N°110

La production scientifique universitaire dans les villes françaises petites et moyennes (1980-2009)

Dossier La science, l'espace et les cartes

Les décennies 1980 et 1990 ont été marquées en Europe par une ample massification de l’enseignement supérieur. En France, les plans «Université 2000» puis «U3M» ont organisé un déploiement sans précédent des établissements de formation, confortant les pôles historiques, tout en accompagnant la déconcentration de l’offre universitaire (Frémont et al., 1992): création d’antennes universitaires, d’IUT, d’écoles d’ingénieurs, voire autonomie de certains centres universitaires dans les années 2000. Ce phénomène de démocratisation de l’enseignement supérieur a bénéficié en partie aux villes de niveau intermédiaire, dont les exécutifs municipaux, associés souvent aux conseils régionaux et généraux, ont soutenu ce qui devenait progressivement un nouvel axe de développement à la fois socio-démographique, urbain et économique (Dubet et al., 1994). Prioritairement, il s’est agi de promouvoir des centres de formation de proximité, permettant aux jeunes de poursuivre leurs études, et d’organiser des systèmes locaux associant trois sphères: politiques locales, éducation, acteurs économiques. Quid de la place de la recherche dans ces processus, en tant que second champ du système universitaire territorialisé? Quels sont les éléments de nature à expliquer les grandes tendances, notamment dans la différenciation du nombre de publications selon les sites universitaires?

Notre travail se focalise sur les villes susceptibles d’être l’objet de cette dynamique de déconcentration de l’enseignement et de la recherche: les villes petites et moyennes seront ici définies comme les aires urbaines ayant moins de 200 000 habitants, en distinguant les «petites» villes en dessous de 30 000 habitants (recensement 2006). Les seuils ainsi choisis permettent de croiser plusieurs définitions et positionnements d’institutions françaises (encadré 1), ce qui aboutit à un corpus de 99 villes.

L’analyse s’inscrit dans un contexte de profonde mutation, concernant tant le système universitaire (loi LRU, constitution de pôles régionaux, etc.) que des enjeux et modalités d’aménagement (compétitivité et métropolisation, système d’appels à projets, priorité sur l’économie de la connaissance). Il s’agit de s’interroger ici sur un présupposé qui sous-tend la réforme actuelle des institutions universitaires et selon lequel il existerait une «masse critique» du nombre d’enseignants-chercheurs permettant l’excellence de la production de recherche, ce qui grèverait les potentialités scientifiques de nombreux sites universitaires régionaux. Néanmoins, peu de travaux empiriques contestent cette assertion. Nous voulons dépasser le constat fait par Madeleine Brocard, dans les années 1990, sur la difficulté de produire une analyse des dynamiques de recherche à une autre échelle que régionale, voire métropolitaine (Brocard et al., 1996). Nous tenterons ainsi d’appréhender la dynamique scientifique de ces villes petites et moyennes par une approche bibliométrique souvent utilisée pour comparer les performances scientifiques nationales voire régionales, mais peu mobilisée à un niveau géographique fin (Frenken et al., 2009), à travers un recensement des articles publiés dans le Web of Science.

La production scientifique dans les villes petites et moyennes: quelle méthodologie?

La déconcentration universitaire dans les villes petites et moyennes

Au cours des années 1990 se sont développées, en France, de nombreuses recherches sur les universités et leurs relations aux territoires. Explosion du nombre d’étudiants, création d’antennes ou de «sites délocalisés», inscription de la dimension universitaire dans les politiques de l’aménagement du territoire: les bouleversements sont tels qu’il convient alors de décrypter la complexité de ce que certains ont appelé le système de formation supérieure ou, en intégrant la recherche, le système scientifique (Grossetti, 1994).

