Construire une géographie de la science
Dossier: la science, l'espace et les cartes
On pourrait être tenté, tout comme les héros d’Un tout petit monde de David Lodge, de réduire l’espace mondial de la science à un ensemble de lieux interchangeables entre lesquels circulent sans cesse des chercheurs, finalement peu attentifs au Changement de décor. Le romancier anglais semble célébrer, dès le milieu des années 1980, l’avènement d’un campus global dont l’ancrage territorial est ténu: son monde est bien plus structuré par les déplacements internationaux et les colloques que par la patiente Vie de laboratoire analysée par Bruno Latour et Stephen Woolgar (2006) dans les années 1970. Certes les intrigues de David Lodge mettent en scène des littéraires plutôt que des biologistes ou des physiciens, et montrent ainsi des universitaires qui ne sont accrochés ni à leur paillasse ni à de grands équipements expérimentaux, mais plus d’un chercheur peut trouver dans ses romans un reflet des circulations incessantes qui caractérisent la vie scientifique contemporaine. De ce fait, on peut en profiter pour poser une question qui sort du domaine de la fiction: l’activité scientifique peut-elle être dissociée de l’espace géographique? Son fonctionnement est-il indépendant des lieux où elle se fait? Certains le soutiennent: Caroline Wagner (2008) décrit ainsi une recherche contemporaine qu’elle voit fonctionner, non sans une certaine outrance, comme un Nouveau collège invisible, sautant par-dessus frontières et barrières institutionnelles et dessinant des réseaux de coopération mondialisés aux configurations changeantes (Arvanitis, 2011).
Faisons le pari, contrairement à Caroline Wagner, qu’en matière de science l’espace importe. On ne peut, cependant, qu’être frappé par le fait que si l’intérêt d’une analyse spatiale des activités scientifiques a été plusieurs fois affirmé par des géographes — dans la tradition francophone on peut citer notamment Jean Gottmann (1974), Olivier Dollfus (2001) et Roger Brunet (2001) — les travaux ont été rares. En France, ceux de Madeleine Brocard dans les années 1970-1980 et jusqu’au début des années 1990 n’ont guère eu de postérité (Brocard, 1991; Brocard et al., 1996). La même (relative) discrétion caractérise ce que l’on peut appeler un peu rapidement «la géographie de l’enseignement supérieur»: on voit finalement peu de publications sur la répartition des formations universitaires dans les territoires (Vassal, 1988; Frémont et al., 1992), les liens entre établissements (Berroir et al., 2009), la localisation et mobilité des étudiants (Baron, 2005), etc.
On observe néanmoins que la dimension spatiale est de plus en plus prise en compte par les Science Studies: c’est l’une des multiples conséquences du spatial turn qui parcourt toutes les sciences sociales. David Livingstone s’intéresse, par exemple, au début des années 2000, aux «géographies de la connaissance scientifique», terme et sujet assez nouveaux dans le domaine. Mais il restreint son analyse aux micro-espaces de la science (le cabinet de curiosités, le jardin botanique, l’observatoire, le laboratoire) dans une perspective avant tout historique (Livingstone, 2003). Son approche n’inclut pas les acteurs de la science (individus, équipes, communautés), leurs lieux d’activité et leurs réseaux d’échange, pas plus qu’elle n’intègre les autres dimensions spatiales: inscription dans les villes, articulation de l’activité de recherche aux autres échelles (régionale, nationale). Économistes de l’innovation et sociologues de la science interrogent aussi, depuis plusieurs années, la question des rapports de la science à l’espace (par exemple Grossetti, Losego, 2003). Il n’en reste pas moins qu’une «géographie de la science» reste, sinon à construire, du moins à fortifier et à développer. Nous entendons par là une «géographie des activités scientifiques», couvrant aussi bien celles de formation que celles de recherche repérables dans l’espace.
