Une course vers le ciel. Mondialisation et diffusion spatio-temporelle des gratte-ciel
«Nous construisons à une hauteur qui rivalisera avec la tour de Babel».
William Le Baron Jenney, 1883 (cité par Judith Dupré, 2005)
«Les signes s’exposent dans une matière, une forme et plastique qui ont une double fonction d’usage et de représentation».
Armand Frémont, 1976
Le débat sur la construction de tours est récurrent dans les capitales européennes [1]. Si Londres s’est lancée dans la course au gratte-ciel avec les constructions récentes de One Canada Square (1991, 235 m) — le plus haut immeuble habitable de Grande-Bretagne, situé à Canary Wharf — et du Swiss Re Building (2004, 180 m) dans la City, la plupart des autres capitales européennes semblent à la traîne, même si quelques villes telles que Vienne ou Francfort font figure de précurseurs (Károlyi, 2007). Dans la capitale française, les réticences à la construction de tours sont encore fortes, et au cœur de Paris la Tour Montparnasse (1972, 210 m) comme la Tour Zamansky (1970, 90 m) sont finalement bien isolées dans les arrondissements centraux, tandis que dans certains arrondissements périphériques ont fleuri quelques bouquets de tours aujourd’hui décriées, telles que celles du Front de Seine (16 tours de 96 m dans le 15e arrondissement), celles du quartier des Olympiades et du quartier Massena (13e) et enfin les Orgues de Flandre et la Tour de Flandre dans le quartier de la Villette (19e). À quelques kilomètres, hors des murs de la capitale, le quartier d’affaires de la Défense se hérisse de tours de plus en plus hautes, tandis que les plus anciennes sont «régénérées» avec l’intention affichée d’attirer les investisseurs et les promoteurs étrangers (Paquot, 2007). On le voit d’emblée, ce sont surtout les quartiers d’affaires, la City et Canary Wharf, la Défense, le Bankenviertel de Francfort qui sont des quartiers de gratte-ciel. Le lien entre ces bâtisses et les sphères économique et financière paraît donc primordial. En effet, la dynamique du secteur de l’immobilier est fortement corrélée aux conjonctures économiques nationales ou mondiales. C’est d’autant plus vrai pour les immeubles de grande hauteur dont la construction est particulièrement onéreuse et fortement dépendante des capacités d’investissement disponibles. Pour autant, il existe d’autres ressorts à la construction de ces impressionnants bâtiments, qui sont autant, sinon plus importants. Les gratte-ciel sont, en effet, des emblèmes d’une entreprise, d’une ville, voire d’un pays. Ce sont des signaux qui sont envoyés sur la scène mondiale avec des objectifs bien précis qui relèvent essentiellement du marketing urbain.
Dans une première partie, après avoir défini ce que nous entendons par tour et par gratte-ciel, nous reviendrons brièvement sur l’histoire — très bien renseignée d’ailleurs — de leur apparition, de leur diffusion et de leur croissance, en nombre comme en taille. Ensuite, nous mettrons en évidence les liens à la fois fonctionnels et symboliques que les gratte-ciel entretiennent tant avec les entreprises auxquelles ils appartiennent qu’avec les villes dans lesquelles ils sont localisés. Nous nous attarderons sur la manière dont ils peuvent être utilisés dans la communication pour la construction d’une image. Nous nous pencherons enfin sur le rôle qu’ils jouent à l’échelle mondiale, sur la manière dont ils symbolisent la puissance et le potentiel des États. Pour cela, nous nous appuierons sur les dynamiques spatiales et temporelles qui expliquent leur répartition, avant de voir dans quelle mesure ils constituent, finalement, un symbole de dynamisme et de puissance projeté sur la scène mondiale.
Tours et gratte-ciel
Dans pratiquement toutes les cultures, on observe une tendance commune à la construction vers le ciel, souvent à des fins de prestige (Dupré, 2005). Ces constructions en hauteur ont pu prendre des formes diverses, depuis les pyramides égyptiennes ou mexicaines jusqu’aux clochers des cathédrales ou aux minarets des mosquées en passant par les beffrois et autres campaniles; leur construction a parfois fait l’objet d’une véritable émulation entre les villes européennes. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, ces monuments religieux ou publics étaient à peu près les seuls bâtiments de grande taille dans les villes.
Pourquoi les gratte-ciel?