Si l’essentiel des recherches porte sur les différences régionales à l’échelle nationale, et sur les grands pôles universitaires, émerge progressivement la problématique des sites secondaires. En effet, à l’échelle locale, les villes petites et moyennes ont progressivement intégré les leviers de développement les éloignant, pour nombre d’entre elles, d’un passé industriel révolu (Édouard, 2008). L’engagement des élus locaux en faveur d’une offre universitaire permet ainsi d’alimenter des stratégies résidentielles par le maintien de services de haute qualité (Zuliani, Sibertin-Blanc, 2004) et d’espérer des retombées favorables à l’entrée dans l’économie de la connaissance (De Roo, 2005; Lichtenberger, 2010). Ainsi, de nombreux travaux ont souligné l’importance des politiques locales pour la constitution d’établissements scientifiques dans ces villes; et ce avec d’autant plus d’acuité que la décentralisation a renforcé les politiques territoriales (Grossetti, Filâtre, 2003; Manifet, 2004).

Pour ce qui est de la recherche à l’échelle internationale, on a observé une tendance générale à une moindre concentration de la production scientifique, notamment dans les pays du Sud-Ouest européen, mais aussi en Afrique du Sud ou en Russie (Grossetti et al., 2002). Si les centres historiques ne perdent pas leur dynamisme, les études montrent qu’ils n’absorbent pas à eux seuls la croissance des effectifs d’étudiants, des publications et des partenariats internationaux. Outre l’ancienneté des sites qui joue sur la masse et la croissance des publications, les sociologues Michel Grossetti, Philippe Losego et Béatrice Milard (2009) identifient dans ces pays deux facteurs de corrélation à ce mouvement de déconcentration: le nombre de publications est directement lié au nombre de personnes impliquées dans les activités académiques (enseignants-chercheurs pour la plupart, chercheurs, doctorants); par ailleurs, l’effectif d’étudiants détermine de fait l’effectif d’enseignants-chercheurs, donc la quantité de publications. Or ces effectifs, souvent corrélés au nombre d’habitants de l’aire de recrutement du site universitaire, tendent à augmenter dans les villes de taille secondaire; les formations se sont étoffées et cherchent à s’adapter à une demande locale — notamment celle d’étudiants qui n’auraient pas poursuivi leur parcours dans l’enseignement supérieur autrement qu’à proximité de chez eux.

L’interdépendance entre le territoire et ses composantes socio-économiques et politiques d’un côté et le système universitaire de l’autre semble exacerbée à l’échelle des villes petites et moyennes. La littérature est très prolixe en la matière. L’approche aménagiste notamment insiste sur les injonctions contradictoires et les dilemmes face auxquels se trouvent les responsables politiques et universitaires locaux: par exemple est mise en débat la tension entre production de recherche fondamentale et ancrage dans l’environnement socio-économique. Plus récemment, les universités font face à un arbitrage entre la concentration des ressources favorisant l’excellence et la déconcentration favorisant l’égalité territoriale. Bien que les termes des débats ne soient pas nouveaux (Brocard, 1991), il semble que l’accélération de certaines logiques (notamment sur une idée de «masse critique» pour la recherche) crée une ultime séquence dans «la chronique d’une nouvelle relation amoureuse entre villes, régions, universités» (Lacour, 2002), et ce tout particulièrement dans les villes intermédiaires qui seraient des «interfaces d’excellence» (De Roo, 2010).

Aussi devient-il nécessaire de préciser les dynamiques scientifiques dans ces établissements de formation et de recherche pour dépasser des représentations ou des polémiques peu étayées dans la mesure où l’essentiel des travaux, à cette échelle et en France, focalise sur l’enseignement bien plus que sur la production scientifique, à l’exception de certaines monographies notamment dans le Sud-Ouest français (Grossetti et al. 2002).

Les sites d’enseignement supérieur et de recherche localisés dans des villes petites et moyennes

La complexité des unités composant le système universitaire français n’épargne pas les villes petites et moyennes. Différents statuts sont recensés et seront considérés dans cette analyse: des universités autonomes (parfois multisite), des antennes universitaires, des instituts universitaires de technologie (IUT), des écoles d’ingénieurs dépendant des universités [1].

