Cartographier des acteurs en géographie scolaire: l’UE, «actrice de la mondialisation»
Une des nouveautés des programmes de géographie du secondaire est la présence du terme d’«acteurs» dans les textes (Bulletin officiel de l’Éducation nationale n° 6 du 28 août 2008 et n° 4 du 29 avril 2010). Il s’agit de former des élèves qui soient des futurs acteurs responsables de leurs territoires. Parallèlement à cette nouveauté, la géographie du lycée conserve une épreuve spécifique de réalisation de croquis à l’examen officiel (Fontanabona, 2006). Si la géographie scientifique est familière de la représentation graphique de jeux d’acteurs (Brunet, 1990), elle ne fournit guère, à notre connaissance, de ressources cartographiques compatibles avec les contraintes scolaires de réalisation d’un croquis unique et à vocation de synthèse.
La géographie scolaire est tenue, par conséquent, d’expérimenter par elle-même une cartographie de synthèse capable de représenter les jeux d’acteurs. Nous proposons d’observer cette fabrique scolaire dans une classe de 1re bachibac [1] sur un cas s’intéressant à l’Union européenne comme actrice et pôle de la mondialisation. Pour analyser les productions des élèves, nous nous sommes dotés d’un modèle issu des distinctions que suscite la notion d’acteur dans la géographie scientifique et prenant en compte les propriétés du langage cartographique.
Comment les élèves parviennent-ils à concilier les exigences fixées par les programmes officiels d’une géographie d’acteurs avec les contraintes d’une cartographie de type croquis de synthèse? En quoi leurs usages du langage cartographique témoignent-ils de tensions entre ces deux types de contraintes?
Une géographie des acteurs: de l’injonction ministérielle à l’analyse des productions scolaires
Ensemble des connaissances, des pratiques et des valeurs produites dans et pour le champ scolaire, «la culture scolaire en géographie peut être étudiée par la confrontation des discours produits par les programmes officiels, les manuels scolaires et les cahiers d’élèves.» (Clerc, 2001). Certaines évolutions de la production scientifique parviennent jusqu’à cette culture scolaire par les programmes officiels. Il est, en général, avéré que «la géographie scolaire en fonction de ses finalités propres phagocyte des éléments de la culture scientifique [et] reconstruit ainsi de nouveaux savoirs» (Clerc, 2001). L’introduction de la notion d’acteur dans les programmes du secondaire peut passer pour un de ces apports scientifiques que la géographie scolaire s’approprie. Nous essayons de comprendre comment les différents composants du système de la culture scolaire interviennent dans cette utilisation de la notion d’acteur.
Une nouvelle géographie scolaire d’acteurs
Les nouveaux programmes de géographie du secondaire entretiennent avec la notion d’acteur, un rapport tant sur le plan des finalités que sur celui des contenus d’enseignement; ce que le commentaire des programmes de classe de 1re présente de façon tout à fait explicite. «La compréhension par les élèves du fonctionnement de leurs territoires proches est un enjeu majeur de l’enseignement de la géographie au lycée. L’étude de cette question leur permet de décrypter l’organisation des espaces dans lesquels ils vivent, de prendre conscience des acteurs qui s’y inscrivent et de cerner les enjeux des débats qui y ont lieu. Cette question répond ainsi pleinement aux finalités civiques de l’enseignement de la géographie en faisant des élèves des observateurs attentifs du fonctionnement de leurs territoires et en les préparant à en devenir des acteurs éclairés.» (Eduscol, 2011). Le registre de l’acteur sert donc tout à la fois le discours de légitimation de la géographie scolaire et celui d’une actualisation de ses contenus qui, pour la classe de 1re, sont en relation directe avec les problématiques de l’aménagement des territoires français et européens. Appréhender l’espace et les territoires à partir des jeux d’acteurs qui les organisent et les aménagent serait le meilleur moyen de former des citoyens futurs acteurs, responsables de leur choix et de leurs engagements, au sein de l’Union européenne. Par ailleurs, la géographie scolaire manifesterait un lien plus étroit avec une géographie scientifique qui aurait accompli son tournant «actoriel» (ESO, 2008).