La construction de gratte-ciel commence timidement à la fin du XIXe siècle. S’il est difficile d’identifier et, par conséquent, de dater le premier gratte-ciel construit, il est en revanche certain que ce sont les entrepreneurs de New York et de Chicago qui ont été les précurseurs dans cet exercice. Malgré la querelle entre les deux villes, il semblerait tout de même que le premier immeuble considéré comme un gratte-ciel soit celui d’une compagnie d’assurance, le Home Insurance Building (10 étages, 42 m) achevé à Chicago par William Le Baron Jenney en 1885. Ce n’est pas tant sa hauteur qui est remarquable que la technique employée pour le construire: c’est la première fois que la maçonnerie traditionnelle est remplacée par un squelette de poutrelles en fer (remplacé plus tard par l’acier) qui permet d’alléger la structure et donc de construire plus haut qu’auparavant. C’est également l’invention de l’ascenseur pour le transport des personnes au milieu du XIXe siècle qui autorise la construction en hauteur, puisque cette invention permet de s’affranchir des capacités physiques du public (Gottmann, 1966). Les progrès dans la construction sont rapides et, dès 1913, la limite des 200 m est dépassée par le Woolworth Building (57 étages, 241 m) à New York. L’émergence et la diffusion des gratte-ciel sont analysées par Jean Gottmann dès 1966. Soulignant que leur fonction principale est d’accueillir des bureaux, même si certains gratte-ciel sont des résidences ou des hôtels, il explique l’engouement pour les gratte-ciel par une révolution intellectuelle et sociale: la transformation d’une grande partie de la main-d’œuvre ouvrière en «cols blancs» et la place de plus en plus importante des entreprises de services. Les gratte-ciel regroupent ainsi les centres décisionnels des grands groupes économiques au centre des villes et permettent de densifier l’espace en des lieux particulièrement recherchés car bien situés. Les skylines qu’ils forment au cœur des villes sont donc, selon Jean Gottmann (1966), l’expression du besoin de concentration d’une civilisation concurrentielle et de la nécessité de maximiser les contacts (Crouzet, 2003).
1. Les 200 plus grands gratte-ciel par pays selon la date de construction |
Nb: Le World Trade Center, qui depuis sa destruction ne fait plus partie de la liste a été rajouté à titre indicatif. Dans les pays arabes, on retrouvera Bahrein (4 gratte-ciel dans la liste), l’Arabie Saoudite (2), Koweit (1) et le Qatar (1). Les pays asiatiques présents sur la liste sont la Corée du Sud (4), Taïwan (2), la Thaïlande (2), la Corée du Nord (1), l’Indonésie (1) et les Philippines (1). L’Europe est représentée par l’Allemagne (2) et l’Espagne (2). |
La crise économique des années 1930, puis la seconde guerre mondiale ralentiront provisoirement la construction de gratte-ciel (fig. 1). Mais la course vers le ciel reprend de plus belle dans les années 1960 et surtout dans les années 1970, stimulée par la concurrence entre Chicago et New York; elle sera à peine ralentie par les deux chocs pétroliers successifs. Si à leurs débuts les gratte-ciel étaient une exclusivité du paysage urbain nord-américain (Gottmann, 1966), ils se diffusent vite hors de leur berceau. Les États-Unis continueront de dominer dans cet exercice architectural jusqu’aux années 1990. Puis, on entre véritablement dans une logique de diffusion mondiale. Les pays asiatiques se lancent dans la construction de gratte-ciel, bientôt suivis par les pays du golfe Persique. La Chine et les Émirats arabes unis mènent désormais une véritable course à la hauteur (fig. 1). Dans le courant de l’été 2009, un palier a été franchi avec l’achèvement de la Burj Dubaï (rebaptisée depuis Burj Khalifa) qui culmine à 828 m (162 étages), pulvérisant ainsi le précédent record, détenu par la Taipei 101 (Taipei, 509 m, 101 étages) de plus de 300 m. Mais les choses ne devraient pas en rester là: les architectes auraient déjà dans leurs cartons des projets de tours de plus de 1 000 m. Les projets Nakheel Tower (1 200 m, Dubaï, Émirats arabes unis) et Bionic Tower (1 220 m, Shanghai, Chine) ont semblé les plus susceptibles de se concrétiser jusqu’à ce que la crise économique de 2008-2009 les remette en sommeil.
Dans la course vers le ciel, les mots ont leur poids
Le gratte-ciel est un objet dont les formes architecturales sont variables avec des dénominations multiples (Hugron, 2007). On a souvent fait preuve d’inventivité pour ne pas utiliser le terme «gratte-ciel» trop connoté Amérique du Nord.
Les bâtiments de grande hauteur n’ont pas tous le même statut, ce qui influe sur les «records» qui sont affichés. La base de données commerciale Emporis distingue, d’une part, les tours et, d’autre part, les gratte-ciel. Si les tours sont probablement plus connues du grand public, elles ne sont pas à proprement parler des immeubles. Ces constructions ont le plus souvent une fonction précise et unique, et la majorité d’entre elles sont simplement des tours techniques, notamment les tours de télévision et de communication comme la Tour Eiffel (325 m, Paris), l’Oriental Pearl Tower (468 m, Shanghai), la Fernsehturm (368 m, Berlin) et l’Ostankino (540 m, Moscou) ou encore la CN Tower (553 m, Toronto). Ces constructions techniques ont souvent attiré, au fil du temps — parfois dès l’origine — une notable fréquentation touristique.