1. Les sites d’enseignement supérieur et de recherche dans des villes petites et moyennes en France métropolitaine (hors Corse et Île-de-France)
Sources: Carte nationale des IUT, Atlas régional de l’enseignement supérieur 2007-2008, liste des écoles habilitées à délivrer un titre d’ingénieur parue au Bulletin officiel spécial n° 2 du 18/2/2010.

Si les universités autonomes sont relativement rares dans les villes de second rang, elles existent néanmoins et ont généralement fait l’objet, dans les années 1960, d’actes forts de la part de l’État et des collectivités locales, afin d’accompagner la hausse des effectifs étudiants par la création de nouveaux pôles universitaires. Certaines de ces universités sont technologiques (Belfort, Troyes, et Compiègne) en réponse à une volonté de former des ingénieurs selon des logiques universitaires (Lamard, Lequin, 2006). Certaines ont, plus ponctuellement, mis en place des formations en écoles d’ingénieurs, reconnues au même titre que les écoles «classiques» issues du système colbertiste français (Dodet et al.,1998).

Davantage inscrites dans des politiques d’aménagement du territoire, les antennes délocalisées sont les plus nombreuses. Ces antennes proposent essentiellement des formations de premier cycle, très souvent en sciences humaines et sociales, dépendant des universités localisées dans les métropoles régionales. Les IUT, quant à eux, nombreux dans les villes moyennes, peuvent être de deux types: les premiers sont les IUT de plein exercice qui sont rattachés à une université tout en possédant une autonomie (partielle) dans la gestion du budget et du personnel; les seconds correspondent à des sites délocalisés d’IUT et fonctionnent alors vis-à-vis des IUT dont ils dépendent comme les antennes universitaires.

Malgré l’importance de la question, il n’existe pas pour l’instant de bases de données exhaustives ou d’atlas de référence permettant de cartographier les sites [2] de formation et de recherche dans les villes petites et moyennes, et de repérer ensuite leur production scientifique. Pour réaliser cette étude, une première étape a donc consisté à récolter et trier les données [3] sur ces sites d’enseignement supérieur et de recherche afin d’aboutir à la figure 1. Cette figure, pouvant faire apparaître chaque type de lieu selon la sélection faite dans la légende, rend compte de la grande diversité des sites étudiés dans les villes de second rang (certaines accueillant plusieurs sites d’enseignement supérieur et de recherche):

Cette carte fait également apparaître une diffusion prépondérantes des sites de formation et de recherche dans les villes moyennes.

En termes d’analyse géographique, la figure 1 montre les contrastes et les différentes densités du maillage urbain français et les régions métropolisées telles que Rhône-Alpes. Pour autant, malgré l’essaimage des sites universitaires au cours des dernières années, la généralisation est loin d’être effective, et de très nombreuses villes des strates urbaines étudiées ne sont pas concernées, tout particulièrement les petites villes (seules 22 sur 221 accueillent un site de formation et de recherche).

2. Nombre d’étudiants dans les villes petites et moyennes en France métropolitaine (hors Corse et Île-de-France) accueillant des sites d’enseignement supérieur et de recherche
Sources: Carte nationale des IUT, Atlas régional de l’enseignement supérieur 2007-2008, liste des écoles habilitées à délivrer un titre d’ingénieur parue au Bulletin officiel spécial n° 2 du 18/2/2010.

Le contexte universitaire dans lequel se situe l’analyse peut être précisé par l’effectif des étudiants, autre caractéristique de ces sites d’enseignement supérieur et de recherche. Il apparaît clairement que les villes ayant un effectif élevé d’étudiants, se distinguant sur la figure 2, accueillent souvent une université. Nous verrons par la suite (fig. 3) que ce sont les villes qui se distinguent également par leur production scientifique.