Le programme de la classe de 1re prévoit que les élèves soient ainsi confrontés, pour un grand nombre de thèmes d’étude, à des «acteurs». Ainsi, dans le cadre du thème 2 «Aménager et développer le territoire français », le programme préconise une étude de cas où il est spécifié que «le territoire français présente une grande diversité de milieux. Leur gestion, en particulier la valorisation de leurs ressources, est l’objet d’enjeux économiques, sociaux et environnementaux appréciés différemment selon les acteurs qui, à différentes échelles, y interviennent. […] Des acteurs variés, à des échelles diverses, sont amenés à gérer les contraintes et les risques présentés par le territoire. L’État, les établissements publics, les collectivités territoriales, les associations, des acteurs privés, l’Union européenne également, sont amenés à intervenir et à se concerter». (Eduscol, 2011).
«Référence permanente qui tend à se substituer aux instructions officielles sans que le passage de l’un à l’autre soit toujours clairement identifié [et] perçus comme le décryptage d’instructions trop générales pour permettre une mise en œuvre» (Clerc, 1999), les manuels scolaires s’approprient à leur tour la notion d’acteur, tout particulièrement au moyen de lexiques proposés en fin d’ouvrage. Si les manuels des éditions Hatier (Ciattoni, 2011) et Magnard (Jalta et al., 2011) ne proposent pas de définitions du terme, le manuel Hachette définit les acteurs comme «l’ensemble de ceux qui, par leurs comportements, agissent sur l’espace (individus, ménages, associations, entreprises, collectivités territoriales, État…). Ce pouvoir d’agir sur l’espace dépend des intérêts, des moyens et des stratégies de chaque acteur. Par leur action collective, les acteurs produisent un territoire.» (Huksen, Bervas, 2011). Dans les manuels des éditions Belin, l’acteur est «celui qui agit. En géographie, les principaux acteurs sont l’individu, le groupe d’individus (plus ou moins formel), l’entreprise, la collectivité locale, l’État.» (Knafou, 2011). Le manuel Nathan donne un degré supérieur de précision avec des exemples d’action: «L’action d’un acteur spatial peut ainsi relever de l’achat d’un bien immobilier, de la défense d’un milieu fragile, de l’implantation d’une usine dans une zone d’activités, de l’aménagement d’un quartier urbain, de la construction d’une autoroute, etc.» (Janin, Mathieu, 2011). Le souci lexical ne s’accompagne pas d’une identification des intentions et des compétences qui distinguent l’acteur. Plutôt que la stratégie ou la décision, ce qui importe, pour le plus précis des ouvrages, est la matérialité spatiale résultant d’un jeu d’acteurs qui reste informulé. On observe là un écart propre à la culture scolaire, entre intentions présidant à l’introduction des acteurs dans les programmes et appropriation de cette notion dans les manuels scolaires.
Analyser des discours géographiques scolaires autour de la notion d’acteur
Si la géographie scolaire a importé une notion abondamment utilisée par les géographes, analyser l’usage qu’elle en fait suppose que nous nous appuyons sur une référence admise dans les milieux scientifiques. Cette référence sera ensuite transférée depuis le champ de la géographie et, plus largement, des sciences sociales, vers celui de la didactique de la géographie. Une condition préalable pour ce transfert est que la référence retenue nous aide à établir des critères distinctifs de manières d’appréhender les entités sociales dans la géographie scolaire. Les discours géographiques scolaires, notamment ceux des élèves, ont en effet pour caractéristique de n’être ni stables, ni «purs» dans les conceptions qui les sous-tendent. Le cadre de l’analyse géographique de ces discours doit comporter des éléments de graduation ou de différenciation des propriétés attribuées aux entités dont on cherche à caractériser le pouvoir d’action (ou son absence) sur l’espace. C’est ainsi que nous pourrons préciser de quoi parle exactement un élève, un professeur, lorsqu’il utilise le vocable d’acteur.
