N°112

Le modèle de Christaller et les espaces interstitiels du Massif central

En 1933, Walter Christaller formule la théorie selon laquelle «des biens et services sont regroupés dans des lieux centraux en fonction de leur portée et de leur seuil d’apparition selon une hiérarchie emboîtée de niveaux de fonctions qui définit, à son tour, une hiérarchie des lieux centraux correspondant chacun à un niveau de polarisation (interaction entre un centre et sa zone d’influence)» (Mérenne-Schoumaker, 2003).

Après avoir joui d’une profonde considération tout au long du XXe siècle, le modèle de Christaller a été fortement renié ces dernières décennies. Nombreux sont les griefs qu’on lui attribue (Santamaria, 1998; Jousseaume, 1999; Paulet, 2000; etc.): dimension hiérarchique trop prise en compte; échelons manquant parfois dans la réalité et multiplicité potentielle des échelons terminaux (cas de la Randstad Holland); théorie trop statique fonctionnant dans une logique territoriale fermée. De ce fait, beaucoup de chercheurs ne jurent aujourd’hui que par l’horizontalité. Pour eux, la théorie de Christaller, rentrant dans le cadre d’un système vertical, est largement désuète. Elle renvoie trop à un modèle «administratif-rural» aujourd’hui dépassé du fait de la dépopulation des campagnes, de la métropolisation et du progrès des transports. «La notion même de hiérarchisation des villes ne pouvait être que honnie, car porteuse de l’ordre ancien établi et contraire à l’idée d’égalitarisme communautaire» (Jamot, 2009, p. 247). Nous estimons pourtant que le modèle des lieux centraux reste un modèle explicatif des organisations territoriales observées sur le terrain et qu’il peut être utile à des fins d’aménagement.

Pour le vérifier, nous prendrons comme terrain d’étude le Massif central méridional. Cet espace n’a certes rien de commun avec l’Allemagne du Sud, là où Christaller a testé sa théorie (une plaine homogène avec une population répartie uniformément et des facilités de circulation), mais le fait qu’il soit un espace interstitiel nous conforte dans notre choix. Les espaces interstitiels diffèrent de leur voisinage par leurs aspects physiques, économiques et sociaux. Ce sont des espaces en creux, de faible densité, en marge des grandes agglomérations et donc faiblement métropolisés. Ils sont « des espaces vierges de pays en zone de grand rural ou de haute montagne, demeurant isolés et très éloignés des dynamiques de développement local» (Legoux, 2005). Dans l’exemple du Massif central, nombre d’indicateurs traduisent une situation difficile: activités agricoles encore surreprésentées, suprématie des emplois peu qualifiés, infime proportion de ménages fortunés, sans parler d’une démographie aux indicateurs défavorables.

Situés aux confins de zones organisées par les grandes métropoles, ces milieux souffriraient-ils également d’une organisation urbaine lacunaire? Bien au contraire, nous posons que ces marges interstitielles peuvent se concevoir selon un espace organisé par des lieux centraux assez modestes mais souvent actifs car hors des phénomènes de métropolisation. Nous n’aurions pas un désert urbain, mais un désert (vu les densités faibles) contrôlé par quelques villes. Pour rendre compte de l’armature urbaine du Sud du Massif central, nous ferons donc appel au modèle des lieux centraux. Pour ce faire, nous aurons une démarche hypothético-déductive en postulant l’existence d’un réseau urbain avec une hiérarchisation des centres (des bourgs [1] aux métropoles régionales) et des zones d’influence de taille distincte (traduction spatiale de la hiérarchisation). Après avoir vérifié la validité de cette hypothèse, nous comparerons la réalité avec le modèle théorique de Christaller afin d’observer le degré de correspondance et de confirmer ou d’infirmer la validité d’un tel modèle appliqué aux espaces interstitiels. Par ailleurs, la confrontation réalité/théorie va peut-être mettre en exergue certaines carences au niveau des paliers hiérarchiques; et c’est là qu’entrent en jeu les politiques d’aménagement afin de compléter les équipements qui viendraient à manquer dans un centre. Pour tester nos hypothèses de recherche, les cartes seront un outil d’investigation précieux car elles permettront de visualiser la réalité du terrain à différentes échelles (zones d’influence des villes moyennes, petites, etc.).

