la France de province (hors région Ile de France), les revenus disponibles comme le rapport interdécile (D9/D1) sont à peine moins élevés.
Environ un tiers de l’inégalité du revenu disponible des ménages tient à la taille des ménages: l’inégalité de niveau de vie de chaque personne les composant (revenu disponible/nombre d’unités de consommation) tombe à 3,5 (France métropolitaine) et 3,3 (France de province).
L’inégalité de distribution des revenus entre Ile de France et province est surtout sensible à partir de 20 000 euros annuels et l’est de plus en plus pour les plus hauts revenus (à partir de 40 000 euros annuels). Cette première inégalité géographique doit être affinée en considérant les données de répartition par taille de commune (tableau 1).
Plusieurs leçons peuvent en être tirées:
Bien sûr, il existe également une inégalité de revenu entre régions métropolitaines: une commune périurbaine en Limousin risque d’être plus pauvre qu’une commune de type équivalent en Alsace. Une analyse de variance à deux facteurs explicatifs (région et types de commune selon leurs degrés d’urbanisation) permet d’abord de séparer les deux effets (figures 1a et 1b):
1.a. Effets du facteur type de commune sur le revenu disponible médian 2010 des ménages |
Types: 1. grand pôle urbain 2. son périurbain 3. pôle moyen 4. son périurbain 5. rural non polarisé |
1b. Effets du facteur région sur le revenu disponible médian 2010 des ménages |
L’effet régional sur le revenu médian est particulièrement fort en Ile de France et Alsace (secondairement en Rhône-Alpes et PACA) et pénalisant en Languedoc, Limousin et Auvergne.
L’interaction entre les deux facteurs produit sur la figure 2 des courbes non parallèles (comme elles le seraient si les types de communes jouaient de la même façon dans toute région): l’effet du type de communes n’est pas exactement identique dans toutes les régions. Par exemple, en région Nord Pas de Calais, il y a très peu de différence de revenu entre les périurbains des grands pôles et ceux des pôles plus petits tandis que les pôles principaux ont un revenu médian bien supérieur. En région Alsace, les petits pôles urbains ont un niveau de revenu supérieur à celui des grands pôles. Un examen attentif permet de repérer d’autres effets d’interaction région – type urbain de communes.
2. Interaction entre facteur région et facteur type urbain sur le revenu disponible médian 2010 des ménages |
À échelle plus fine
Le choix se porte ici sur la nomenclature géographique des cantons-villes (plus fiable que celle des communes) combinant revenu et données démographiques pour tenter de dégager quelques facteurs explicatifs des niveaux et inégalités de revenu des ménages.
Les figures 3a et 3b présentent ainsi les revenus médians des ménages fiscaux et densité de population.
La première observation est qu’il n’y a pas indépendance entre revenus (figure 3a) et densités de population (figure 3b), à trois différences majeures près:
Dans les autres cas, on peut distinguer trois France:
La figure 4 présente l’inégalité relative (D9/D1) de revenu disponible de 80% des ménages fiscaux.
Cette inégalité concerne surtout les cantons-villes méditerranéens, ceux du Nord et du Sud-ouest aquitain.
La figure 5 croise gains déclarés des foyers fiscaux en 2010 et une mesure d’inégalité (coefficient de Gini) interne aux cantons-villes.
3a. Revenu disponible médian 2010 des ménages fiscaux |
3b. Densité de population 2009 |
4. Écart relatif (D9/D1) de revenu disponible des ménages fiscaux en 2010 |
5 .Gains déclarés (en 2010) des foyers fiscaux versus leur inégalité de répartition |
À l’échelle communale
La présentation par l’INSEE des revenus disponibles des ménages n’étant plus assurée à cette échelle à partir de ceux de 2010, on présente ci-dessous la carte (figure 6) des revenus déclarés des foyers fiscaux (sans y ajouter la redistribution sociale et sans en retrancher les impôts): on a donc affaire à une carte de gains et non de revenus disponibles.
6. Gains déclarés par les foyers fiscaux pour l’année 2011 (échelle communale) |
Bien sûr, on y lit les mêmes disparités régionales que sur la figure 3a, notamment pour la partie ouest et sud-ouest de la France métropolitaine où la hiérarchie ville centre – périurbain proche – périurbain plus lointain forme des systèmes auréolaires particulièrement lisibles. En zoomant sur les régions de l’est et du sud-est, on retrouve les mêmes systèmes auréolaires mais avec une diffusion spatiale plus large organisée en couloirs. Le système parisien, d’une autre ampleur, fonctionne lui à une tout autre échelle.
Si l’on ne considère que la hiérarchie locale des niveaux de gain des habitants, le système auréolaire suivant est quasiment une loi territoriale:
Cette «loi territoriale» confirme géographiquement les observations faites à partir de la figure 1.a. La figure 7 en fournit une petite sélection d’exemples.
7. Exemples de distribution territoriale de revenus fiscaux moyens 2009 des ménages |
Cet échantillon a été retenu pour illustrer le caractère général de la distribution spatiale des revenus autour de villes centres, petites ou grandes. Seule l’aire urbaine lyonnaise montre une répartition mixte (auréolaire et sectorielle): la commune de Lyon contient le quart de la population de l’aire urbaine, sa périphérie proche à l’est et au sud-est composée de communes ouvrières.