Nous avons retenu la définition de l’acteur, ou plus exactement l’ensemble de définitions qui sont associées à cette notion dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (Lévy, Lussault, 2003). Deux raisons justifient ce choix de référence.
D’une part, ce dictionnaire est le seul à assurer, pour la géographie scientifique, la présentation synthétique et articulée des enjeux de conceptualisation des opérateurs sociaux, tels que les sciences sociales les ont formulés depuis plusieurs décennies. Aussi reprend-il et spécifie-t-il, pour le registre proprement spatial de la géographie, les distinctions opérées à l’aide des mots d’actant, agent et acteur. Dans les sciences sociales, l’actant est une catégorie générale des opérateurs sociaux agissants qui se répartit, entre acteurs ou agents selon le paradigme méthodologique choisi (Passeron, 2001). Tandis qu’une approche holiste des faits sociaux conduit à appréhender l’actant comme un agent contraint, «agi» par son inclusion dans des systèmes sociaux dotés de structures que le chercheur dévoile, une approche guidée par l’individualisme méthodologique conçoit les actants comme des acteurs agissant librement, élaborant intentionnellement des stratégies, le jeu de leurs interactions produisant le social.
D’autre part, les définitions que propose le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, valent a priori pour l’ensemble des champs ou des domaines de la géographie, domaines que l’on retrouve dans la géographie scolaire avec les appropriations dont elle est coutumière. L’ambition d’un modèle d’analyse générale de l’acteur dans la géographie scolaire nous amène, par conséquent, à écarter des propositions scientifiques spécifiques de tel ou tel champ. Par exemple, celui de la géopolitique, pour laquelle Yves Lacoste (2003) considère qu’un acteur est «celui qui joue un rôle important», ou encore celui de l’aménagement, dans lequel on part de l’idée que tout intervenant sur les territoires est un acteur (Gumuchian et al., 2003).
Par conséquent, nous prenons comme point de départ, les distinctions opérées dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, conformément aux options qui prévalent pour l’ensemble des sciences sociales. L’actant est une «réalité sociale, humaine ou non-humaine, dotée d’une capacité d’action» (Lévy, Lussault, 2003), l’agent «un opérateur ou actant humain, c’est-à-dire qu’il correspond à un individu ou à un collectif capable d’actions volontaires ou même d’initiatives propres, ce qui le distingue des objets, mais non de compétence stratégique» (ibid.), tandis que l’acteur est un «actant pourvu d’une intériorité subjective, d’une intentionnalité, d’une capacité stratégique autonome et d’une compétence énonciative» (ibid.).
Ces trois définitions sont recontextualisées en didactique de la géographie, pour caractériser les façons qu’ont les élèves d’appréhender les entités sociales à propos des thèmes d’étude proposés par le programme. Nous avons repris les trois notions d’actant, d’agent et d’acteur, en modifiant cependant leurs rapports, de façon à obtenir une graduation dans les compétences ou capacités d’action attribuées par les élèves à un objet géographique comme l’Union européenne. Le modèle d’analyse se présente comme un tableau à double entrée (tableau 1), construit selon des degrés de compétences attendues par les programmes. Les attributs de l’idéal-type n° 3 «l’acteur» correspondent à la référence scientifique qui a inspiré les programmes scolaires. L’idéal-type 2 «l’agent» est pensé, en creux, comme un actant non pleinement acteur. L’idéal-type 1 «l’actant» incarne les postures d’élèves considérées comme les plus pauvres et les plus éloignées des nouvelles attentes officielles. Produit d’une recontextualisation, ce modèle permet de rendre compte de conceptions scolaires de l’acteur «sur un territoire» qui vont du sens commun à des notions propres aux savoirs scolaires, proches de l’acteur défini par Michel Lussault. À cet égard, les propositions des manuels scolaires considèrent les entités sociales agissantes dans l’espace géographique, comme autant d’agents intervenant avec et parmi d’autres, dans l’organisation d’un système territorial. Les qualités qu’une approche de type « acteur » rechercherait chez ces entités (subjectivité, intentionnalité, capacité stratégique, compétence énonciative) ne figurent pas dans leurs définitions. Par ailleurs, en raison de l’absence de productions cartographiques scientifiques transférables, il ne permet de poser a priori que de simples hypothèses de recherche pour imaginer les caractéristiques de la production cartographique propres à chaque idéal-type, en consonance avec les attributs de chacun (tableau 1).
