Comprendre la ville par la chrono-chorématique: un essai prometteur
Dossier Chrono-chorématique urbaine
Une belle recherche
L’équipe du Centre national d’archéologie urbaine nous a présenté avec talent les fruits d’une belle recherche, belle à la fois dans les synthèses par période et dans les excellentes études de cas. C’est une belle recherche pour au moins cinq raisons:
C’est donc bien là une recherche à la fois éthique, parce qu’honnête, et esthétique, car elle est belle.
Une recherche désintéressée
Cette recherche réunit des personnes de bonne volonté, qui avaient envie de travailler ensemble, et sans financement particulier. C’est la recherche désintéressée par excellence, la recherche pure: c’est notre «Princesse de Clèves». Entre autres mérites, elle a celui de nous faire oublier un instant les énormes pressions contemporaines d’ambition utilitariste, dans un environnement où il n’est question que de «compétitivité», de rentabilité, d’agences de moyens auxquelles on fait soumission de projets, et de soumission à des demandes d’investisseurs en vue de futurs profits. Elle se libère heureusement du règne du modèle quasi théologique de l’Entreprise, nouvelle divinité par principe infaillible et de parfaite vertu, dont il faudrait partout s’inspirer — en un temps où un président d’université se flatte bêtement de «gérer son (sic) université comme une entreprise», et où tous les jours, à travers faillites et scandales, se lisent dans les quotidiens des exemples manifestes de la vertu, de l’infaillibilité et de l’exemplaire gestion de l’Entreprise…
Une recherche utile
Et cependant… et cependant je connais peu de recherches dont l’utilité soit aussi évidente que celle-ci. Car elle nous fait mieux comprendre la ville et ses enjeux, cette ville même où nous vivons, dans son élaboration, ses formes, son organisation, ses différences et ses éventuelles ségrégations, ses inégalités de dynamismes, de pressions et de problèmes. Certes, nous disposons de nombreuses histoires de villes; mais il leur manque souvent l’intelligence de l’espace et de ses morphologies, une mise en perspective, des possibilités de comparaison. Or cette recherche est précisément fondée sur la comparabilité, grâce à l’emploi de modèles d’analyse et de synthèse. Ce qui est bien le seul moyen sérieux d’apprécier la différence, de constater et de mesurer l’originalité d’un sujet particulier, en quoi cette ville-ci s’écarte d’un modèle assez général et dont on a pu établir la logique. Qu’est-ce qui est conforme, qu’est-ce qui est différent; qu’est-ce qui dure, qu’est-ce qui bouge, et pourquoi.
Or nous sommes dans une société de forte mobilité, où l’on change fréquemment de ville dans le cours d’une vie. Il est essentiel de pouvoir s’y «retrouver», en fait d’abord s’y trouver, autrement que par la liste des monuments et l’énumération convenue de périodes du passé et des turpitudes des familles seigneuriales. Il existe des associations pour aider les nouveaux arrivants, comme celles qui se regroupent sous le label de l’Accueil des Villes de France (AVF) — et je me plais à rendre un particulier hommage à celle de Tours, dont j’ai éprouvé la chaleur et l’utilité. Nous gagnerions tous à ce qu’elles puissent assimiler et diffuser des connaissances et des représentations inspirées de vos travaux. Il faut autre chose que de l’anecdotique et de l’événementiel pour comprendre où nous sommes, dans quoi nous nous plongeons en arrivant dans une nouvelle ville. Or, par ce genre d’étude, il devient possible de situer et de comprendre. Aussi les collectivités locales seraient-elles très avisées de soutenir ces efforts — le Conseil général d’Indre-et-Loire a su le faire [1].
Aux limites de la recherche
Les auteurs de cette synthèse ont eux-mêmes insisté sur leurs incertitudes, leurs parts d’hypothèses et d’interprétations. Il va de soi qu’en son état présent, on devine quelques limites et quelques marges de flou, comme dans toute recherche, surtout en sciences humaines.