D’ailleurs, depuis plusieurs années, la préoccupation politique autour de la localisation des activités de recherche ne cesse d’augmenter. Et, dans ce domaine, le niveau des certitudes politiques est inversement proportionnel aux connaissances empiriques sur les processus qui président à la distribution spatiale des activités scientifiques. L’écho médiatique extraordinaire, en 2003, du classement ARWU (dit «classement de Shanghai») est un des symptômes de ces certitudes politiques qui ont, notamment en France, polarisé l’attention sur le faible rang des universités et établissements de recherche français, dans un palmarès mondial qui accorde beaucoup d’importance au bilan de recherche des établissements et propose une vision caricaturale de l’espace académique international [1]. Depuis ce coup de tonnerre médiatique, et malgré les critiques virulentes apportées par des spécialistes des Science Studies, les politiques dites «d’excellence» menées dans de nombreux pays (Allemagne et France par exemple) se multiplient, en prétendant concentrer les moyens de la recherche sur quelques sites jugés de très haute performance et susceptibles d’être visibles dans des classements mondialisés. C’est le principe même de la politique des IDEX, Labex et autres Equipex initiés en France à partir de 2006. Une équivalence est alors posée (sans être jamais démontrée) entre concentration des moyens en quelques lieux, efficacité et rayonnement de la recherche. Ce alors même que, dans le passé, la politique universitaire et scientifique avait plusieurs fois misé sur un maillage du territoire national. On peut penser à la politique menée au début de la IIIe République sous l’égide de Louis Liard, qui a conduit à la renaissance des universités hors Paris, ou, plus récemment, au plan «Universités 2000» (mis en œuvre au début des années 1990) dont l’ambition était de compléter la carte universitaire française en réponse à l’injonction célèbre formulée par Jean-Pierre Chevènement en 1985: conduire 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat et donc ouvrir à des nouveaux publics l’accès aux études supérieures.
Il n’est pas question ici d’entrer dans ce débat très politique, mais simplement de dire que les «évidences» d’aujourd’hui sur l’efficacité de politiques très polarisées, où les «métropoles scientifiques», seraient forcément avantagées par rapport à d’autres centres plus petits, ne sont pas soutenues par une quelconque preuve empirique. En d’autres termes, la relative discrétion de la recherche en géographie de la science laisse libre cours à la mobilisation de croyances en la vertu des politiques de concentration spatiale et de visibilisation/spécialisation des grands pôles de recherche. Intéressante mutation à plus d’un titre. D’abord parce qu’en une vingtaine d’années, on est passé d’une focalisation sur les activités de formation, en insistant sur la nécessité de rapprocher l’offre de la demande, à une prise en compte presque exclusive des activités de recherche. Ensuite parce que, s’il y a 40 ans on pouvait s’enorgueillir du prestige scientifique de son pays sans s’interroger sur les particularités de la distribution de la recherche dans l’espace national (on parlait avant tout de la science soviétique, américaine, française…), aujourd’hui il semble que la doxa est que la concentration de la science en quelques grands pôles produit nécessairement une amélioration de la «performance» globale d’un pays. Cet allant de soi est en contradiction avec quelques faits majeurs: le plus important des pays de la science, les États-Unis, a une géographie scientifique très polycentrique, la moins concentrée qui se puisse observer parmi les grandes nations. Autre observation frappante: la croissance fulgurante de la science chinoise depuis 20 ans s’est accompagnée d’une déconcentration notable de son activité, avec une importance proportionnellement moindre des centres majeurs que sont Beijing, Shanghai ou Hong-Kong ou Canton, qui pèsent beaucoup moins dans le total national que par le passé (Grossetti et al., 2012).
Mais on ne peut se contenter d’une critique des discours du temps présent. Comment améliorer notre connaissance et construire une géographie de la science? Sans doute en repartant de travaux alors novateurs, réalisés depuis le début des années 2000, et qui appliquent des techniques bibliométriques à l’échelle des villes (Matthiessen et al., 2002, 2010). Il s’agit, pour les résumer, de mesurer la production scientifique en s’intéressant au nombre d’articles produits dans les grandes villes du monde, alors que les scientomètres ne travaillaient jusque-là qu’à l’échelle des pays, au mieux des régions. Il s’est agi là d’une indiscutable avancée en termes de méthode (mise en forme à des niveaux géographiques relativement fins des bases de données bibliométriques). Mais le travail n’a été mené que de manière très partielle. Dans les articles consacrés à cette approche dans Urban Studies, seul un petit groupe d’entités géographiques est pris en compte: le haut de la pyramide mondiale (les «40 villes les plus publiantes» par exemple) pour C. Matthiessen et ses coauteurs dans leur article de 2010. Le biais induit par ces approches, s’il n’est pas évident à première vue, est néanmoins important. En focalisant le regard sur le haut des hiérarchies, on perd de vue le fonctionnement du système scientifique — et de ses lieux — dans son ensemble. Cela reproduit finalement un travers commun à toutes les recherches qui ont fait florès sur les Global Cities et qu’a bien incarné le travail du GaWC [2]: la focalisation du regard sur un échantillon limité de grandes villes, et une absence de perspective sur le fonctionnement global du système urbain mondial — et des systèmes nationaux.