L’Union européenne «actrice» de la mondialisation?
L’étude de cas porte sur l’UE «actrice et pôle» de la mondialisation. Le titre de l’étude conduite en classe est exactement celui que prescrit le programme (encadré 1) [2]. On peut avec cet intitulé, considérer que l’UE est une «actrice», au sens donné par le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés à la notion d’acteur, car elle fixe des normes juridiques (environnementales par exemple) ou bien parce qu’elle joue un rôle dans la régulation des échanges mondiaux au sein de l’OMC et dans la défense des droits de l’homme et de la démocratie. Ces types d’action sont la marque de l’exercice d’une intentionnalité politique, d’une capacité stratégique et d’une compétence énonciative de ses instances dirigeantes; la propriété d’intériorité subjective paraît, en revanche, plus problématique.
Dans les programmes et leur commentaire officiel, les compétences de l’actrice UE s’effacent à demi derrière celles des États membres, et sous l’effet d’un lexique de l’influence, utilisé au détriment de celui de la décision: «Pour cerner son rôle d’acteur de la mondialisation, on peut évoquer le poids majeur d’États membres dans la gouvernance du monde: le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et l’Italie. L’Union peut ainsi influer sur les décisions des différentes institutions internationales (réunions du G20, Conseil de sécurité de l’ONU, FMI…). Mais son poids, aussi bien politique qu’économique dans la mondialisation, est essentiellement l’addition de celui d’États indépendants» (Eduscol, 2011). L’actrice cède le pas devant la figure de l’agent, agi en quelque sorte par le jeu des influences géopolitiques classiques.
Dans les manuels, le statut d’acteur de l’UE ne correspond pas à la définition que nous avons retenue. Pour le manuel Hatier, «l’UE dispose d’atouts importants [un espace de production majeur, la première puissance commerciale du monde, une influence culturelle et politique] qui en font un acteur incontestable de la mondialisation» (Ciattoni, 2011). L’UE est ici conçue comme pôle mondial et non comme acteur au sens de Michel Lussault. C’est donc par ses dotations, et non par des décisions qu’elle est qualifiée d’actrice. Pour le manuel Hachette, l’UE est «un acteur majeur de la mondialisation», en ce qu’elle «domine le commerce mondial […] est une puissance financière attractive […] la première terre d’immigration de la planète […]» (Husken, Bervas, 2011). Au regard de notre cadre d’analyse, elle est un agent, en rapport avec d’autres agents, dans un système de relations géopolitiques et/ou de relations économiques et financières d’échelle mondiale. L’absence de mention d’actions ou d’intentionnalité de capacités stratégiques de sa part, qui auraient pour but de préserver ou développer une vision et des pratiques de la mondialisation, conduit à ne pas associer à cette conception de l’Union européenne, l’idéal-type 3 de l’acteur, même si les auteurs de ces manuels utilisent le vocable d’acteur.
Une étude de cas sur l’Union européenne «actrice et pôle de la mondialisation» et son analyse
L’observation porte sur une séance de cartographie (1h30) qui conclut la leçon consacrée à l’Union européenne, actrice et pôle de la mondialisation (encadré 1). La carte de synthèse, non notée, est à réaliser en groupe, en salle informatique sur ordinateur. De fait, il n’a pas été distribué préalablement aux élèves un fond de carte centrée sur l’Europe occidentale, à la différence de l’épreuve du baccalauréat, puisque les élèves peuvent trouver celui-ci à partir du logiciel de cartographie. On peut considérer que l’on se trouve devant une situation de «haute tension» telle que celle analysée par Michel Journot (2000): «Ce type de situation est caractérisé par l’importance centrale accordée aux opérations intellectuelles (de la part des élèves) de mise en situation (comparaison, hiérarchisation, discrimination, catégorisation, structuration) qui constituent le moment fort de la séance, à partir duquel l’élève peut donner du sens au savoir et s’engager sur le chemin de la conceptualisation». Nous disposons également des brouillons de chaque groupe, de l’enregistrement audio des élèves au travail ainsi que de réponses à un court questionnaire destiné à cerner leur compréhension de l’UE à l’issue du cours, de la notion d’acteur ainsi que les raisons de leur choix cartographiques (tableau 1). La classe, d’un petit effectif (22 élèves, 20 filles et 2 garçons), est composée d’élèves sélectionnés pour leurs résultats et leur motivation à suivre le parcours bachibac.