De leur côté, les gratte-ciel, toujours selon Emporis, sont des constructions divisées en étages réguliers. Ce sont des bâtiments multifonctionnels, qui comprennent des bureaux mais aussi des hôtels, des commerces, des restaurants et des logements. Leur construction est plus complexe que celle des tours. Le site d’Emporis, qui recense les gratte-ciel et les immeubles de grande hauteur les distingue en fonction de la hauteur ou, si celle-ci n’est pas connue, du nombre d’étages [2]. Selon cette classification [3], ne pourraient prétendre au titre de gratte-ciel que les immeubles de plus de 100 m ou de plus de 39 étages, tandis que les grands immeubles se situent entre 35 et 100 m ou comptent entre 12 et 39 étages.
Cela est bien entendu source de confusion car, dans de nombreuses langues, en particulier en français, le terme «tour» est utilisé aussi bien pour désigner des immeubles d’habitation, comme la Tour Super-Italie (1974, 12 m) ou la Tour Prélude (1979, 123 m), que des immeubles de bureaux (Tour Montparnasse, Tour Zamanski) ou des tours techniques.
Lors de la construction d’une tour ou d’un gratte-ciel, la hauteur finale à laquelle s’élèvera le bâtiment est souvent tenue secrète. Il faut dire qu’il existe différentes manières d’en calculer la hauteur, car on est dans une logique de course au record. Ainsi, les fiches de renseignements sur les tours et les gratte-ciel donnent souvent les hauteurs «avec antenne» et «sans antenne» puisque ces dernières peuvent rajouter plusieurs dizaines de mètres à l’édifice. C’est le cas de la Tour Eiffel, 300 m à l’origine, qui n’a cessé de grappiller des mètres avec l’installation de nouvelles antennes. La 116e antenne, installée en 2005, l’a hissée à la hauteur de 325 m. Les fiches de renseignements les plus précises prennent donc soin d’indiquer la hauteur du dernier étage, la hauteur du toit et la hauteur de l’antenne.
Entreprises, villes et États: concurrence par gratte-ciel interposés
2. La Sears Tower, Chicago (cliché: C. Didelon, 2008) |
Mais pourquoi construire en hauteur alors que le coût de construction des gratte-ciel est plus élevé que ceux d’immeubles de taille plus modeste? Plusieurs raisons sont souvent invoquées, relatives aux densités de population, à la disponibilité et au coût du terrain. Selon des affirmations récurrentes, mais très discutées (McNeil, 2005), ce serait la faible disponibilité de l’espace qui aurait conduit les entrepreneurs de Manhattan à construire en hauteur. L’aspect fonctionnel des gratte-ciel, on l’a vu, entre également en considération. Ils rassemblent tous les services du siège social d’une entreprise ou des activités complémentaires entre elles. Mais il ne faudrait pas s’arrêter à une explication technique et utilitaire de la construction de gratte-ciel. Leur rôle est également symbolique: ils véhiculent «une image positive élaborée sur des éléments de valorisation architecturale et des éléments sociaux de notoriété» (Crouzet, 2003). Les gratte-ciel sont donc à la fois un élément symbolique de la puissance de leurs occupants et une vitrine flatteuse pour les villes et les pays qui les utilisent comme un outil de marketing parmi d’autres: ils témoignent de leur dynamisme.
Firmes et gratte-ciel
Un gratte-ciel est souvent associé à l’entreprise qui a voulu et financé sa construction. Selon Jacques Bonnet et Bruno Moriset (2003), la construction d’immeubles d’entreprises a toujours eu, par l’intermédiaire de l’architecture, une dimension artistique, voire culturelle et spirituelle. Plus d’une de ces bâtisses restent connues sous le nom de l’entreprise qui l’a fait bâtir, qui l’occupe ou qui l’a initialement occupée. C’est par exemple le cas de la Sears Tower à Chicago (1974, 442 m) (fig. 2) qui a gardé ce nom jusqu’en 2009 même si l’entreprise a quitté l’édifice en 1995, ou des Petronas Towers à Kuala Lumpur (1998, 410 m) (fig. 3), et de bien d’autres encore… Ainsi, la pyramide de la Transamerica à San Francisco (1972, 260 m) est à ce point liée à la Transamerica Corporation, une compagnie d’assurance-vie et d’investissement, qu’elle en est aussi le logo. C’est la première image que l’on découvre lorsque l’on se connecte sur le site Internet de l’entreprise. Ainsi, faire construire un gratte-ciel pour abriter ses activités, c’est aussi montrer la volonté de construire simultanément une image de l’entreprise [4]. Ce paramètre entre largement en compte dans l’investissement que représente un gratte-ciel et, selon Jérôme Monnet (1998), l’élaboration de ce symbole «[…] semble apporter à l’entreprise ou au capitaliste au profit desquels elle est mise en œuvre un bénéfice économique ou social suffisant pour justifier l´investissement financier que représente le bâtiment». Cet aspect symbolique est encore plus affirmé en Chine, jusque dans la conception du bâtiment. Ainsi, si la Jin Mao Tower à Shanghai (1998, 421 m) compte 88 étages, c’est parce que le chiffre 8 est un symbole de prospérité et d’argent.