Les publications scientifiques comme outil de mesure de la production de recherche localisée

L’objet d’étude étant la production de connaissances dans ces sites d’enseignement supérieur et de recherche, nous supposons que les scientifiques obéissent à une norme de révélation volontaire et de diffusion des connaissances dans des publications scientifiques (Merton, 1968; Dasgupta, David, 1994). Aussi l’activité de recherche dans les villes petites et moyennes est-elle appréhendée à travers la mesure des publications scientifiques produites dans ces sites. Nous utilisons le Web of Science qui couvre principalement les domaines des sciences exactes et de la médecine.

3. La production scientifique dans les sites d’enseignement supérieur et de recherche des villes petites et moyennes (1980-2009)
Source: Web of Science

Malgré certains biais, et particulièrement une surreprésentation de la langue anglaise et une sous-estimation des publications en sciences humaines et sociales (Lariviere et al., 2010; Viera, Gomez, 2009; Eckert et al., 2013), cette base de données est la référence en bibliométrie. Elle a été largement exploitée dans la littérature économique pour étudier la production scientifique d’une région ou d’un pays, notamment pour définir des indicateurs de la production scientifique des régions françaises (Filliatreau, 2010) ou bien pour étudier le rôle de la proximité géographique dans les réseaux de collaboration scientifique (Frenken et al., 2009; Ponds, 2009).

Cette base n’est pas exhaustive (certaines disciplines sont sous-estimées, les ouvrages ne sont pas pris en compte). Toutefois, elle permet de faire des comparaisons systématiques entre villes, au moins pour les sciences dures. Elle permet aussi d’analyser l’évolution dans le temps de la production scientifique de ces villes petites ou moyennes puisqu’elle couvre un grand nombre de revues depuis 1970. Nous avons recherché dans les bases du Web of Science les publications où le nom de la ville figurait dans l’adresse de la publication [4] et qui ont été éditées entre 1980 [5] et 2009.

Cette recherche a abouti à une liste de 40 618 références [6] de publications produites dans les villes analysées. La production de connaissances scientifiques dans les villes petites et moyennes n’est pas uniquement le fait des universités, d’autres types d’organismes y participent: les organismes de recherche publique non universitaire, les entreprises, les hôpitaux et les écoles d’ingénieurs «classiques» produisent 70% du nombre total des publications identifiées précédemment (tableau 1). Ils ne sont pas analysés ici afin s’en tenir précisément à l’objet d’étude: les publications scientifiques universitaires produites dans les lieux de formation et de recherche. Ceci se justifie d’autant plus que ces différents types d’organismes et notamment les organismes de recherche publique non universitaire ne présentent pas la même répartition territoriale et n’obéissent pas à la même logique d’implantation que les universités [7]. À l’exception de Sète, qui propose des formations universitaires associées à la présence de l’IFREMER, aucun lieu de formations et de recherche universitaire productif n’est lié à un organisme de recherche publique, à l'exception de la production scientifique des unités mixtes de recherche du CNRS qui sont néanmoins très peu nombreuses dans ces villes petites et moyennes.

La territorialisation des publications universitaires dans les villes petites et moyennes

À la fin de la décennie 1980, Madeleine Brocard (1991) identifiait des spécificités territorialisées du potentiel scientifique. À la même époque, Michel Grossetti invitait également à préciser les logiques à l’œuvre dans la différenciation des sites universitaires en termes de recherche: «Si les politiques d’aménagement du territoire peuvent modifier sensiblement les systèmes scientifiques locaux, ceux-ci se construisent pour l’essentiel selon des logiques articulant le local et le général, le scientifique et le politique, et gardent de leurs moments de fondations des spécificités durables.». Que s’est-il passé à l’échelle des villes petites et moyennes dans ces processus de territorialisation et de déconcentration des lieux scientifiques?

L’évolution 1980-2009 des publications dans les sites d’enseignement supérieur et de recherche

Les trois décennies étudiées correspondent à un important développement des publications et de leur référencement à l’échelle mondiale. Ne faisant pas exception à la règle, la production scientifique des sites d’enseignement supérieur et de recherche dans les villes petites et moyennes fait apparaître un phénomène d’essaimage de l’activité scientifique qui semble accompagner celui de la formation et qui se développe plus particulièrement au cours des deux dernières décennies.