Certaines, d’apparence mineure, viennent des compromis nécessaires à toute recherche coopérative, compte tenu des différences de points de vue, d’intérêts et de cultures; disons que, dans l’ensemble, archéologues, historiens et géographes ont assez finement navigué parmi ces écueils.
D’autres limites tiennent à l’état des sources, de l’information, surtout pour les périodes les plus anciennes, enfouies sous les sols épais de la ville: les archéologues sont les premiers à nous dire qu’il y a encore beaucoup à attendre, et même peut-être des changements de perspective, comme l’a bien montré le cas de Tours en ces dernières années [2].
Quelques limites peuvent venir de la dualité entre un souci de généralisation et le poids des études de cas entreprises, des représentations qu’elles ont induites. Par exemple, il serait intéressant d’évaluer dans quelle mesure l’ampleur de l’investissement sur Tours a pu influer sur le modèle général: dans certaines figures, on le sent assez présent; d’utiles corrections, d’ailleurs, ont pu être apportées. De même sent-on quelque incertitude quant à l’éventail des tailles de ville auxquelles se rapportent les modèles: villes «moyennes», sans doute, mais encore? Jusqu’où peut-on généraliser, à partir de quand devrait-on imaginer des variantes?
Bien des limites sont nécessairement liées aux possibilités mêmes de l’expression graphique: les cartes et les modèles graphiques en disent long, mais il faut qu’ils conservent la qualité de l’information en respectant les règles de base de la représentation et de la lisibilité; il faut apprendre à les lire, et ils ne peuvent pas tout exprimer. Le danger peut être de vouloir leur en faire trop dire. Réciproquement, la description littéraire peine parfois à faire voir les lieux et les arrangements des lieux et des formes urbaines. Dans les travaux exposés ici, on apprécie d’autant mieux un équilibre très intéressant: les images comme les textes sont d’une grande richesse, et d’une convenable clarté. L’effort est plein de promesses, l’essai semble facile à transformer.
Enfin, il est des limites qui tiennent à la qualité même de la recherche: plus on cherche, plus on trouve et, en même temps, plus on ouvre de questions nouvelles et de besoins de recherche. Le foisonnement est sensible dans ce travail et dans les discussions qu’il provoque: il est sain et excitant, il ne doit pas être source de confusion et d’irrésolution. Il semble que l’équipe a bien su faire le tri entre l’essentiel, ce qui peut être considéré comme acquis, et ce qui ouvre débats et investigations.
Quelles perspectives?
Dans quelles directions exprimer ces besoins nouveaux et orienter ces discussions prochaines? À ce stade, je ne puis évidemment retenir que quelques exemples, esquisser quelques pistes, exprimer quelques curiosités.
Je mettrai de côté, non par désintérêt mais au contraire en raison de son évidence, ce qui touche à l’animation des représentations: nous avons tous envie de voir les périodes s’enchaîner, les structures se déformer, les lieux du changement s’illustrer par la magie du mouvement. Il existe des logiciels adaptés: nul doute que l’on puisse faire un film, ou au moins des séquences de tout cela, qui fixent les permanences et fassent apprécier les transformations.
Sur le fond, deux domaines semblent plus particulièrement porteurs d’exigences. D’une part, l’on apprécierait que des connaissances de même nature soient étendues à d’autres villes, ou groupes de villes, françaises et européennes au moins: en relation avec l’effort de généralisation, et en vue d’enrichir à la fois les modèles généraux et les études de cas. Cela permettrait notamment de distinguer des sous-types, des modèles «régionaux» et, par là même et à l’inverse, de voir jusqu’où peut aller la généralisation, et ce qu’il peut y avoir d’universalité dans le phénomène urbain, à travers les différences de cultures et de cheminements; et donc, de mieux le comprendre. Certaines formes de ségrégation, de concentration, de hiérarchisation semblent universelles, inhérentes à l’idée même de ville. Jusqu’où peut aller la «réduction eidétique» en ce domaine?