3. Les Petronas Towers, Kuala Lumpur (cliché: C. Didelon, 2005) |
La recherche de la suprématie symbolique peut donner lieu à des luttes acharnées entre entreprises, particulièrement pour la réalisation des grands hôtels de luxe en zone urbaine. Ainsi, Valérie Gelézeau (2003) rapporte que la construction de l’Hôtel Lotte à Séoul dans les années 1970 a donné lieu à «une sorte de bataille architecturale» dont l’enjeu était d’en faire le bâtiment le plus prestigieux du centre-ville, afin de concurrencer les hôtels qui se trouvaient à proximité. La hauteur de la construction a été déterminée par la nécessité proclamée de dépasser deux buildings récemment inaugurés, le Samil Building (1971, 30 étages) et le President Hotel (1974, 28 étages).
Au-delà de leur utilité concrète les gratte-ciel sont donc également des instruments de communication pour les entreprises, des symboles de leurs capacités d’investissement et de leur maîtrise des techniques. Au final, ce sont des volontés d’expression plus que des volontés économiques (Dupré, 2005) qui guident leur construction.
Quand les villes s’en mêlent
La relation entre ville et gratte-ciel est également forte et l’implication des autorités municipales peut être grande, parce que ces bâtiments jouent un rôle primordial dans la structuration de la ville. En effet, les gratte-ciel, et surtout les activités qu’ils hébergent (bureaux, commerces), «vont contribuer à structurer l’espace urbain non seulement par leur existence même, mais par celle des infrastructures essentielles à leur fonctionnement, notamment de transport» (Bonnet, Moriset, 2003; Crouzet, 2003). Ils sont à l’origine, au moins aux États-Unis, de la forme des quartiers centraux. Mais, qu’ils soient centraux ou périphériques, ces quartiers d’affaires constitués de gratte-ciel abritent des fonctions relationnelles et informationnelles, ils contribuent également à arrimer une partie de la ville aux réseaux mondiaux (Veltz, 1996; Sassen, 1996).
Un symbole de la ville
Ce n’est pas tout… Si la pyramide de la Transamerica incarne l’entreprise, et si son rôle n’est certainement pas négligeable dans la structuration de l’espace urbain, elle est aussi un symbole de San Francisco, un bâtiment remarquable (landmark) qui fait que l’on reconnaît la ville lorsque l’on en voit une image. Tours et gratte-ciel font donc partie des éléments architecturaux qui peuvent symboliser une ville, comme la Tour Eiffel symbolise Paris. Souvent objets de fierté de la part de la population (ou parfois de vives critiques), ils peuvent être utilisés comme un outil de construction d’une identité. Les architectes peuvent concevoir leurs tours en se souciant plutôt du contexte local tel qu’ils le perçoivent, ou plutôt du contexte global, ou bien essayer de concilier les deux en affirmant la spécificité du lieu dans un bâtiment dont l’image doit avoir une portée mondiale. Ainsi, aujourd’hui, la dimension culturelle est affirmée dans les tentatives de différenciation du «style international» des tours de bureau modernes, comme les «minarets» des Petronas Towers à Kuala Lumpur (fig. 3), dont l’architecte a eu pour mission d’imaginer un bâtiment qui soit typiquement malais. C’est également le cas de la pagode ornée de dragons de la Taipei 101 (Bonnet, Moriset, 2003) et de la Jin Mao Tower qui évoque à la fois le Bund, quartier «art déco» qui lui fait face, et les traditionnelles pagodes chinoises. Cela va parfois plus loin puisque l’architecture de nombreux gratte-ciel chinois suit les lois du Feng Shui (McNeil, 2005).
Les villes sont d’autant plus attachées aux gratte-ciel et aux tours, que certains jouent un rôle touristique majeur. La Tour Eiffel est l’un des monuments les plus visités de France (jusqu’à 6,93 millions de touristes en 2008) et c’est l’objet qui se vend le mieux dans les boutiques de souvenirs, au point que l’on en trouve partout à Paris, mais aussi dans presque toute la France. À Toronto, la fonction première de la CN Tower est quasiment oubliée par les milliers de personnes qui visitent chaque année cette «merveille du monde technologique» et marchent en tremblant sur son plancher de verre. À Kuala Lumpur, le succès des Petronas Tower est tel que le nombre d’entrées journalières a dû être limité pour des raisons de sécurité. La mise en scène touristique des tours et gratte-ciel qui sont devenus des monuments conforte leur rôle symbolique. Quand les gratte-ciel ne se visitent pas, cela engendre souvent une forte frustration chez les touristes. C’est le cas des plus hauts gratte-ciel des institutions bancaires de Hong Kong, si bien que les guides de voyage s’emploient à trouver quelques astuces pour pouvoir s’y introduire. Enfin, la gloire est définitivement assurée si un bâtiment apparaît dans un film, ou mieux, si une partie de l’action s’y déroule comme c’est le cas des Petronas Towers dans le film Haute Voltige de Jon Amiel (1999).