La première période présente un très faible nombre de publications. Ceci s’explique par le faible nombre d’établissements effectivement présents dans les villes étudiées et particulièrement d’IUT ou d’écoles d’ingénieurs, mais aussi par la taille extrêmement réduite des équipes d’enseignants-chercheurs, ainsi que par une tendance plus générale des chercheurs universitaires français à peu publier dans les revues référencées dans le Web of Science. La figure 4 montre que, depuis les cinq dernières années essentiellement, ce phénomène de participation à l’activité de production d’articles a pris de l’ampleur dans les petites et moyennes villes, et plus particulièrement dans les universités autonomes localisées dans des villes de taille moyenne, malgré une tendance à la baisse du nombre de publications dans ces villes entre 2008 et 2009 [8].

4. L’évolution des publications dans les villes petites et moyennes selon le type de site universitaire
Source: Web of Science

Dans une approche diachronique, force est de constater que la production scientifique recensée suit une évolution similaire à la tendance générale observée aux échelles nationale et internationale: une forte croissance du nombre de publications. Mais il convient de noter que cette croissance est beaucoup plus lissée sur les trois dernières décennies dans les grandes villes que dans les plus petites. Celles-ci sont parties de très peu et ont bénéficié, surtout au cours de la dernière décennie, de taux d’augmentation élevés, à corréler à la création de sites d’enseignement supérieur et de recherche. Ainsi, bien que les forts taux dans les villes moyennes puissent s’expliquer par des nombres absolus faibles comparativement aux grandes villes, il apparaît clairement dans le tableau 1 que la croissance de publications, à l’exception de Chambéry, augmente au fil des décennies.

Les figures 5a, 5b et 5c permettent d’illustrer la complexité des facteurs facilitant ou non la production scientifique telle que nous la recensons. Ainsi, parmi les critères de différenciation entre les villes, il semblerait que le degré d’autonomie des sites ait une influence sur le nombre de leurs publications, tout comme l’ancienneté des sites d’enseignement supérieur et de recherche: un laps de temps semble nécessaire pour l’affirmation d’une identité de recherche dans ces sites universitaires, dont la création découle initialement d’une volonté politique d’implanter de la formation, à l’instar de La Rochelle.

5a. Nombre de publications dans les sites d’enseignement supérieur et de recherche des villes petites et moyennes de 1980 à 1989
Source: Web of Science

Si des effectifs d’étudiants importants permettent d’atteindre une certaine «masse critique» en termes de nombre d’enseignants-chercheurs (qui va varier en fonction des disciplines et autres spécificités des établissements), et au-delà de ce seuil, nous n’observons pas de corrélation nette entre le nombre d’étudiants et la production scientifique de ces sites. Il semble que, dans ces petits sites, l’augmentation du nombre d’étudiants n’est pas forcément suivie de la création de postes mais est plutôt accompagnée d’une surcharge d’activités en termes d’enseignement et de tâches administratives, qui va influencer de manière négative la production scientifique (Losego, Augé, 2003).

5b. Nombre de publications dans les sites d’enseignement supérieur et de recherche des villes petites et moyennes de 1990 à 1999
Source: Web of Science

Au-delà de la présence et de la quantité d’enseignants-chercheurs, le nombre de publications dépend de la façon dont se structurent les équipes de recherche présentes sur ces petits sites universitaires. Ces équipes dépendent généralement de laboratoires situés dans les métropoles universitaires. Cette présence d’équipes de recherche dans ces petites villes ne peut donc être utilisée dans notre étude car, officiellement, seules sont recensées les grosses unités de recherche. De même, la recherche produite par les doctorants dans les villes petites et moyennes existe et peut contribuer à de réelles dynamiques locales; mais elle est souvent rattachée à des écoles doctorales localisées dans les universités métropoles, à l’exception des trois universités technologiques.