D’autre part, et simultanément, on souhaite voir approfondir la relation entre les structures et dynamiques urbaines et les modèles plus généraux de l’organisation des espaces géographiques — ou des territoires si l’on préfère; par là, mieux comprendre les logiques de la production de l’espace en général, de l’espace urbain en particulier; et réinjecter cette connaissance dans les modèles mêmes qui servent ici — afin que la ville n’apparaisse pas comme un isolat. Je prendrai cinq exemples d’application de ces deux ambitions, qui ne sont que deux aspects d’un même objectif.
1. L’analyse des formes de retranchement des pouvoirs. Il a pu m’arriver d’insister sur le lien étroit entre pouvoir et retranchement, qu’il s’agisse de pouvoir civil ou religieux, du sacré ou du profane, lequel devient sacré à sa façon quand il est suffisamment affirmé. On sait que les mots château (castrum) et temple viennent de racines sémantiques exprimant la coupure, la séparation, la prise de distance: le pouvoir se met toujours à distance, celle des barrières et des remparts, des parvis et des glacis, de la tribune et du piédestal. Nous avons même entendu ici parler de «remparts symboliques»: ils expriment aussi cette prise de distance. Or celle-ci a revêtu des formes très répétitives dans nos villes. Par exemple, la distinction entre le quartier du château et le quartier de la cathédrale (voire celui de l’abbaye); plus généralement encore, la dualité entre la «cité» des pouvoirs officiels (souvent partagée entre un domaine du château et un domaine du clergé), et le «bourg», celui des marchands, et plus généralement des «bourgeois» — également enclos, surtout du XIIIe au XVIIe siècle, et distinct des faubourgs et de l’innommé du «bas peuple» et du «plat pays». Ces modèles sont tellement généraux qu’ils devraient figurer d’emblée comme hypothèse de base dans l’organisation de nos villes aux époques concernées: l’existence d’un castrum, ou citadelle, et peut-être mieux encore l’opposition bourg-cité, qui se repère dans la plupart de ces villes, furent et demeurent des structures générales, et fortes, comme la ceinture de boulevards à partir du XVIIIe siècle, ou l’extériorité des hôpitaux et cimetières à d’autres périodes. Leur logique est générale, et claire. Essayons de voir ce que donnerait leur introduction d’entrée de jeu dans nos modèles.
2. La relation entre la voirie urbaine et la logique des réseaux urbains. Même enceinte de remparts, la ville a fait partie de réseaux, et fait plus que jamais partie de réseaux. Or il existe une logique générale de la distribution spatiale des villes et des réseaux. Elle a été plus ou moins bien exprimée dans le modèle des lieux centraux. Elle a une implication forte, qui n’a pas toujours été clairement perçue: la forme théoriquement hexagonale des aires d’attraction, sur laquelle on a souvent insisté, appelle la forme en treillage (trois directions) des voies qui relient les villes d’un même niveau. Il en résulte que l’hypothèse initiale à formuler (et qui correspond en effet à une large collection de cas) est que la ville est au centre, non pas du croisement de deux axes, mais de trois axes; en somme, qu’elle avait six portes. Que s’ensuit-il si l’on part de là, et non d’un simple croisement? Comment cette logique s’articule-t-elle avec d’autres logiques urbaines, associées à la planification, comme celle qui se fonde sur un plan en damier, où à la cosmologie, qui préfère quatre portes? Voilà des sujets à méditer et qui appellent de nouveaux éclairages.