Une grille urbaine complète

Qui dit structuration de l’espace, dit pôle de centralité. Ces pôles de centralité peuvent se décrire comme l’accumulation, en des lieux précis, de commerces, services et emplois. Notre point de vue est donc très classique, reprenant les définitions et les méthodes régulièrement employées par les géographes depuis les années 1960 (Rochefort, 1957; Prost, 1965; López Trigal, 1982; Campesino Fernández, 1995). Préalablement, pour établir la grille urbaine du Sud du Massif central, nous avons croisé le classement démographique des 73 unités urbaines avec celui des équipements tertiaires (Nomenclature des activités françaises, NAF 60) de chacune des villes. Un classement quantitatif ne suffit cependant pas; certains équipements étant plus ou moins rares, il a fallu leur affecter des coefficients de pondération afin de les distinguer (encadré 1). Au final, le nombre de points indiciaires obtenus par chaque ville a été représenté graphiquement en nuage de points (les villes étant classées selon un ordre démographique). Et, par discrétisation visuelle, six niveaux urbains ont été déterminés.

Le premier seuil correspond aux villes moyennes de niveau supérieur (tableau 1). Sans surprise, Albi et Alès sont les deux seules de l’espace d’étude, se partageant le Massif central dans ses parties les plus méridionales. Le Puy, par le nombre de points obtenus, aurait pu faire partie de ce groupe. Mais constatant que sa fonction touristique lui conforte une partie de son équipement tertiaire et à la vue du nombre de ses habitants, nous l’avons incluse dans les villes moyennes de niveau inférieur avec Rodez, Aurillac, Castres, Cahors et Aubenas. Ces dernières sont des préfectures et/ou villes industrielles, équipées et aux multiples activités. Dans ce groupe, Cahors et Aubenas peuvent seules apparaître comme des anomalies, puisque n’atteignant pas le seuil d’habitants escompté. Or, le nombre et la qualité de leurs équipements tertiaires ont fait la différence, justifiant leur présence dans ce groupe. Au sein du Massif central, hormis Rodez, les villes moyennes occupent plutôt une position périphérique (fig. 1). Un autre constat s’impose: les villes moyennes supérieures se retrouvent au sud, dans l’environnement de Toulouse et de Montpellier, tandis que les villes moyennes inférieures sont au nord, du côté de Clermont-Ferrand. Est-ce à dire que ce niveau est en relation avec la taille des métropoles et des densités locales? Malgré tout, il faut reconnaître une distribution plutôt complète sur l’espace de ces villes moyennes, laissant de côté le relief marqué.

1. La hiérarchisation des centres urbains du Massif Central méridional

Ces huit villes moyennes structurent l’espace, escortées de trois villes intermédiaires (plus de 20 000 habitants) au poids économique trop faible par rapport au leur (moins de 2 000 équipements et moins de 5 000 points-qualité) et beaucoup trop fort par rapport aux niveaux inférieurs (plus de 1 300 équipements et plus de 3 400 points). Aubenas et Millau se localisent dans des secteurs creux où fait défaut la ville moyenne; elles sont ainsi des villes moyennes «avortées». Quant à Mazamet, elle s’est surimposée au réseau urbain existant du fait de son industrie; en l’occurrence, elles ne devrait former avec Castres, théoriquement, qu’une seule agglomération. Grâce aux villes intermédiaires, secondant les villes moyennes, nous avons là un espace desservi d’une manière plutôt homogène.

Sous le commandement de ces villes moyennes et intermédiaires prennent place les petites villes, parmi lesquelles se distinguent 11 villes de niveau supérieur (plus de 9 000 habitants et plus de 600 équipements). Ce groupe est très représentatif de petits centres bien portants, principalement tertiaires (commerce, tourisme), mais également industriels. Le semis des petites villes supérieures est non homogène sur le territoire. Les petites villes supérieures sont une spécificité de l’ouest, au contact Massif central/Aquitaine, le long de l’A20; à l’est, en revanche, nous remarquons une certaine carence. Certaines sont là parce qu’elles ont le statut de préfecture (Mende ou Privas) ou parce qu’elles comblent l’espace laissé par les villes moyennes.