1. «Cartes heuristiques» réalisées par le groupe 1 en fin d’étude de cas sur l’estuaire de la Loire |
Avant cette leçon, les élèves ont réalisé une étude de cas «Estuaire de la Loire: Aménager et ménager un milieu» (Maréchal, 2012), dans le cadre de laquelle ils ont déjà manipulé la notion d’acteur, comme le montrent les graphes réalisés (fig. 1, 2 et 3). Les groupes 1, 2 et 3 utilisent le mot acteur, mais si les figures des deux premiers groupes montrent des entités dotées de compétences, d’une intentionnalité et ayant un impact spatial (dégradations de l’environnement), celle du groupe 3 les traitent plutôt comme des agents contributifs à la réalisation d’un objectif partagé: ménager l’estuaire de la Loire. En effet, les deux dimensions potentiellement contradictoires de cet objectif sont mentionnées: préservation environnementale et maintien de l’activité économique, mais les rapports entre entités sociales impliquées dans ces deux dimensions ne font pas l’objet d’un essai de modélisation.
Analyse des croquis terminaux de l’UE actrice et pôle de la mondialisation
La culture scolaire en géographie est aussi forgée à partir des contraintes spécifiques amenées par le fonctionnement disciplinaire, avec lequel les innovations introduites dans les programmes officiels doivent composer. En ce qui concerne la cartographie, la contrainte majeure est liée à l’exercice du croquis. Même si le croquis final, dans le cours que nous analysons, n’est pas noté, on peut émettre l’hypothèse que cette production, en fin de classe de 1re tend vers les exigences cartographiques du croquis du baccalauréat dont on connaît, au-delà de normes très formelles: un titre correspondant au sujet, une légende organisée, des figurés et des couleurs adaptés aux phénomènes représentés, une nomenclature complète et une réalisation soignée, les ambiguïtés dues à la difficile satisfaction d’attentes diverses [3] (maîtrise de notions de géographie, connaissances factuelles, capacités d’argumentation) (Fontanabona, 2006).
2. «Cartes heuristiques» réalisées par le groupe 2 en fin d’étude de cas sur l’estuaire de la Loire |
Le papier plutôt que le numérique
Alors que les croquis devaient être réalisés à l’aide de logiciels de cartographie, cinq groupes ont expliqué préférer travailler sur papier, le dernier se rangeant à ce choix quelques minutes après. Le fait n’est pas anodin car il renvoie, pour les élèves, à la difficulté de la tâche proposée. Deux arguments expriment cette difficulté, face à laquelle la réalisation papier (le brouillon) paraît préférable à la réalisation numérique: le besoin d’une trace des essais («J’ai préféré la version papier car même si l’on fait plusieurs brouillons, on voit comment on avance alors qu’à l’ordinateur, le plus souvent, on efface et ensuite on ne sait plus ce qu’on a fait») et l’intérêt d’une pensée qui s’exerce en continu, sans les à-coups prêtés à l’usage de l’ordinateur («nous avons choisi de faire la carte à la main car elle est plus facile à modifier ainsi et cela permet d’être plus concentré», «l’ordinateur déconcentre», «pour moi, faire une carte sur ordinateur est plus difficile, j’ai plus de mal à organiser mes idées. Au contraire de la main où j’ai l’impression de mieux maîtriser mes outils et d’être plus efficace»).
