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Cartographier le Liban

Cartographier le Liban est une tâche à la fois nécessaire et sensible. La guerre et la reconstruction ont profondément modifié les territoires, rendant caducs les documents existants, comme le montrent les articles rassemblés dans ce dossier. Rétablir l’État libanais dans des prérogatives minimales de souveraineté et de gestion territoriale a pour préalable indispensable un état des lieux et de leurs changements. Enfin, reconstruire le rapport identitaire entre nation et territoire peut s’appuyer sur les cartes, comme cela a été souvent le cas dans d’autres parties du monde. Mais en même temps, la cartographie qui fixe des situations et par conséquent les figent peut être vue comme une menace lorsque les rapports de force ne sont pas stabilisés.

Face à ce triple défi, réaliser la cartographie du Liban se heurte à nombre d’obstacles, à commencer par l’absence de données détaillées. À titre d’exemple, le dernier recensement national a été réalisé sous le mandat français, en 1932, si bien que toutes les informations de populations actuelles découlent d’estimations. La connaissance des dynamiques récentes doit donc passer par des estimations ou par des méthodes d’évaluation différentes, notamment l’imagerie spatiale et les sondages. D’autre part, il existe encore des incertitudes sur les tracés frontaliers (comme le montrent dans ce dossier Éric Verdeil et Michael Davie) et sur les limites des municipalités, si bien que la représentation exacte est techniquement impossible et que les compromis cartographiques qui permettraient d’obvier à cet inconvénient risquent d’être perçus négativement par les lecteurs libanais. La petite taille du territoire est un autre facteur à prendre en compte: elle pose des problèmes particuliers liés aux dimensions des unités pertinentes et à leur représentation. À trop vouloir détailler, on perd une vision d’ensemble qui apparaît à d’autres échelles de représentation.

Enfin, cartographier le Liban – tout comme un autre territoire – requiert de disposer d’hypothèses interprétatives sur la réalité à représenter, c’est-à-dire sur les éléments constitutifs des territorialités libanaises, à mettre en regard des éléments factuels disponibles. Ces hypothèses ne peuvent faire l’économie de trois éléments principaux:

  • la question communautaire: dix-huit communautés religieuses sont reconnues. Elles définissent l’identité des individus indépendamment de toute pratique ou croyance, puisque la religion familiale, si elle n’est plus inscrite depuis peu sur les documents d’identité, le reste dans les registres d’état civil. Les conflits entre les communautés ont été vus comme une des clés d’explication du conflit libanais, de même que la paix civile requiert un équilibre entre ces communautés, réaffirmé dans les accords de Taef. Sur le plan géographique, cette question communautaire a diverses implications: une dimension électorale puisque l’on vote dans le village d’origine de sa famille, qui demeure un référent identitaire pour tous les Libanais, où qu’ils vivent; une dimension matérielle liée aux édifices religieux, terrain de rivalité entre groupes; une dimension du pouvoir des différentes confessions, qui contrôlent certains affiliés ou obligés et très matériellement certains quartiers. À l’inverse, le «modèle libanais» prétend faire de la coexistence pacifique entre communautés son fondement, et il y réussit en grande partie. Il est donc indispensable de définir quel rôle explicatif on fait jouer à cette variable communautaire;
  • le deuxième élément tient au rôle de Beyrouth dans le pays, la capitale où réside au moins la moitié des Libanais. Mais une large partie des résidents de la capitale n’y votent pas, et pratiquent souvent des mobilités hebdomadaires ou saisonnières entre leur logement à Beyrouth et le village d’origine, et souvent une destination à l’étranger. Ils montrent ainsi une territorialité multiple à deux ou trois volets (le village, Beyrouth et le reste du monde). En assignant une localisation fixe aux habitants, la carte risque de conduire sur des fausses pistes;
  • les rapports entre le Liban et le reste du monde peuvent s’analyser à trois échelles au moins: le voisinage immédiat, les pays arabes et le reste du monde. La première échelle tient en particulier aux rapports avec la Syrie et à la persistance des tensions avec Israël – État qui n’est pas reconnu par le Liban et n’apparaît donc pas sur les cartes officielles – mais dont les avions survolent Beyrouth lorsque les tensions politiques montent et qui occupait le Sud du pays jusqu’en 2000, sans parler de la question toujours pendante de Chebaa. À une autre échelle, sont en jeu les rapports du Liban avec les pays arabes et le reste du monde. Il reçoit des premiers des touristes et des capitaux, avec l’ambition de refaire de Beyrouth la grande place bancaire, culturelle et commerciale qu’elle a été. Enfin, l’Europe, les Amériques, l’Australie, l’Afrique de l’Ouest accueillent d’importantes communautés libanaises de la diaspora. Les rapports entre ces groupes et le Liban sont complexes. Certains de leurs membres restent très liés au Liban, y retournent régulièrement, envoient des fonds; alors que d’autres perdent peu à peu ces relations. Quoi qu’il en soit, une bonne part de l’activité économique du Liban dépend de la diaspora, qui achète des logements, place des capitaux, entretient des maisons de village ou des lieux de culte. On ne peut donc comprendre les logiques d’organisation locales sans les placer dans ces dynamiques transnationales.