En bas de la hiérarchie, on compte 51 petites villes. Il faut cependant séparer les petites villes inférieures (PVI) de niveau 1 de celles de niveau 2. La première catégorie compte entre 4 500 et 9 000 habitants, entre 300 et 600 équipements et entre 750 et 1 500 points-qualité. Monistrol-sur-Loire et La Grand-Combe, deux villes industrielles, avec pourtant quelque 10 000 habitants, n’auraient pas dû appartenir à ce groupe. Mais du fait de la moindre qualité de leur appareil commercial, elles s’y insèrent logiquement. Pour finir, les PVI de niveau 2 se caractérisent par une faible masse démographique et économique. Le semis remarquable de petites villes de base à travers le Sud du Massif central renvoie sans conteste à la géographie classique d’André Fel et Guy Bouet (1983) et Pierre Estienne (1963). Tout le territoire est desservi: plaines, plateaux bas et élevés. De petites concentrations se font jour, notamment au pied des reliefs marqués comme les Cévennes. Si ces petites villes inférieures ont toute leur place dans la hiérarchie urbaine du Sud du Massif central, il faudra quand même se demander si elles ont un rayonnement sur l’espace environnant.

Le Sud du Massif central, prototype des espaces interstitiels à faible densité, n’est pas à l’écart du monde urbanisé. Il ne diffère donc guère du nord où tous les niveaux urbains sont représentés avec cohérence, de la ville moyenne à la cellule de base. Cela n’est pas sans rappeler une organisation christallérienne (fig. 1). Il lui manque, en revanche, un nombre de petites villes supérieures beaucoup plus étoffé. Au niveau du rayonnement, la disposition des villes moyennes et intermédiaires leur préfigure de belles potentialités. Quant à celui des petites villes supérieures, il sera variable selon leur localisation géographique: isolée comme Saint-Flour ou concentrée comme dans le Tarn.

Un schéma d’organisation de l’espace encore typiquement christallérien

La théorie de Christaller sur l’organisation de l’espace repose sur l’existence de lieux centraux fournissant des biens et des services à l’aire tributaire qui les entoure. Théoriquement, ces aires sont matérialisées sous la forme d’hexagones. L’étude des zones d’influence générale des commerces urbains est maintenant destinée à vérifier si le pouvoir de commandement de chaque ville est conforme au niveau urbain attribué et si la théorie d’emboîtement des zones d’influence s’applique encore de nos jours. Les zones d’influence ont été déterminées après une enquête Piatier effectuée en 2005 et réactualisées avec l’aide des CCI à l’automne 2012 (CCI du Tarn exceptée). Globalement, les zones d’influence commerciale ne sont guère modifiées depuis sept ans. Les principaux changements concernent Le Cheylard qui a élargi son emprise en Ardèche et Cahors qui pâtit de plus en plus de la concurrence de Fumel.

Les villes moyennes et intermédiaires du Sud du Massif central quadrillent d’une manière régulière le territoire, puisque très peu d’espaces échappent à leur influence (fig. 2). Seule une partie de la Lozère semble exclue de la zone d’attraction d’une ville moyenne. Du fait de la position centrale de ces villes moyennes au sein de leur département, les zones principales d’influence (plus de 30% des achats), qui sont d’une forme circulaire, s’inscrivent, en général, dans les limites départementales. Échappent à la règle Alès qui rayonne sur l’est gardois et le sud de la Lozère (héritage de la sériciculture), Albi qui déborde sur le sud de l’Aveyron et Millau intervenant également dans la Lozère méridionale. De plus, preuve d’un emplacement rationnel des villes, conforme au modèle théorique, les zones principales s’intègrent dans l’espace comme un puzzle, avec très peu de chevauchements. Les zones d’influence principale d’Aurillac et Rodez sont les plus étendues (rayon maximal de 40-45 km environ). Comme Le Puy et Cahors d’ailleurs, elles jouissent d’une véritable rente de situation, caractérisée par un relatif éloignement vis-à-vis d’autres centres urbains de niveau identique ou supérieur [2]. En conséquence, elles rayonnent, sans partage, sur une bonne partie de leur département en zone principale et agrandissent spectaculairement leur zone secondaire. À l’opposé, la proximité d’autres centres urbains de même niveau gêne largement les possibilités d’étendue des aires: Alès, par exemple, ne peut rayonner sur le sud du Gard, Nîmes étant, de tout temps, la ville des garrigues; Aubenas est stoppée dans son influence vers l’est par les villes de la vallée du Rhône et au nord-ouest par le Puy; et Mazamet souffre de la présence de Castres à l’offre beaucoup plus étoffée.