5c. Nombre de publications dans les sites d’enseignement supérieur et de recherche des villes petites et moyennes de 2000 à 2009
Source: Web of Science

Illustration avec trois groupes de villes universitaires de second rang

La répartition de la production scientifique dans les villes de second rang sur les trois périodes étudiées se caractérise globalement par une très forte hétérogénéité. Ainsi, comme nous pouvons le voir dans le tableau 2, les 99 villes petites et moyennes ayant au moins un site d'enseignement supérieur et de recherche peuvent être réparties en trois groupes.

Tout d’abord, on trouve un grand nombre de villes (48) où ne s’effectue presque pas d’activité de recherche recensée dans le Web of Science sur l’ensemble de la période étudiée (moins de 11 publications, [9]). S’il s’agit plutôt de petites villes, la corrélation est loin d’être parfaite et d’autres explications sont à trouver. Ce groupe rassemble essentiellement des villes ne regroupant qu’un ou deux sites d'enseignement supérieur et de recherche et un faible nombre d’étudiants (moins de 1 000). Il s’agit essentiellement de sites d’IUT délocalisés, d’IUT de plein exercice de petite taille, ou d’antennes universitaires proposant des formations généralistes et/ou très restreintes. Nous pouvons donc supposer que ces villes ne possèdent pas une «masse critique» nécessaire en termes de nombre d’étudiants et donc d’enseignants-chercheurs présents sur le site au sein d’équipes de recherche pour proposer une recherche universitaire localisée. Dans certains cas, la très forte proximité en distance-temps de grands centres universitaires ou la recherche spécialisée en sciences humaines et sociales peut expliquer la faible recension locale de publications.

Enfin, un autre point commun existe entre des villes dont les antennes universitaires dépendent d’universités plutôt petites et situées dans des régions multipolaires: pour ces universités, il s’agit avant tout de consolider la recherche dans le pôle central et non pas dans les pôles secondaires.

En situation intermédiaire, on observe un groupe de 38 villes où émerge progressivement une activité de recherche, avec un nombre cumulé de publications  entre 11 et 200. Ce groupe rassemble des sites universitaires présentant des caractéristiques similaires aux profils analysés précédemment: des petites villes rassemblant un, voire deux petits sites universitaires. Néanmoins, ces villes présentent une dynamique de recherche légèrement plus forte, particulièrement au cours de la dernière décennie. On peut alors supposer que cette dynamique de recherche s’explique par d’autres éléments plus qualitatifs, comme l’existence de relations interpersonnelles spécifiques, des liens particuliers avec le tissu économique local, la volonté politique de collectivités qui encouragent et soutiennent certaines recherches en apportant des financements ou des contractualisations spécifiques aux équipes, ou même l’existence de laboratoires de recherche situés dans les villes moyennes (Levy, Bourbiaux, 2012, pour une étude des sites d’Auch et Mont-de-Marsan) et particulièrement au sein d’IUT.

On trouve aussi parmi ces villes moyennement publiantes, des villes recoupant plusieurs caractéristiques: elles intègrent des IUT et le nombre d’étudiants y est plus grand que précédemment. Ces sites commencent à mettre en place une recherche universitaire associée aux IUT. Dans la même logique, des écoles d’ingénieurs associées à des universités participent à l’émergence d’une production scientifique entre 2000 et 2009.

Enfin, un petit nombre de villes moyennes présentent une activité de recherche dynamique et ont publié plus de 200 articles recensés dans le Web of Science sur la période étudiée. Au préalable, il semble qu’une certaine ancienneté du lieu de formation soit nécessaire pour envisager l’émergence d’une activité scientifique revendiquée dans les villes intermédiaires: l’identité du site doit être réelle et suffisamment reconnue pour que les signatures des publications y soient associées. Les chiffres montrent donc une montée en puissance sur les trois décennies, et jamais une ample production émergeant ex nihilo.