3. «Cartes heuristiques» réalisées par le groupe 3 en fin d’étude de cas sur l’estuaire de la Loire |
Ce sont donc bien les élèves qui reprennent à leur compte, à rebours du souhait du professeur, la contrainte du croquis réalisé sur papier. Les élèves, qui n’ont donc pas accès aux fonds de croquis disponibles avec le logiciel prévu, se retrouvent devant la difficulté de dessiner à main levée un fond de carte qui imite la configuration des territoires représentés, ce qui explique probablement la réalisation de schémas. Ils se sont ainsi placés dans une situation de tension plus forte, ayant à résoudre les problèmes de représentation, non seulement de l’Union européenne en tant qu’«actrice de la mondialisation», mais aussi du référent spatial sur lequel s’exercent ses décisions et par rapport auquel elle exprime des intentions.
Localiser des ensembles versus «styliser» des relations: quel référent spatial pour les «acteurs»?
4. Croquis final du groupe A |
5. Croquis final d’un membre du groupe B |
Face à ce problème de représentation graphique du référent, certains élèves optent pour une manière analogique en respectant les positions respectives des continents ainsi que de certaines localisations (Paris, Tokyo, New York, ports de la Northern Range) (fig. 4, 8 et 9), tandis que d’autres spatialisent des ensembles continentaux ou économiques (pays émergents) prioritairement en fonction de relations économiques et financières (fig. 6 et 7). Dans tous les cas, le souci d’analogie des formes est minoré par rapport à celui d’une représentation de relations entre les ensembles distingués: les continents ou autres ensembles sont en effet représentés à l’aide de figures géométriques plus ou moins analogiques de leur référent terrestre. Aucune légende n’explicite les rapports de taille entre ces figures, dont on peut par conséquent penser qu’ils expriment un rapport d’analogie quantitative avec une propriété du référent (l’espace produit), mais sans certitude quant à cette propriété. Ces tendances à la simplification, voire à l’effacement des contraintes de position et de distance relatives entre ensembles, sont éloignées de la norme scolaire du croquis final de synthèse: le plus important est la place de chaque pôle dans la hiérarchie du système monde. Plusieurs productions s’apparentent à des schémas, voire à des graphes (fig. 5 et 10), plus proches de l’exercice réalisé sur l’estuaire de la Loire que du croquis attendu. La figure 5 est ainsi largement métaphorique avec trois «maisons», dont la centrale, la plus grande, représente l’Union européenne, chacune étant pourvue de son propre ensemble de relations. Cette figure peut également être analysée comme présentant un effort d'abstraction pertinent, passage d’un espace topographique classique du monde en «archipel» de continents à un espace topologique constitué d'un réseau structuré de pôles hiérarchisés, reliés par des flux.
Acteurs ou agents dans une géographie de la puissance et des rapports centre-périphérie?
La contrainte de réalisation d’un croquis final, propre à la culture scolaire en géographie, intègre l’idée que ce croquis doit répondre à une question posée. Acclimatée à une géographie d’acteurs concernant le thème d’étude, cette contrainte devrait se traduire par un diagnostic concernant l’efficacité stratégique de l’Union européenne (objectifs et pertinence du mode de gouvernance des institutions mais aussi des États membres, des lobbies) dans les processus de mondialisation. Toutefois, le terme d’acteur, censé organiser la réflexion, n’apparaît que dans trois des sept réalisations d’élèves (fig. 8, 9 et 10), sous la forme d’une liste en légende (fig. 8 et 9) et d’un cartouche inséré dans le schéma (fig. 10).