2. Zone de chalandise des villes moyennes et intermédiaires dans le Sud du Massif central

En nombre de clients potentiels desservis dans le cadre de la zone d’influence, nous retrouvons une hiérarchie certaine où se distinguent trois groupes. Il y a les villes moyennes dont la zone commerciale rassemble plus de 200 000 clients potentiels (Rodez, Le Puy, Albi et Alès), celles qui accueillent entre 100 000 et 200 000 clients (Aurillac, Castres et Aubenas) et les autres avec moins de 95 000 (Cahors, Millau, Annonay et Mazamet). En fait, ces villes à l’attraction plus faible en termes de clientèle forment le groupe des villes intermédiaires. La taille des zones d’influence est donc directement corrélée à l’offre commerciale du pôle urbain (tableau 2). À cet égard, Cahors déçoit un peu car, en regard de son potentiel commercial, elle pourrait rayonner davantage. Mais son attractivité est freinée par la présence de villes mieux équipées (Brive et Montauban) et par celle de petites villes solides comme Figeac et Fumel. Il faut enfin noter que Le Puy et Rodez s’individualisent par un grand nombre de chalands, comparativement à Albi et Alès, qui ont pourtant, d’un point de vue quantitatif et qualitatif, un meilleur potentiel commercial. Cette bonne tenue de Rodez et du Puy ne peut se justifier que par leur isolement, leur clientèle étant, d’une certaine manière, captive.

Pour ces villes moyennes des espaces interstitiels, la zone principale s’avère essentielle, eu égard à son poids dans la zone totale : toujours plus de 50 % des clients potentiels. Le cas extrême est Mazamet avec un rayon d’influence très local. Il faut également noter le poids des agglomérations elles-mêmes dans chacune des zones de chalandise : plus du quart des clients pour les villes moyennes, voire la moitié et plus pour les villes intermédiaires. L’idée selon laquelle les villes vivent de leur zone d’influence (donc de leurs campagnes) est donc de moins en moins vraie. Elles vivent, en fait, du bassin de proximité qu’elles créent et peuvent théoriquement, et dans des cas limités, exister dans des déserts humains.

Les petites villes supérieures exercent logiquement une influence plus limitée au plan spatial (fig. 3). Mais comme précédemment, les zones principale et secondaire associées forment un dessin circulaire, tout aussi régulier.

3. Zone de chalandise des petites villes de niveau supérieur dans le Sud du Massif central

La dilatation maximale de la zone principale des petites villes supérieures (une trentaine de km pour Saint-Flour par exemple) est liée, tout comme pour les villes moyennes, à leur localisation. Les plus isolées étendent leur zone d’influence sans rencontrer la concurrence d’un autre centre urbain supérieur. Ainsi, Mende rayonne sans aucune difficulté sur le centre de la Lozère, jouant en partie le rôle de ville moyenne (fig. 1). En revanche, dans les secteurs au semis urbain plus dense, les zones principales se rétractent fortement et l’aire secondaire devient même inexistante (par exemple, autour de Lavaur). La proximité urbaine induit encore des zones d’indécision dans lesquelles les clients ont le choix entre plusieurs destinations commerciales. Mais, en règle générale, la zone principale des petites villes supérieures s’arrête brutalement au contact de celle d’autres petites villes de même niveau, ou au contact de celle des villes moyennes.

Avec les petites villes supérieures, nous changeons d’échelle par rapport aux villes moyennes, car le nombre de clients de la zone de chalandise tombe sous la barre des 60 000, voire des 50 000 habitants, pour la majorité d’entre elles. Ville-marché traditionnelle [3], Villefranche-de-Rouergue, se démarque tandis que les villes du Tarn, Lavaur et Graulhet, atteignent péniblement une masse de 25 000 à 33 000 chalands potentiels. Comme pour les niveaux urbains supérieurs, la zone principale (agglomération incluse) joue un rôle fondamental et rend les villes tributaires de leur dynamisme démographique.