Par ailleurs, la caractéristique la mieux partagée de ces villes est la présence de site d’enseignement supérieur et de recherche indépendants, qu’il s’agisse d’universités technologiques, d’universités autonomes, ou encore d’universités multisites. Ces universités multisites semblent favoriser la mise en place d’une réelle déconcentration de la recherche et de la formation dans des régions maillées de plusieurs villes de tailles moyennes et non polarisées autour d’une seule grande ville.

On trouve également une forte activité de recherche au sein de laboratoires très productifs situés dans des IUT, particulièrement à Bourges et Saint-Nazaire. Sur ces sites, se trouvent par ailleurs des antennes universitaires proposant des formations scientifiques de niveau master qui sont susceptibles de dynamiser la production scientifique.

Dans certains cas, les petites villes universitaires peuvent accueillir des star scientists (Schiller, Diez, 2010) insérés dans des réseaux internationaux et localisés dans ces petites villes pour des raisons d’accès à des ressources naturelles comme objet de recherche. C’est par exemple le cas d’Épinal dont la productivité scientifique s’explique en grande partie par la présence d’un seul chercheur qui a co-publié 231 articles des 304 publications recensées au sein d’une école d’ingénieurs spécialisée dans l’étude du bois.

Conclusion

Cette exploration quantitative de la production scientifique dans les sites d'enseignement supérieur et de recherche des villes petites et moyennes fait apparaître une localisation de la recherche et une croissance forte des publications au cours des trois dernières décennies, et plus particulièrement au cours des années 2000. Pour autant, l’hétérogénéité des nombres de publications met en lumière différents facteurs renvoyant à des logiques multiples (disciplinaires, selon les types de sites, leur autonomie et leur date de création, le maillage urbain régional et la proximité des métropoles universitaires) qui mettent en question les politiques universitaires à la fois nationales et locales.

Malgré certains biais liés à l’outil utilisé, la production scientifique mesurée à l’aune des publications recensées dans le Web of Science traduit bien l’existence d’une recherche indépendante dans les sites d'enseignement supérieur et de recherche. Cette dernière est articulée aux types de formations présentes dans les villes petites et moyennes; elle nécessite une inscription dans le temps pour être consolidée et pérennisée et ainsi devenir visible. Des tendances lourdes ont été identifiées et la notion de «masse critique» nécessaire au développement de la recherche est alors discutée. Il convient également d’insister sur des facteurs forts de différenciation dans le fonctionnement même de la recherche: le poids des logiques disciplinaires, l’impact de la dimension appliquée de certaines recherches tant sur les liens avec les territoires locaux que sur les types de publications. On observe aussi une relation forte entre ces sites et les centres universitaires métropolitains auxquels ils sont rattachés, soit qu’il s’agisse de rapports de complémentarité, soit qu’il y ait des niveaux de dépendance et d’échange variables, notamment liés à l’accessibilité.

Néanmoins, soulignons qu’à plusieurs reprises, notre approche strictement quantitative a suscité des nuances, des interrogations, voire des difficultés d’explications. Afin de mieux comprendre les logiques qui sont ici à l’œuvre, il importe de développer des approches qualitatives, de préciser les caractéristiques, notamment disciplinaires des publications — en étudiant notamment le poids des publications en sciences humaines et sociales souvent mal représentées dans le Web of Science — et de pouvoir analyser précisément les pratiques de recherche des enseignants-chercheurs en poste dans ces villes petites et moyennes. En particulier, deux pistes de recherche peuvent être énoncées ici.

Premièrement, il semble que les chercheurs, dans ces villes de taille intermédiaire comme dans les plus grandes, jonglent avec une pluralité d’identités, qui varient donc lors des signatures d’articles: identité du territoire d’exercice professionnel, identité disciplinaire et d’un laboratoire, identité d’un projet, etc. En écho aux évolutions d’individualisation de la société contemporaine et à l’éclatement des communautés d’appartenance, ces identités protéiformes de recherche et de localisation illustrent la complexification de la logique longtemps dominante associant ville-laboratoire-discipline-projet-chercheur et nécessitent une analyse plus approfondie des logiques de signature de ces chercheurs localisés dans les villes petites et moyennes.