C’est par rapport à ces trois interrogations que l’on propose une lecture de récentes publications: deux Atlas du Liban édités l’un par l’Université Saint-Joseph, l’autre par l’IAURIF, ainsi qu’un Atlas de l’agriculture, œuvre en collaboration de la FAO et du ministère de l’agriculture.

1. Couverture de ASSAF Raoul, BARAKAT Liliane, dir. (2003). Atlas du Liban, Géographie, histoire, économie. Beyrouth: Presses de l’Université Saint-Joseph, 107 p.

Les géographes de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth(1) ont réalisé un Atlas du Liban (fig. 1) de facture classique, destiné en particulier à l’enseignement. Malgré des apparences modestes, il s’agit d’un projet ambitieux puisqu’il vise rien moins qu’à montrer «les raisons pour lesquelles le Liban est aujourd’hui ce qu’il est». Le propos est donc clairement celui de fonder dans l’examen du territoire les bases de la nationalité libanaise, d’en cerner l’identité faite d’influences multiples. Malheureusement, les cartes présentées ne comportent aucune indication d’échelle. Une particularité d’autant plus gênante que les planches cartographiques représentent sur une page de même taille l’ensemble de la Méditerranée (échelle approximative 1/40 000 000), le Proche-Orient (1/20 000 000), le Liban (1/1 000 000), la région métropolitaine de Beyrouth (1/150 000) et le centre ville (1/20 000). Cette lacune, difficilement pardonnable pour une équipe de géographes, risque de créer chez les collégiens libanais beaucoup de confusions sur ce qu’ils sont.

Passant en revue les milieux, la géohistoire et les éléments récents d’organisation de l’espace, l’ouvrage est sans surprise. Il met en regard cartes et photos avec d’utiles commentaires qui font de cet atlas un bon point de départ pour la connaissance du Liban. Les premières planches spatialisent l’histoire du Liban depuis le Paléolithique, sans pour autant le replacer dans le cadre proche-oriental, qui eût pourtant été éclairant. Le partage du Proche-Orient entre les principales puissances – Turquie, France et Grande-Bretagne – est évoqué mais non cartographié.

Pour la période récente, cet atlas souffre de l’insuffisance des sources disponibles, et doit se contenter de présenter une cartographie à l’échelle des huit mohafazat, mailles trop larges là où fonctionnent des formes d’organisation micro-régionales à l’échelle des vallées. Dans ce cas, la carte serait avantageusement remplacée par un tableau ou un graphique. La question communautaire est abordée dans les dernière pages uniquement sous l’angle strictement religieux (croyances, organisation des églises). L’Atlas se termine par la rénovation du centre-ville de Beyrouth en reproduisant sans appareil critique les plans de l’entreprise SOLIDERE (Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth).

Autant dire que cet ouvrage laisse une impression partagée, de même que l’Atlas des espaces religieux, également réalisé par l’Université Saint-Joseph, qui n’est pas un atlas, mais recouvre un programme de recherche de longue haleine. On peut trouver en ligne un certain nombre de documents, dont une intéressante carte des lieux de cultes à Beyrouth.

Les périmètres irrigués

2. Les périmètres irrigués. Extrait de AWADA Fouad (2004). Atlas du Liban. Beyrouth: IAURIF/Éditions du Conseil du développement et de la reconstruction/Dar al-Handasah.

Le parimoine paysager

3. Le patrimoine paysager. Extrait de AWADA Fouad (2004). Atlas du Liban. Beyrouth: IAURIF/Éditions du Conseil du développement et de la reconstruction/Dar al-Handasah.

La réalisation d’un Atlas du Liban (fig. 2 et 3) faisait également partie du cahier des charges de l’étude réalisée par l’IAURIF (Institut d’aménagement et d’urbanisme de la région Île-de-France) et le bureau d’études libanais Dar al-Handasah dans le cadre de l’élaboration du schéma directeur d’aménagement du territoire libanais(2). Le résultat est un ouvrage d’une centaine de pages qui devrait être diffusé au Liban et, on l’espère, plus largement. L’IAURIF a apporté un savoir-faire technique et cartographique qui fait de cet atlas grand format un volume séduisant pour l’œil. Contrairement à la compilation précédente, l’ouvrage de l’IAURIF s’organise suivant une démonstration précise: état des lieux, problématiques et propositions pour l’aménagement du territoire. Évidemment, faute de données démographiques et donc de projections minimalement crédibles, l’exercice de réflexion prospectif sur l’aménagement du territoire devient complexe. Il faut saluer l’effort de l’équipe pour combler par tous les moyens possibles les lacunes de la documentation et en offrir un rendu cartographique très expressif, avec notamment de très beaux blocs-diagrammes qui montrent très concrètement l’organisation de l’espace à l’échelle d’un versant ou d’une vallée.