C’est le contexte dans lequel nous proposons ce dossier que nous avons intitulé «La science, l’espace et les cartes». Sa publication s’inscrit dans la continuité d’un programme financé par l’Agence nationale de la recherche et qui s’est achevé au printemps 2013: le projet GEOSCIENCE, dont l’objectif était de contribuer à une analyse des logiques spatiales de l’évolution de la science, tant d’un point de vue actuel que dans une dimension diachronique de moyen et long termes [3].
Le présent dossier ne restitue qu’un aspect de ce programme de recherche. Il s’agit d’exposer les possibilités, et de défendre la pertinence, d’une approche spatialisée des activités scientifiques fondée sur la mesure et la localisation: mesure de l’activité (publications, bibliométrie), mesure de l’implantation des communautés scientifiques (individus, collectifs). Notre ambition est de présenter à la fois des méthodes de repérage et de spatialisation de corpus importants à des échelles fines, tout en montrant les résultats et les structurations géographiques qui émergent. Il s’agit ici de traiter donc des corpus de données, parfois considérables, qui ont pour particularité de prendre en compte un ensemble cohérent d’entités géographiques.
Dans cette perspective, le présent dossier comporte quatre contributions:
Ces contributions s’inscrivent aussi dans le prolongement de textes publiés dans M@ppemonde depuis le milieu des années 2000 sur le sujet: le présent dossier n’inaugure donc pas la thématique mais il la rend visible. Dans l’ordre chronologique, on mentionnera la réflexion sur l’évolution de la production scientifique dans l’espace de la Russie postsoviétique, basée sur une approche bibliométrique à l’échelle des régions (Milard, Grossetti, 2006), qui entretient quelques liens avec l’article qui ouvre le présent dossier, celle d’Hervé Théry sur le très contesté classement de Shanghaï et ses émules (2009), ou, plus récemment, le billet d’humeur sur la visualisation des collaborations scientifiques mondiales paru dans la chronique Internet de la revue (Baron et al., 2011). On citera aussi le travail sur l’offre de formation et les migrations étudiantes dans le Grand Bassin parisien publié en 2008 (Baron et al.), qui peut être mis en regard avec la contribution consacrée à l’activité scientifique dans les petites villes dans la mesure où il s’agit de s’interroger sur les caractéristiques du fonctionnement du système universitaire et sur les retombées des politiques publiques.
Ce dossier, qui est appelé à être complété par d’autres contributions, a pour vocation, dans son état actuel à convaincre de l’intérêt d’une analyse spatialisée de la science, et de la possibilité et de l’utilité de la représentation cartographique. Il n’épuise évidemment pas le sujet, mais propose, à la fois dans les sources, les objets et les périodes, des approches assez diverses, depuis les réseaux de collaboration mondialisés de la biologie moléculaire jusqu’à l’Europe de l’Académie royale des sciences. Ceci pour rappeler que, dans la science collaborative multi-échelle qui caractérise la recherche contemporaine, les faits de localisation, la structuration spatiale des réseaux, la mesure du poids des ancrages locaux comme des ouvertures internationales gagnent à être pris en compte, mesurés et, plus que jamais, analysés. La question des causalités n’est ici qu’effleurée et appelle d’autres recherches: doit-on imaginer que les dynamiques scientifiques s’articulent nécessairement aux autres dynamiques, nationales, régionales, urbaines; ou que les systèmes scientifiques ont des évolutions propres, connaissent des processus de spatialisation singuliers? Notre hypothèse privilégiée est celle d’une combinaison de tous ces facteurs, et d’une nécessaire mise en regard avec les encadrements sociaux, institutionnels de la science. Nous pensons en particulier à l’importance d’une analyse combinée du système de formation supérieure et de celui de la recherche. Comme bien d’autres activités qui se déploient dans l’espace géographique, la science échappe aux explications simplistes.
Bibliographie
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