Les petites villes de niveau inférieur possèdent une aire de rayonnement très variable, que ce soit par le nombre de chalands ou par l’étendue (fig. 4). Certaines petites villes de niveau inférieur réussissent à asseoir spatialement leur attraction et à posséder une zone fournie en chalands; en particulier lorsqu’elles se situent dans un environnement pauvre en organismes urbains. C’est un lot très commun, à la vue des analyses précédentes. La Lozère est le prototype de ce type d’espace. Rappelons qu’aucune ville moyenne n’y existe réellement et qu’il n’y a qu’une petite ville supérieure: Mende. Langogne, Saint-Chély et Marvejols (plus ou moins 12 000 chalands chacune) se partagent donc seules le département sur de vastes espaces peu peuplés. Les zones d’attraction les plus fournies en clients sont également celles des petites villes localisées dans des secteurs à évolution démographique positive: autour de Gourdon, Souillac et Bédarieux (plus ou moins 26 000 clients chacune) ou dans l’Yssingelais, bassin industriel dynamique au centre duquel Yssingeaux fait même mieux (75 000 clients potentiels) que certaines petites villes de niveau supérieur. Au nord-est du Lot, le véritable centre de la vallée de la Dordogne, en position de relais de la ville moyenne de Brive, est depuis longtemps Saint-Céré. En face d’elle, Biars n’a d’importance que par son activité industrielle, qui permet le maintien de commerces et services de proximité et Gramat, qui a toujours fait figure de petite ville au service de son causse, ne doit son rang démographique actuel qu’à l’existence du centre de recherches militaire et à l’école canine de gendarmerie. L’évolution régressive ramène donc ici le système en direction du modèle théorique, grâce à un jeu de sélection qui favorise Saint-Céré.

4. Zone de chalandise des petites villes de niveau inférieur

On retrouve ensuite le cas des nébuleuses urbaines et industrielles avec un espace de commandement étroit et une masse de clients limitée. Dunières, Le Chambon et Tence ne sont-elles pas en surnombre dans le Sigolénois par rapport à la théorie de la localisation (fig. 5)? Les deux premières n’ayant aucune zone d’influence, Tence (15 000 clients potentiels) semble le relais le plus pertinent d’Yssingeaux. De la même manière, on pourrait éliminer des positions dans la nébuleuse gardoise en se fondant sur l’analyse du rayonnement spatial réel: seule Saint-Ambroix est le relais efficace d’Alès dans les Cévennes ardéchoises.

5. La théorie de Christaller appliquée au Sud du Massif central (localisation schématique des centres): anomalies et adéquations

Des sortes de doublets urbains apparaissent sur le terrain, complètement en désaccord avec la théorie: Ganges/Le Vigan, Lodève/Clermont-l’Hérault, Saint-Hippolyte/Quissac, Lisle-sur-Tarn/Rabastens. Cette trop grande proximité n’obère-t-elle pas leur potentialité de rayonnement? Une des villes de chaque duo réussira-t-elle à percer? Il semble que ce soit déjà le cas de Clermont-l’Hérault d’après les dernières études de la CCI de Montpellier.

Enfin, il existe des petites villes qui n’ont aucune aire d’influence et n’ont donc pas leur place dans un schéma de Christaller. Dans la réalité, elles ne sont que des banlieues de villes plus importantes (Labruguière pour Castres, Marssac-sur-Tarn pour Albi…).