6. Croquis final du groupe C |
7. Croquis final du groupe D |
Dans ce cas, les propriétés des « acteurs» sont un attribut de l’Union européenne au même titre que des indicateurs ou propriétés (IDH élevé, démocratie). Les acteurs sont considérés dans la figure 9 comme un facteur d’intégration de l’Union européenne et dans la figure 8, comme un des attributs de la puissance européenne. Cela signifie que, sous ce vocable d’acteur, les élèves appréhendent l’UE ou d’autres entités qui lui sont associées, d’abord comme des agents (idéal-type 2), sans indication d’intentionnalité, ni de compétence. Cette absence d’attributs caractéristiques de l’idéal-type 3 de l’acteur est à mettre en relation avec l’utilisation par les élèves de la notion de puissance. L’enregistrement des élèves au travail (encadré 2) montre que cette idée s’impose rapidement dans les discussions. Or, le professeur n’a usé que de la notion de centre de puissance (encadré 1). Tout se passe comme si les élèves plaquaient le vocable d’acteur sur un cadre de référence — la puissance — issu de la culture scolaire, alors même que le professeur n’y a pas réellement fait appel pendant le cours.
Les autres réalisations (fig. 4 à 7) ne comportent pas de mention de la notion d’acteur. Pour autant, certains élèves sont capables de définir cette notion, comme l’indiquent les réponses au questionnaire distribué en fin de cours (encadré 3) et ils ont déjà pu la manier dans le cadre de l’étude de cas sur l’estuaire de la Loire (fig. 1 à 3). Mais à la manière des auteurs des manuels, les élèves proposent des définitions correspondant à l’idéal-type 2, celui de l’agent. En effet, les idées de décision et d’autonomie de point de vue sont absentes: ces «acteurs» ne sont mentionnés que comme participant de processus généraux et tenant des rôles que d’autres par définition, pourraient tenir.
Enfin, le passage de l’étude d’un cas de territoire complexe par le jeu des parties prenantes, à l'échelle régionale, à celle d’un jeu «total», à l’échelle de l’espace-Monde, n’a certainement pas facilité le transfert de la notion d’acteur. Les élèves semblent s’être d’abord référés à des acquis scolaires qu’ils jugent pertinents pour traiter une question d’échelle mondiale: celui d’une géographie des puissances et celui d’une géographie scolaire recomposée des centres et des périphéries (tableau 2). De ce point de vue, les élèves vont bien au-delà des contenus du cours qui a précédé. Ils manifestent ainsi une autonomie certaine par rapport aux choix du professeur, montrant que la culture scolaire ne saurait être ramenée aux seuls programmes officiels du moment, ni même aux manuels auxquels ils n’empruntent rien pendant le temps de réalisation du croquis.
Établir un fonctionnement versus animer un récit?
8. Croquis final du groupe E |
9. Croquis final du groupe F |
La part graphique du langage cartographique ne sert pas à représenter les compétences et les décisions caractéristiques de l’idéal-type 3 (l’acteur). Mais certains figurés expressifs tentent de prendre en charge le registre de l’action. En ce qui concerne les rapports sémiotiques, ces figurés installent des relations symboliques ou conventionnelles avec le réel (la figuration du dollar pour exprimer la puissance économique dans la figure 7, une évocation de la Tour Eiffel pour la capitale culturelle dans la figure 6). Ils permettent de représenter des attributs de la puissance européenne ou des relations entre ensembles continentaux (les petits personnages pour les relations migratoires et les ensembles de flèches pour les relations commerciales intra-communautaires dans la figure 7). Ils semblent avoir pour fonction principale d’animer des croquis qui prennent alors quelque distance avec la cartographie scolaire canonique, distance que les légendes n’ont pas installée. Le croquis le moins éloigné de ces normes (fig. 4) est aussi celui d’où sont absents toute notation d’acteurs en légende et tout figuré tendant à l’animation des relations représentées.