Du fait de ce fort rôle symbolique, les entreprises ne sont pas toujours laissées seules face à l’énorme investissement que représente un gratte-ciel. En effet, au-delà de la puissance des entreprises, c’est la puissance des autorités municipales qui s’exprime dans la construction (Monnet, 1998). Ainsi, aux États-Unis, les pouvoirs publics se mettent au service d’une coalition d’acteurs privés pour monumentaliser le pouvoir économique dans les gratte-ciel des Central Business Districts (CBD), suivant une logique qui n’obéit pas seulement à la rationalité économique. En effet, opérations concertées ou non, vus de l’extérieur, les gratte-ciel sont un signal de la capacité d’invention et de renouvellement de la ville.
Un outil pour vendre
4. Hong Kong (cliché: C. Didelon, 2007) |
Démonstration de richesse, de capacité d’investissement, les gratte-ciel sont aussi une démonstration de maîtrise technologique, de dynamisme du tissu industriel et économique local. Ce sont donc des messages envoyés à l’intention des visiteurs et des investisseurs, et ils font partie, comme d’autres choses (spécialités culinaires, monuments, sites, richesse culturelle, personnages célèbres, etc.), de la trousse à outils des municipalités et parfois des États pour donner une image positive de la ville ou du pays. Ce sont des «images pour vendre» (Ferras, 1990) qui proposent la ville comme produit. La ville est donnée à voir selon des règles qui relèvent des lois du marketing et de stratégies sur l’espace (Paulet, 2002). Mike Davis (2007) rapporte que «du point de vue d’un promoteur immobilier, cette monstrueuse cicatrice futuriste [qu’est le Burj Dubaï] est simplement un argument de vente à l’adresse du marché mondial» et que «sans Burj Dubaï, le Palmier ou l’île monde, franchement, qui parlerait de Dubaï aujourd’hui?». Ainsi, les villes dans lesquelles sont localisés les plus beaux spécimens de gratte-ciel — ou les plus impressionnants — deviennent des vitrines de leur pays, comme Shanghai pour la Chine, ou Pékin qui s’est dotée en 2005 «de trois tours, à Xi Zhi Men, situées sur l’axe est-ouest de la ville, totalisant 200 000 m2 de surfaces commerciales et de services, abritant aussi le musée d’histoire de la capitale, occupant 80 000 m2» (Wackermann, 2008).
5. Shanghai (cliché: C. Didelon, 2005) |
6. Dubaï (cliché: C. Didelon, 2009) |
Cela est d’autant plus vrai quand le paysage urbain est redessiné par une concentration de gratte-ciel qui donnent une silhouette reconnaissable à la ville. Jacques Bonnet et Bruno Moriset (2003) soulignent ainsi que «l’immobilier d’entreprise exerce d’emblée une fonction architecturale et paysagère dont l’impact apparaît comme évident dans le cas des grandes métropoles d’affaire». Valérie Gelézeau (2003) montre ainsi comment l’Hôtel Lotte à Séoul a joué le rôle d’icône des succès de la ville et comment la municipalité l’a utilisé dans la construction d’une skyline devant symboliser la réussite économique. En effet, les gratte-ciel sont employés pour «créer de beaux parcours oculaires et des paysages gratifiants» (Paulet, 2002), ce qui n’est pas négligeable puisque les skylines particulièrement réussies et spectaculaires de certaines villes contribuent à forger leur réputation. Il existe même un classement des plus belles skylines du monde, dominé jusqu’à aujourd’hui par Hong Kong (fig. 4). Quant à celle de New York, elle a beaucoup perdu de son «identité» avec l’effondrement des Twin Towers en 2001. Ainsi, la conception d’une skyline est-elle l’objet de toutes les attentions, notamment dans les villes qui veulent s’affirmer, comme celle qui continue à émerger de l’autre côté du Bund à Shanghai (fig. 5) ou le long de la Sheikh Syed Road à Dubaï (fig. 6). Toutefois certains quartiers de grands immeubles, hérissés d’autant de tours que possible, ne jouent pratiquement aucun rôle dans l’image de la ville. C’est le cas de la Défense à Paris, dont le rôle symbolique est négligeable par rapport à celui de la Tour Eiffel, mais aussi de nombreuses villes, comme São Paulo (fig. 7) où la fonction de très nombreux grands immeubles est plus résidentielle que symbolique, à part dans quelques quartiers comme autour de l’avenue Paulista. Enfin, l’évolution constante du paysage urbain formé par la skyline peut être l’objet de fortes controverses comme à Londres (Appert, 2008, 2009) et dans certaines villes balnéaires où les forêts de gratte-ciel sont plus décriées que valorisées puisqu’elles contribuent à défigurer les sites qui ont fait l’attrait de la ville.
Mais, globalement, la concurrence fait rage entre les villes d’un même pays et entre les pays. La rivalité historique dans la construction de gratte-ciel entre Chicago (Sears Tower, John Handcock Tower) et New York (Woolworth Building, Chrysler Building, Twin Towers) est bien connue. Elle est latente entre Londres et Paris, où selon Thierry Paquot (2008), «un petit groupe de personnalités “branchées” s’active autour du maire pour qu’il lance la construction de tours afin de ne pas faire honte à la capitale, car il s’agit de cela, et d’imiter les autres grandes agglomérations comme Londres, Barcelone, Vienne, Dubaï, Shanghai et que sais-je encore».