6. Emboîtement des zones d’influence

Conformément à la logique, il existe bien une hiérarchie des rapports entre niveaux urbains. Eu égard à leur équipement tertiaire, plus limité quantitativement et qualitativement, les habitants des petites villes s’adressent nécessairement au centre urbain supérieur pour les biens et services plus rares. Sur le terrain, les zones secondaires des villes moyennes englobent les zones principales des villes du niveau inférieur, ici les petites villes supérieures (fig. 6). Cette situation est très nette, à la lecture des cartes. Saint-Flour, Brioude, Villefranche-de-Rouergue et Lavaur sont respectivement sous l’influence secondaire d’Aurillac, du Puy, de Rodez et de Toulouse. Mende, elle, est tiraillée entre Le Puy et Alès. En revanche, du fait de la carence en petites villes supérieures, il est difficile de montrer un emboîtement systématique des zones d’influence des petites villes inférieures dans celles des petites villes supérieures. De rares cas illustrent ce phénomène: Capdenac s’inscrit dans l’aire de Decazeville et de Figeac, Murat, dans l’aire de Saint-Flour, alors que Langeac s’incorpore dans celle de Brioude. En règle générale, les aires des petites villes inférieures s’insèrent directement dans celle de la ville moyenne la plus proche.

L’immuabilité des limites spatiales des zones d’influence des villes
des espaces interstitiels

Aujourd’hui et à la différence de l’époque de Christaller, les petites villes se trouvent emportées dans le tourbillon de la mondialisation et de la métropolisation. Celle-ci, qui s’est accélérée ces dernières années, se traduit par une concentration des commerces et surtout des services administratifs, publics ou privés, dans les villes les plus importantes. Parallèlement à cette modification de gestion interne des établissements et des services administratifs, la structure du territoire a été bouleversée par la création d’axes de communication nouveaux. Et cet état des choses peut changer la donne, les grandes villes, étant désormais plus facilement et plus rapidement accessibles.

Les mutations énoncées précédemment ont-elles vraiment remis en cause l’ancrage territorial des petites villes, base du système pyramidal? Les limites des zones d’influence symbolisant cet ancrage ont-elles varié au cours de ces trente dernières années? Pour répondre à ces questions, nous avons comparé la situation actuelle avec celle des décennies précédentes (années 1960-1980) et ce, grâce au dépouillement de la bibliographie. Dans les années 1960 et 1970, Piatier et ses collaborateurs ont minutieusement déterminé les zones d’influence des principales villes de la plupart des régions françaises. Dans les décennies suivantes, des auteurs se sont également penchés sur cette thématique urbaine. Le document le plus pertinent pour nous est, sans conteste, l’article de Christian Jamot (1979) «Aires d’influence et hiérarchie urbaine dans le Massif central», qui a le mérite de couvrir l’ensemble de notre zone. Malheureusement, Christian Jamot étudie essentiellement les métropoles et les centres régionaux (c’est-à-dire nos villes moyennes). Afin de combler la carence en ce qui concerne les petites villes, les «Atlas Flammarion» publiés à la même époque vont nous servir de référence. Dans ces ouvrages, des études de cas de petites villes existent, notamment sous l’angle évolutif, historique. Enfin, la thèse de Raymond Dugrand sur les villes et campagnes du Bas-Languedoc éclairera le réseau urbain du sud de notre territoire d’étude, pour les années 1960.

Bien entendu, la comparaison de la situation actuelle à celle des années antérieures va souffrir de l’utilisation de méthodes différentes et de l’absence de référence suffisante aux petites villes. Malgré tout, la comparaison peut être effectuée, chacune des analyses se fondant toujours sur l’attractivité commerciale.

Les espaces commandés par les villes semblent imperméables aux mutations économiques, sachant que les zones d’influence sont fortement circonscrites par le relief. Ce facteur, venant en corrélation du facteur historique, explique la pérennité des limites.

En 1979 comme aujourd’hui, les métropoles et les centres régionaux dominent chacun un territoire identique. Les villes identifiées comme possédant une vaste aire d’attraction étaient les mêmes trente ans auparavant: Aurillac et Le Puy, par exemple. Ce constat est également sans équivoque pour les villes au commandement spatial moindre: Mazamet, Annonay, Cahors… la concurrence urbaine étant déjà un des facteurs limitant leur zone d’attraction. De même, Albi et Castres se partageaient déjà le Tarn en 1978. L’autre similitude entre les années 1975 et 2000 est l’omniprésence d’un «trou», c’est-à-dire d’un secteur qui échappe aux villes moyennes. Le phénomène se distingue à hauteur de Mende et il n’est pas nouveau. «Les villes [comme Mende] qui contrôlent ces régions [les secteurs échappant à l’organisation d’un centre régional] sont déjà des centres étoffés en matière de commerces, services; elles rayonnent souvent fort loin. Leur croissance rapide, leur dynamisme économique réel, axé sur les activités tertiaires, renforce l’idée qu’une trame de troisième niveau hiérarchique se crée [nos petites villes de niveau supérieur] et s’intercale entre les petites villes traditionnelles et les centres régionaux» (Jamot, 1979).