La deuxième piste concerne le fonctionnement de la recherche et son ancrage à différentes échelles. Il semble, au vu de notre analyse quantitative, que la spécialisation sur des thèmes de recherche dans certains sites et la présence de personnalités scientifiques conduisent à de solides articulations entre réseaux locaux et internationaux. Un prolongement possible de notre étude pourrait ainsi porter sur l’analyse des réseaux de partenariats scientifiques des sites universitaires étudiés, notamment dans le cadre des nouvelles modalités d’organisation de la recherche (appels à projets, valorisation de la transdisciplinarité). De surcroît, l’importance du temps pour l’assise de la recherche dans un site — mise en valeur dans les résultats de l’analyse quantitative — suggère l’intérêt d’une analyse diachronique sur la façon dont se créent les partenariats et les réseaux (scientifiques mais aussi locaux entre universitaires et acteurs économiques ou politiques).

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Nous excluons les formations de type IUFM qui ne sont pas, pour la plupart, associées à des activités de recherche, ainsi que les formations proposées dans les grandes écoles et les grands établissements, ces derniers étant localisés dans des grandes villes.
Nous utilisons ce terme générique de «sites» car il permet de couvrir la réalité protéiforme de ce que nous nommons sites d'enseignement supérieur et de recherche à savoir le croisement entre un type de formation, une université de rattachement et une ville.
Le recensement ainsi élaboré de l'ensemble des lieux situés en France métropolitaine, hors Corse et région Île-de-France, combine trois sources de données: la carte nationale des IUT, l'Atlas régional de l'enseignement supérieur 2007-2008 et la liste des formations universitaires habilitées à délivrer des diplômes d'ingénieurs publiée au Bulletin officiel du 18 février 2010. Ces sources ont été enrichies par l'analyse des sites Internet de l'ensemble des universités françaises. Nous avons exclu de l'analyse la Corse et les DOM-TOM car il existe peut de données sur l'activité scientifique dans ces régions, ainsi que la région Île-de-France dont les villes petites et moyennes (comme Évry ou Cergy) sont incluses dans le système scientifique de l'agglomération parisienne.
Un travail de vérification de l'ensemble des adresses a été réalisé. Sont exclues les publications où le nom de l'université ou du laboratoire n'intègre pas le nom de la ville, notamment les publications faites par des enseignants-chercheurs en poste dans ces petites et moyennes villes mais qui sont rattachés à des laboratoires de recherche localisés dans d'autres villes.
Les données du Web of Science sont disponibles depuis 1970, nous proposons de réaliser notre étude sur la période 1980-2009 parce que non seulement le phénomène de déconcentration des activités de recherche et de formation supérieur date des années 1980, mais aussi parce que le référencement des articles scientifiques dans le Web of Science s'est fortement développé à partir des années 1980.
Ce chiffre inclut les doubles comptes de publications d'auteurs localisés dans deux, ou plus, villes petites et moyennes.
Pour une analyse détaillée de cette production scientifique non universitaire dans les villes petites et moyennes voir l'article à paraître prochainement de Rachel Levy et Laurent Jégou: «Diversity and location of knowledge production: the case of small and medium-sized cities» dans City, Culture and Society
Il est encore difficile de savoir si cette évolution décroissante s'explique par un problème de mise à jour des données sur le Science Sitation Index (SCI), ou par un réel phénomène de diminution des publications dans les villes petites et moyennes s'expliquant notamment par la loi d'autonomie des universités (les chercheurs auraient intérêt à faire recenser leurs publications dans un laboratoire principal, ce que demandent les UMR CNRS).
Le seuil de 11 publications correspond au nombre médian de publications par ville sur la période 1980-2009. Nous avons rassemblé les villes ne publiant pas et les villes publiant moins de 11 articles car nous considérons qu'en dessous de ce seuil, l'activité de production scientifique est trop faible pour illustrer une réelle activité scientifique.