De l’expression de la concurrence sur la scène mondiale à celle d’une société mondiale
7. São Paulo (cliché: C. Didelon, 2009) |
Dans un monde aux multiples cultures, nous sommes habitués à la multiplicité des points de vue. Selon Jean-Pierre Paulet (2002), cela rend la symbolique du gratte-ciel d’autant plus remarquable. En effet, les tours et gratte-ciel symbolisent une tradition politique, un mode de vie, à l’instar de leur «ancêtre», qui symbolisait déjà le «rêve américain», l’Empire State Building (381 m, 1931) (Wackermann, 2008). Cette symbolique du gratte-ciel a donné lieu à un affrontement architectural dans le contexte de la guerre froide, mais depuis les années 1990 et l’accélération de la course à la hauteur, c’est un système mondial unifié qui semble surgir des forêts de buildings.
De l’affrontement idéologique…
Associés dès leurs débuts aux États-Unis (Gottmann, 1966), les tours et gratte-ciel incarnent une image de la modernité à «l’occidentale» et sont l’un des puissants symboles du capitalisme. Selon Philippe Pinchemel (1963), le gratte-ciel d’acier, d’aluminium et de verre, est réellement «l’expression de la civilisation moderne». L’émergence de ce symbole naît de la rencontre d’une forme et d’une fonction. Les gratte-ciel sont ainsi «une sorte de lien entre le réel (ce qu’ils sont, des bâtiments de haute taille) et un système de valeurs, basé sur la culture et l’idéologie d’une certaine partie de la population mondiale au XXe siècle» (Godart, 2001). À la fois sièges de sociétés transnationales (et des services qui leur sont associés) et images du capitalisme et du libéralisme (Paulet, 2002), les gratte-ciel sont comme «l’Empire State Building, à la fois symbole et acteur technique de la mondialisation de l’économie» (Dumont, 2008). Ce phénomène a son revers, ainsi que l’a montré le choix des Twin Towers, symbole de l’Amérique capitaliste et financière, comme cible des attentats du 11 septembre 2001, à côté d’autres symboles de l’État américain comme le Pentagone et vraisemblablement le Capitole.
C’est à ces symboles que se sont opposés les grands monuments du communisme. Comme le montre Jean Gottmann (1966), les dictionnaires soviétiques des années 1950 précisent que les gratte-ciel sont «l’expression de la cupidité excessive des capitalistes qui veulent retirer le plus de revenus possible d’un morceau de terrain». Ils estiment d’ailleurs que ces bâtiments ont un impact très négatif sur la qualité architecturale des villes américaines et sur les valeurs communautaires de la société. Cette position explique l’entrée relativement tardive des Soviétiques, au milieu des années 1950, dans la course à la hauteur (fig. 8); ils se lancent tout de même dans la course, pour tenter d’exprimer de manière symbolique les valeurs du communisme. Comme le rapporte Alain Musset (2005), «À Varsovie, ce rôle symbolique était assuré par le gigantesque Palais de la culture et des sciences qui, avec ses 213 m de haut surmonté d’une aiguille de 43 m, reste un des plus hauts buildings d’Europe. Bâti entre 1952 et 1955, à l’initiative de Staline, il était destiné à cimenter l’amitié entre le peuple russe et le peuple polonais et à exprimer les idéaux universels du marxisme triomphant. Il permettait aussi de défier sur leur propre terrain les gratte-ciel bassement capitalistes qui caractérisent la civilisation nord américaine en particulier l’Empire State Building […] le bâtiment proclamait haut et fort les vertus de l’Internationale socialiste […]». Les tours de télévision, notamment les tours berlinoises (Fernsehturm, 1969) et moscovites (Ostankino, 1967), ont également été mobilisées comme symboles de la puissance du camp socialiste. La bataille architecturale a atteint un tel niveau dans les années 1970 qu’Armand Frémont (1976) pose la question de savoir s’il est «besoin d’insister longtemps sur tout ce qu’expriment le jaillissement des immeubles de verre et d’acier dans les Central Business District du capitalisme triomphant ou le dégagement d’immenses perspectives monumentales dans les métropoles de l’Est socialiste?».