Quelques modifications apparaissent toutefois au niveau des villes moyennes. Rodez a renforcé régulièrement son emprise spatiale. En 1979, Figeac se situait aux limites des zones d’influence d’Aurillac, Rodez, Cahors, Montauban et Albi sans leur appartenir; de nos jours, elle appartient à la zone secondaire d’influence de Rodez. Ce changement est-il dû aux liens qui se sont noués entre les entreprises de la Mecanic Valley? Millau, quant à elle, a vu sa zone d’attraction s’élargir et se renforcer sur le nord de l’Hérault, grâce aux effets de l’A75.

À l’opposé, la zone d’Alès s’est rétractée en Lozère. En 1963, Alès «jusqu’à Florac et Langogne ne trouvait aucune grande concurrente» (Dugrand, 1963, p. 212). De nos jours, pour l’est de Mende, Le Puy s’est substitué à la ville gardoise. Le flottement de l’économie d’Alès explique peut-être cette modification. Mais, quoiqu’il en soit, malgré ce repli dans le secteur nord, Alès attire toujours autant les clients du bassin de Bessèges.

Le rayonnement des petites villes de niveau supérieur, souvent vaste, s’est consolidé au fil du temps. Villefranche de Rouergue, par exemple, profite de sa situation de contact et attire toujours au-delà des départements limitrophes. Dès 1971, les habitants des communes appartenant à la zone principale n’hésitent pas à faire 30 km pour s’y ravitailler. Gaillac et Lavaur commandent en 1971 une forte étendue de territoires (fig. 7). La croissance de la métropole toulousaine et l’arrivée de l’A68 n’ont pas entravé leur pouvoir de commandement. Figeac bénéficie, quant à elle, de la prospérité du groupe Ratier pour assurer son emprise sur l’espace. En 1971, elle rayonnait, déjà, sur une bonne partie orientale du Lot.

7. Zones d’influence de Mazamet, Carmaux, Gaillac et Lavaur en 1971 : une permanence par rapport aux années 2000

Pour terminer, attardons-nous sur l’évolution des zones d’influence des petites villes de niveau inférieur, bien que la bibliographie soit restreinte à ce sujet. Dans les années 1970, les petites villes industrielles connaissent déjà des soubresauts dans leur activité et ne sont pas considérées comme des centres de recours commerciaux. De fait, leur influence est réduite spatialement. L’étroitesse du bassin d’attraction de Graulhet, de Ganges, du Vigan et de Bessèges est une constante sur ces trente dernières années. Nées sur un gisement de matières premières, ces villes n’ont toujours aucune fonction organisatrice de l’espace. La seconde caractéristique invariable est la juxtaposition des zones d’influence: «Une pareille intrication se remarque aussi dans la dépression subcévenole entre Ganges, le Vigan et St-Hippolyte du Fort» (Dugrand, 1963, p 210); la très faible distance entre ces villes justifie ce point. Enfin, la troisième constante est le rôle des villes-marchés: St-Céré, Lacaune, Gourdon…

Une relative stabilité spatiale des zones d’influence commerciale témoigne de la résistance des petites villes. Ce constat est partagé par Jean-Paul Laborie (2005): «En 35 ans, aucune profonde modification de l’attractivité des petites villes, mesurée par la dimension de leurs aires de chalandise, ne peut être constatée. Comme si leur attractivité économique perdurait dans une inertie apparente alors même que les crises économiques ont porté des atteintes profondes à leur potentiel productif».