Cet atlas a une finalité différente de celui de l’Université Saint-Joseph: accompagner et justifier la politique d’aménagement du territoire. Il est centré sur la notion de consommation de l’espace, terme qui n’est pas défini mais recouvre en fait les changements d’usage du sol. Cette formulation ne laisse pas d’intriguer. Elle implique un jugement négatif, l’espace «consommé» ne pouvant être remplacé, ce qui n’est évidemment pas le cas même si le retour d’un secteur urbanisé à un usage agricole ou naturel est rare. Il existe au Liban des processus de conquête par l’urbanisation de terrains escarpés (Faour et al., 2005) et de remblais maritimes (Verdeil, 2002), soit d’extension des terres urbanisables, mais pas de consommation. On serait plus tenté de parler de production de l’espace, selon une expression familière, pour comprendre les liens entre logiques de marché, disponibilité relative de capitaux et flexibilité différentielle de la réglementation (Bakhos, 2005).

Les conclusions auxquelles parvient l’IAURIF ont un certain air de familiarité pour le lecteur français puisque les recommandations portent sur le vote d’une loi Littoral, d’une loi Montagne et la création de parcs naturels régionaux. Il s’agit là d’outils qui, en France, n’ont pas donné que des satisfactions. Sont-ils adaptés au Liban? Comment prendre en compte la taille du pays, dont l’aménagement pour être cohérent devrait être pensé dans sa totalité, et non pas en micro-unités? Il est permis de se demander quelle est la viabilité de ces propositions transplantées de France au Liban.

Par rapport aux thèmes d’actualité, l’ouvrage ne dit mot ni des relations du Liban avec le reste du Monde, en particulier avec la Syrie, ni de la dimension communautaire – silence prudent qui résulte à l’évidence des caractères particuliers de la commande – mais qui conduit à se demander quelle est la viabilité politique des propositions émises.

Dans un autre genre, le ministère de l’Agriculture a réalisé avec la FAO(3) un Atlas de l’agriculture (fig. 4 et 5) libanaise,  également disponible en ligne. Les documents papiers (et diffusés également sur cédérom) sont pour certains très intéressants grâce à une base de données issues d’un recensement à la parcelle. Même si l’on sait les statistiques douteuses, il n’en reste pas moins que les cartes réalisées permettent d’apprécier avec finesse l’aire d’extension de certaines cultures spécialisées, l’élevage, l’irrigation. Autant de données utiles pour un aménagement local de l’espace, même si la vraie vie – économique – est ailleurs, et non pas dans les très faibles quantités produites. Ces cartes conduisent à survaloriser des phénomènes représentés — parce qu’ils faisaient partie du questionnaire d’enquête — par rapport à d’autres variables.

Importance de la surface agricole utile des exploitations

4. Importance de la surface agricole utile des exploitations. Extrait de MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE/FAO (2005). Atlas agricole du Liban. Beyrouth: Ministère de l’Agriculture/FAO, Projet assistance au recensement agricole, 112 p.

Répartition de la surface agricole utile irriguée

5. Répartition de la surface agricole utile irriguée. Extrait de MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE/FAO (2005). Atlas agricole du Liban. Beyrouth: Ministère de l’Agriculture/FAO, Projet assistance au recensement agricole, 112 p.

Au total, ces trois ouvrages montrent des conceptions différentes de ce que doit être un atlas, terme à la mode et qui prête à confusion. Ces différences ne résultent pas seulement d’options techniques, elles traduisent également des façons différentes d’envisager les territorialités libanaises.

Sébastien Velut

Bibliographie

BAKHOS Walid (2005). «Le rôle de la puissance publique dans la production des espaces urbains au Liban». M@ppemonde, n° 80

FAOUR Ghaleb, HADDAD Théodora, VELUT Sébastien, VERDEIL Éric (2005). «Beyrouth: Quarante ans de croissance urbaine». M@ppemonde, n° 79.

VERDEIL É. (2002). «Entre guerre et reconstruction, remblais et empiétements littoraux à Beyrouth», in GOELDNER L., VELUT S., YELLES-BARON N. (coord.), Le Littoral. Mélanges en hommage à Fernand Verger. Paris: Presses de l’École normale supérieure, p. 321-337, ISBN: 2-7288-0276-9.

Notes

1. ASSAF Raoul, BARAKAT Liliane, dir. (2003). Atlas du Liban, Géographie, histoire, économie. Beyrouth: Presses de l’Université Saint-Joseph, 107 p., ISBN: 995-390155-4

2. AWADA Fouad (2004). Atlas du Liban. Beyrouth: IAURIF/Éditions du Conseil du développement et de la reconstruction/Dar al-Handasah.

3. MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE/FAO (2005). Atlas agricole du Liban. Beyrouth: Ministère de l’Agriculture/FAO, Projet assistance au recensement agricole, 112 p. (existe en version cédérom).