8. La diffusion du phénomène gratte-ciel: une mondialisation inachevée |
…à l’acceptation des règles du jeu
L’environnement, en particulier l’environnement urbain, porte l’empreinte des sociétés qui bâtissent des monuments à leur image (Paulet, 2002). Les paysages urbains portent donc la marque de la volonté d’une société d’exécuter son projet, d’aménager son espace en fonction de son système de valeurs et de sa vision du monde. La représentation cartographique (fig. 8) de la date à laquelle les pays sont entrés, grâce à l’un de leurs bâtiments, dans la liste très fermée des 200 plus grands gratte-ciel du monde (elle ne compte que 22 pays) met en évidence une dynamique spatio-temporelle qui, partie des États-Unis au début du XXe siècle, touche peu à peu l’ensemble des foyers de développement économique. Ainsi, après une étape en URSS, au plus fort de la guerre froide, au Japon, au Canada et en Australie, calée sur le modèle de développement états-unien, la course à la hauteur engagée depuis les années 1990 en Chine et aux Émirats arabes unis tendrait donc à montrer que ces pays ont intégré et accepté les règles du jeu du capitalisme et du libéralisme. Bien davantage, ils semblent lancer un défi aux puissances, jusqu’alors dominantes dans ce jeu, sur leur propre terrain. Cette vision du monde peut donc être celle de la concurrence qui passe symboliquement par une course effrénée à la hauteur. En effet, jusque dans les années 1990, les plus hautes constructions sont réalisées en Occident (fig. 1). Tout change lorsqu’en 1998 est inauguré le plus haut immeuble du monde, les Petronas Towers (452 m) en Malaisie, bientôt suivi de la Taipei 101 à Taiwan en 2004 et finalement la Burj Dubaï en 2009 aux Émirats arabes unis. La Chine continentale n’a pas encore occupé, même momentanément, le premier rang de cette course à la hauteur. Mais Amin Maalouf (2009) souligne que «s’agissant de la Chine, on a constamment l’impression de feuilleter un livre des records; comme pour le nombre de gratte-ciel à Shanghai. Quinze en 1988, près de 5000 quinze ans plus tard, c’est-à-dire plus que New York et Los Angeles réunis».
La prolifération des gratte-ciel en Asie est l’expression également des mutations socio-économiques en cours. Bénéficiant d’une forte croissance économique, de l’afflux de capitaux étrangers et d’une main-d’œuvre bon marché (locale ou «importée»), ces pays sont avides de montrer leur nouvelle prospérité. En effet, comme le souligne Gabiel Wackermann (2008), «La Chine, devenue République populaire, a conservé de son passé impérial le sens du prestige et de la “grandeur” des monuments historiques, tant à usage interne que, surtout, à affirmation externe. Depuis son entrée dans l’économie de marché, sa participation très active à la compétition mondiale et son émergence parmi les grandes puissances de demain, elle vise une architecture et un urbanisme qui, dans les pays capitalistes, vont de pair avec la réussite économique». Les pouvoirs publics ont donc besoin des gratte-ciel «pour donner une image métropolitaine moderne et dynamique qui contribue à attirer les investissements extérieurs» (Jian, 2007). Cela va même plus loin, puisque les autorités souhaitent démontrer leur intégration dans la mondialisation en construisant des tours «conçues par des Occidentaux et bâties par des Chinois» (Jian, 2007). La rivalité entre les États-Unis et l’Union soviétique est aujourd’hui caduque et c’est en Asie et dans les pays arabes du Golfe, là où les taux de croissance sont les plus forts, que l’on construit le plus de gratte-ciel et «dans cette quête effrénée des records architecturaux, Dubaï n’a qu’un seul véritable rival: la Chine, un pays qui compte aujourd’hui 300 000 gratte-ciel […]» (Davis, 2007). Il s’agit d’une véritable compétition entre les Arabes et les Chinois, d’une lutte entre orgueils nationaux, et en même temps il s’agit de la construction d’une image à la hauteur de leurs ambitions planétaires (Théry, 2008). L’Europe semble singulièrement absente de la course vers le ciel [5] (McNeill, 2005). On note l’apparition récente dans le palmarès des 200 plus hauts gratte-ciel du monde de deux pays européens: l’Allemagne dans les années 1990 avec la Messe Turm (257 m) et la Commerzbank Turm (259 m) à Francfort, et l’Espagne avec à Madrid la Torre Caja Madrid (250 m) et la Torre de Cristal (249 m) dans les années 2000. Cette modeste présence européenne s’explique en partie par l’utilisation d’éléments de marketing urbain d’un autre genre, plus orientés vers la mise en valeur d’un passé prestigieux et d’un art de vivre tourné vers le luxe, mais également par l’opposition d’une grande partie de la population, soucieuse de préserver la spécificité de ses paysages urbains. Cela pourrait être le signe que les pays européens perdent du terrain dans la course à la hauteur certes, mais aussi, et surtout, dans l’expression de leur puissance à l’échelle mondiale. Pourtant, les choses évoluent malgré une volonté forte de préserver la skyline de Londres et en particulier la vue sur le dôme de Saint-Paul, «dans le contexte de globalisation et de métropolisation, la nouvelle municipalité […] doit répondre à la multiplication des projets de gratte-ciel dont l’impact sur la skyline est sans précédent» (Appert, 2008).
Une société mondiale?