Depuis 1982, 60% des agglomérations ont même vu leur nombre de clients potentiels augmenter. Ce phénomène n’a cependant pas bousculé les rapports de force puisque seules 22 unités urbaines ont vu le poids de leur zone principale se renforcer. Au total, 37 agglomérations, soit 61% du total, vivent aujourd’hui principalement de leur zone d’attraction de proximité. Il nous faut alors admettre une légère adaptation du schéma christallérien aux territoires à faible densité. Désormais, les villes moyennes et surtout les petites villes fonctionnent essentiellement grâce à leur propre apport. Ce niveau «d’autosuffisance urbaine» leur permet une véritable «autarcie» au sein des déserts des zones interstitielles. Le danger est toutefois un trop grand amaigrissement de ces zones périphériques et surtout, un dépérissement de leur propre masse de population, notion centrale du système spatial qui gravite autour d’elles.

Conclusion

En dépit de son image de ruralité, le Massif central présente une belle organisation christallérienne de son réseau urbain, avec la présence de tous les niveaux urbains et un emboîtement des zones d’influence. Le même constat vaut pour un autre espace interstitiel: l’ouest de la Meseta espagnole (Férérol, 2010). En conséquence, nous partageons les propos de Pierre Bruyelle (1998): «La notion de réseau urbain conserve une partie de sa valeur, en termes conceptuels ou comme outils d’analyse régionale, même si des mutations en cours remettent en cause une partie de son contenu et de ses composantes».

Nous estimons que le modèle de Christaller est un exemple à suivre en matière d’aménagement des espaces interstitiels car nous le posons comme conforme aux intérêts des citoyens. Ce modèle qui tend à assurer, par la répartition régulière des villes, la satisfaction optimale des besoins de la population, est opératoire; la preuve en est avec l’aménagement des polders aux Pays-Bas et l’Allemagne réunifiée: «la reconstruction des nouveaux Länder s’est faite selon la théorie des lieux centraux» (Reitel, 1996). Pour ce faire, il faut veiller à la vitalité des petites villes supérieures pour maintenir la base de la hiérarchie. «Il convient en particulier de renforcer le maillage sans privilégier uniquement les grandes agglomérations. Ces dernières, souvent accusées d’être des villes insulaires faisant le vide autour d’elles, doivent favoriser la diffusion des innovations et du développement en direction des échelons inférieurs de la hiérarchie urbaine et de leur environnement rural» (Bordessoule, 2006, p 78). Dans ce contexte, l’État ne devrait-t-il pas forcer le destin et sélectionner parmi les centres surabondants dans certains secteurs ceux qui assureraient le mieux le statut de petite ville supérieure? Cette idée d’une politique d’aménagement volontariste n’est pas nouvelle; en 1963, Raymond Dugrand la préconisait déjà afin de lutter contre des concurrences sans lendemain et renforcer in fine l’armature urbaine.

Enfin, nous pensons que les petites villes sont des vases à partir desquels il est possible de mettre en œuvre une urbanisation réfléchie donc durable: «Plus que centraliser de plus en plus (agglomération grandissante), nous pensons qu’il vaut mieux rechercher l’équilibre ville-campagne et structurer le territoire que de le laisser filer. Offrir des loisirs, de la culture, des trajets domicile-travail plus courts correspond mieux aux objectifs du développement durable» (Lensel, 2010, p. 9; [4]). Or, quoi de mieux que les petites villes pour répondre à ce souhait?

Bibliographie

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BRUYELLE P. (1998). «Réseaux urbains, réseaux de villes: des notions encore pertinentes?». In WACKERMANN G., Nouveaux Espaces et systèmes urbains: livre jubilaire en hommage au professeur Bernard Dezert. Paris: SEDES, coll. «Mobilté spatiale», 485 p. ISBN: 2-7181-9179-1

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Les bourgs-centres n'ont toutefois guère plus de vitalité aujourd'hui dans le Massif central (CERAMAC, 2001)
Pour expliquer la forme et la taille des zones de chalandise, nous laisserons de côté, dans cet article, le relief ou les voies de communication (l'A68 fait par exemple du Tarn un «espace ouvert», soumis à l'influence toulousaine).
Saint-Flour est dans le même cas, d'où sa relative résistance commerciale, même si l'A75 a déclenché une large évasion de l'agglomération clermontoise.
Urbaniste au Grand Lyon et président d'Urbanistes des Territoires.