La logique sous-jacente à cette loi de distribution spatiale des gains est fonction de la distance entre ville centre (pourvoyeuse de nombreux emplois, mais socialement très hétérogène du point de vue de l’habitat) et les différentes couronnes périurbaines (plus homogènes socialement, démographiquement, et hiérarchisées financièrement par la difficulté d’accès).
Évolution de 1998 à 2009
Le tableau 2 présente la répartition des gains médians (en euros courants) en 1998 et 2009, leur pourcentage d’augmentation et le rang 1998 pour les régions françaises. À cette échelle, une nette tendance au rattrapage se lit clairement:
Si l’on en revient au niveau des cantons-villes, la figure 8 révèle l’importance des déclassements (rang 1998 > rang 2009) dans le quadrilatère Rouen – Bourges – Nord Alsace et celle des reclassements (rang 1998 < rang 2009) pour l’ouest, le sud et le centre-est de la France.
8. Déclassements et surclassements relatifs des gains médians par ménage entre 1998 et 2009 |
Quelques pistes d’explication
La première piste à explorer, pour «expliquer» le revenu médian des ménages saisis à leur lieu de résidence, concerne les ménages eux-mêmes. On fait l’hypothèse a priori d’un revenu variant avec la génération (saisie ici à travers la tranche d’âge du «chef de ménage»), avec la taille du ménage et avec le statut d’occupation de son logement (propriétaire, locataire «social», autre locataire).
La figure 9 présente, pour l’ensemble du territoire métropolitain français, ces trois caractéristiques croisées en fonction de leur revenu médian (Q2) et de son inégale distribution (D9/D1) en 2011.
9. Types de ménages selon leur revenu médian et son inégalité en 2011 en France métropolitaine |
Quatre niveaux de revenu médian s’individualisent:
Une seconde piste d’explication des revenus médians à envisager concerne, bien sûr, le statut socioprofessionnel et le niveau de diplôme des «chefs de ménage». On envisage ici leur corrélation dans les 3 689 cantons-villes de France métropolitaine en 2009 (tableau 3).
Sans surprise, les hauts gains médians caractérisent des cantons-villes à forte présence résidentielle de cadres et de chefs de ménage ayant effectué des études supérieures tandis que les bas revenus médians caractérisent plutôt ceux à forte présence d’ouvriers ou de retraités à niveau culturel modeste. Mais la relation est loin d’être mécanique: celle entre cadres supérieurs et revenu médian n’explique que les deux tiers de la variance, celle avec les diplômés du supérieur la moitié, celle avec les cadres moyens un peu plus du tiers tandis qu’à l’opposé la relation avec le modeste niveau d’études n’est que d'un tiers environ. La formation des revenus des ménages est donc bien, chacun le sait, un phénomène multidimensionnel. Pour l’aborder pleinement, il faudrait disposer de données multiples sur des segments fins (beaucoup plus combinatoires) de population localisée (dans l’espace et le temps).
Une importante question explicative se pose: celle de la ségrégation résidentielle (co-présence et co-absence) de ces catégories de population dans les cantons-villes. Le tableau 4 fournit une première approche de réponse à cette question.
On y lit clairement une tendance à «l’évitement social (tableau 4a) et culturel (tableau 4b)» puisque cadres supérieurs et moyens cohabitent souvent et cohabitent moins avec ouvriers et employés : l’observation serait sans doute plus marquée à échelle plus fine (quartiers urbains, types de périurbain). L’évitement culturel accompagne en l’aggravant l’évitement social, auquel il est fort lié : les titulaires d’un diplôme universitaire tendent à résider à l’écart de populations de niveau culturel modeste. Mais, encore une fois, il s’agit d’un processus tendanciel (et non absolu) qui ne produit ses effets que dans la durée.
Processus sur la durée
Historiquement, l’inégalité des revenus dans la France métropolitaine est un fait, observable à différentes échelles, mais elle s’est, au fil du temps, géographiquement accusée et organisée dans des territoires plus amples, socialement comme démographiquement plus homogènes.
La figure 7 montrait le rôle, à l’échelle des communes de quatre régions urbaines, du processus combinant périurbanisation autour des grandes villes centre et désindustrialisation dans les espaces «écartés», situés assez loin des principales métropoles.
Deux dynamiques ont agi conjointement pour remodeler les territoires:
La combinaison, plus ou moins simultanée de ces deux processus tendanciels, provoque le type de recompositions socio-territoriales que l’on lit dans les documents précédents:
Quelques références
BRUNET R. (2008). Inégalités locales de revenus: l’exemple de l’agglomération de Tours. Observatoire des inégalités. En ligne
GUILLUY C. (2013). Fractures françaises. Paris: Flammarion, coll. «Champs-essais», 186 p. ISBN: 978-2-08-128961-1
LABRADOR J. (2013). Une forte hétérogénéité des revenus en Île-de-France. INSEE. En ligne
STIGLITZ J. (2012). Le prix des inégalités. Paris: Éditions Les liens qui libèrent, 510 p. ISBN: 978-2-918597-99-5
WANIEZ Ph. (2009). «Fiscalité et territoire en France: l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques (IRPP)». Cybergeo, art. 454.
En ligne
Pour accéder aux données INSEE sur niveaux de vie – revenus – patrimoines en ligne