En 1934, pour Paul Morand, «New York était la ville du futur celle qui annonçait de nouveaux modes de vie, pour ne pas dire de nouveaux hommes» (Musset, 2005). La diffusion des gratte-ciel hors de leur berceau états-unien tendrait-elle à montrer que ces nouveaux hommes ne se rencontrent pas seulement aux États-Unis, mais qu’ils forment peut-être une nouvelle société à l’échelle mondiale? La question mérite d’être posée. Sans conteste, le gratte-ciel est déjà le symbole flamboyant de la mondialisation de l’économie et pour Éric Crouzet (2003), il «symbolise l’articulation des économies nationales et régionales au marché global». Pour Saskia Sassen (1996), les quartiers de bureaux, espaces où se concentrent les sièges sociaux des principales activités de services supérieurs (le Central Business District), sont les indicateurs les plus sûrs pour juger de l’intégration d’un espace urbain dans le modèle urbain globalisé. Les tours à bureaux constitueraient un archétype architectural de «l’économie d’archipel» (Veltz, 1995), sorte de «métasystème où seuls quelques territoires urbains suréquipés participent aux échanges économiques mondiaux». Ainsi, «en pulvérisant les tours jumelles du World Trade Center, les terroristes d’Al-Qaïda n’ont pas seulement frappé la puissance nord-américaine mais aussi, et surtout l’un des plus éclatants symboles de la mondialisation» (Musset, 2005).
Mais il y a plus: les gratte-ciel (fig. 8) et, à leur suite, les grands immeubles [6] (fig. 9) fleurissent sur tous les continents, sauf en Afrique, véhiculant des images de puissance et de modernité largement reprises par les manuels scolaires (Clerc, 2002). Au-delà de leur fonction symbolique, ils sont aussi le reflet d’aspiration à un certain mode de vie. Avec leurs centres commerciaux, leurs hôtels de luxe, leurs activités récréatives, ils sont des éléments de l’environnement de prédilection d’une société mondialisée (Augé, 1992), qui retrouve les mêmes enseignes (ou leurs équivalents) partout et se sent partout chez elle (Jian, 2007), pourvu que ce soit dans le centre-ville ou le centre des affaires. Les décors changent à peine, à part quelques marqueurs culturels discrets et esthétisés. Ainsi, les gratte-ciel sont des objets urbains qui prennent sens à l’échelle mondiale et la course à la hauteur «s’inscrit dans un mouvement plus général de construction d’une société mondiale par les symboles» (Dumont, 2008), mais surtout d’une scène mondiale où chaque ville, où chaque pays cherche à capter l’attention.
9. Les grands immeubles en 2009, entre 35 et 100 mètres de hauteur |
Mais si les gratte-ciel sont des avatars de la civilisation, ils sont considérés également par certains auteurs, et également par une partie de l’opinion publique, comme sa négation même. C’est ce que souligne Mike Davis (2007) lorsqu’il fait des gratte-ciel le «symptôme pervers d’une économie en état de surchauffe spéculative» et en affirmant que «dans toute leur arrogance verticale, l’Empire State Building ou feu le World Trade Center sont les pierres tombales de ces époques de croissance accélérée». Ce point de vue trouve son expression la plus marquante dans les romans et les films de science fiction où les mondes urbains tels que Trantor [7] et Coruscant [8], planètes-capitales d’empires galactiques, sont hyper concentrés, hérissés de gratte-ciel, mais concentrent également de graves pathologies urbaines. Ainsi Alain Musset (2005) souligne que «les paysages urbains de Coruscant, sont à la fois extraordinaires et inquiétants car ils reflètent toutes les ambiguïtés d’une civilisation raffinée et décadente, d’une société tournée vers la science et la technologie mais qui a perdu une partie de son âme en jouant avec des forces qui la dépassent». Robert Silverberg va plus loin dans le roman Les Monades urbaines (1971), où toute la population mondiale [9], entièrement vouée à la reproduction, est regroupée dans des milliers de tours de plus de 3 000 m de haut (apparemment localisées à l’emplacement des grandes métropoles) et d’où elle ne sort jamais. Mais il n’y a plus ici de lien entre la tour, la ville et le reste du monde, puisque c’est la tour elle-même qui est une sorte de ville de près d’un million d’habitants soigneusement ségrégés de haut en bas selon leur condition sociale. Les relations entre les tours sont quasiment inexistantes, seule la concurrence dans la course à la croissance de la population les unit.
Conclusion
Nés aux États-Unis de la rencontre de la maîtrise technique et du dynamisme économique des entrepreneurs capitalistes dont ils sont devenus le symbole, les gratte-ciel et les tours se sont répandus à la surface de la planète d’abord dans une logique d’affrontement idéologique, puis dans une simple logique de concurrence, voire de marketing urbain. Ils rendent compte dans une certaine mesure de la convergence des modes de vie de la population mondiale, ou du moins d’une partie d’entre elle, mais sont également perçus comme les symptômes d’une crise de civilisation. Leur forme spectaculaire chargée de multiples strates de significations est devenue une métaphore complexe, celle du meilleur et du pire du XXe siècle (Dupré, 2005). En tout état de cause, illustrant une ère culturelle qui valorise la gloire et le standing, ils «relèveront toujours de fantasmes, ils seront toujours effroyablement coûteux, ils seront toujours “plus”» (Dupré, 2005).Bibliographie
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