3. Les phénomènes liés au dépassement de l’échelle locale et à l’intégration des villes dans la nation, surtout à partir du XVIIIe siècle, parfois du XVIIe: le tracé des grandes routes et des voies ferrées (comme, plus récemment, des autoroutes) ne s’est «normalement» pas fait au milieu de la ville dense et surpeuplée, mais tangent à la ville. Il a dès lors introduit une dissymétrie fondamentale, constitutive du tissu urbain nouveau; il a même entraîné des phénomènes de réfraction, par l’apparition, au-delà de la grande voie qui s’impose aussi comme obstacle, d’un nouveau quartier, comme un reflet de la ville qui est de l’autre côté, mais de dimension réduite. Le phénomène est général — même le cas de Tours l’illustre paradoxalement: si la route de Paris au Sud-Ouest traverse la ville en son plein centre actuel, c’est parce qu’au milieu du XVIIIe siècle Tours comportait deux villes distinctes, séparées par des terrains agricoles; la nouvelle voie pouvait passer entre elles, elle était en fait tangente aux deux villes à la fois… Plaçons cette tangence en hypothèse forte pour cette période, et recherchons ce qui s’ensuit.
4. Une analyse précise des phases d’occupation des sols sous la forme de grandes surfaces, exigeant des terrains bon marché (ou d’énergiques expropriations), depuis les hôpitaux médiévaux, du XIXe siècle et actuels hors de la ville, les casernes du XIXe siècle, les terrains de sports, les zones industrielles, les campus universitaires, les zones commerciales, les cimetières contemporains, et toutes nos zac et autres zup. Ici s’introduisent de nouvelles logiques, mais tout aussi compréhensibles et qui relèvent à la fois des stratégies du foncier, et de la spéculation foncière, des possibilités offertes par les nouveaux modes de transports, collectifs ou individuels, et de quelques modes, comme celle qui voulait que les étudiants débarrassent le centre-ville au lieu de l’inquiéter. De nos jours, certains de ces grands blocs deviennent des «friches», des réserves foncières, offrent de nouvelles perspectives à la spéculation immobilière, et aussi à des municipalités avisées qui savent s’en servir pour le bien public. Une analyse précise de ces vastes implantations — les unes situées dans l’intervalle bon marché entre les grandes voies d’accès (casernes, campus, hôpitaux du XIXe siècle, ensembles de sports), les autres au contraire sur ces axes (zones commerciales et d’entrepôts) — est à même d’enrichir ces modèles et la réflexion sur l’aménagement des villes.
5. La prise en considération de l’environnement de la ville, et des aires d’attraction urbaine, dans leurs rapports avec la forme même de la ville. Les fameux hexagones sont contraints par bien des pressions, et notamment par l’inégale densité des constellations urbaines. Prenez l’exemple d’un val, comme le val de Loire. On pourrait penser que les facilités de circulation le long du val assurent une plus grande extension à l’aire d’attraction d’une ville du val le long de celui-ci. Ce serait vrai si la ville était seule. Justement, elle ne l’est pas: les villes sont nombreuses dans le val, et la terre y est chère parce que disputée. De ce fait, c’est le contraire qui se passe; les aires d’attraction s’étirent perpendiculairement au val, ainsi que la forme de la ville. Ce constat est vrai pour toutes les formes d’axes urbains, façades littorales, etc. Dans le cas de Tours, l’allongement se traduit même par un dédoublement des zones d’activité périphériques, l’une à Tours-Nord, l’autre à Chambray-lès-Tours au sud, chacune servant sa moitié de département, ou peu s’en faut.
Ce ne sont là que quelques curiosités personnelles, exprimées comme néo-Turon et archéo-chorématicien, deux titres qui m’autorisaient à accepter de tirer ces quelques conclusions [3]. On peut en trouver bien d’autres. L’essentiel est de savoir sortir à tout moment de l’espace urbain considéré, pour intégrer des logiques qui le dépassent et néanmoins le modèlent vigoureusement. Ce travail nous permet de réfléchir un peu mieux à tout cela, sur la très longue période et sans inhibitions; et ainsi d’ouvrir un large éventail de discussion.