La présence de ces figurés expressifs nous paraît attester d'une volonté de prise en compte de la demande «démontrer qu'il y a des acteurs». Mais les élèves ont ici échoué à transférer l’approche qui avait été mobilisée avec succès dans l’étude de l’estuaire de la Loire. Du coup, pour cette lecture des rapports de force à l’échelle mondiale et de la place qu’y tient l’UE, les différents groupes font de l’animation figurative des relations et des attributs continentaux le ressort de la représentation. À défaut de rendre compte de relations au sein d’un système d’acteurs, les élèves tentent d’animer une scène (l’espace de représentation graphique) à la manière d’un récit. Dès la phase de brouillon, bien que dans des proportions diverses, ce registre de l’animation se met en place. Les élèves du groupe D (fig. 12) vont placer leurs quasi-personnages dessinés sur la trame spatiale des rectangles correspondant aux ensembles continentaux, tandis que le brouillon du groupe C (fig. 11) intègre déjà la représentation du système de relations commerciales entre continents qui apparaît plus maîtrisée dans le résultat final (fig. 6). Il ne s’agit donc pas tant d’un récit d’action (comment l’UE parvient-elle à s’imposer dans un système mondial d’acteurs aux intérêts divergents?), que de l’évocation imagée de micro-récits de déplacements dans l’espace mondial. La majeure partie des croquis juxtapose l’expression verbale (légende, nomenclature) d’une géographie de la puissance ou des centres et périphéries à peine retouchée par l’usage du vocable d’acteurs, avec l’expression graphique d’une «géographie animée» qui n’a pas de référence installée à l’école, mais qui puise dans les pratiques sociales (le dessin, la publicité).
Résultats de l’analyse et discussion
10. Production d’une des élèves du groupe B |
11. Brouillon de croquis du groupe C |
12. Brouillon de croquis du groupe D |
Les productions des groupes d’élèves se rapprochent de l’idéal-type 2 «l’agent» (tableau 1) pour les productions des groupes E, F et B. Elles se situent entre les idéaux-types 1 «l’actant» et 2, pour toutes les autres réalisations. Dans le premier cas, la légende du croquis du groupe E (fig. 8) laisse penser qu’il existe des stratégies, des décisions à prendre ou prises, une logique de compétition entre acteurs, sans toutefois les mentionner comme telles. L’intitulé de la quatrième partie de la légende «Projets, problèmes, défis» ne permet précisément pas d’évoquer des processus de décision. Elle indique seulement l’effet de tels processus, avec le développement d’une politique communautaire de l’émigration. Les acteurs mentionnés en légende sont des attributs de l’UE, contributeurs de sa puissance. Le croquis F (fig. 9) est de même conception. Alors même qu’il suppose qu’il y ait eu des stratégies de la part de l’UE, éventuellement convergentes avec les stratégies d’autres acteurs, sa légende en constate plutôt les effets: relations privilégiés avec des pays moins développés, ou encore pays avec lequel il y a des relations économiques. Le titre de la troisième partie de la légende est l’élément du croquis le plus proche de l’idéal-type 3 «l’acteur». L’énoncé: des acteurs qui favorisent l’intégration de l’UE, laisse penser qu’il y a une recherche délibérée d’un effet (l’intégration). Cependant, l’expression graphique de cet argument construit plutôt l’idée d’une UE regroupement d’acteurs (et donc «agie» par eux) et non actrice elle-même: les figurés choisis (les noms des catégories d’acteurs) sont placés sur un fond (un cercle de couleur jaune) qui représente l’UE.
Dans le deuxième cas de figure, la légende du croquis du groupe B (fig. 5) ne mentionne pas d’acteur. L’entité agissante n’apparaît que sous la métaphore de trois maisons européennes. Cette façon métaphorique de représenter l’entité place cette réalisation du côté de l’idéal-type 1; cependant, le registre de la puissance présent par l’écrit dans l’espace représenté ainsi que par des flèches renforcées de notations indiquant des critères de puissance (40% des flux, par exemple), correspond plutôt à l’idéal-type 2. Le croquis du groupe D (fig. 7) apporte en plus la figuration des autres entités que l’UE, elle aussi symbolique et imagée par les signes monétaires indicatifs de la puissance de chacun. Parmi tous les croquis réalisés, celui du groupe A est le seul à se rapprocher de l’idéal-type 1. L’absence de toute mention d’acteur ainsi que celle de la rhétorique de la puissance, laissent en effet penser qu’en répondant ainsi à la consigne d’une UE actrice de la mondialisation, le groupe A (fig. 4) fait de l’UE un simple actant, nommé et distingué, sans plus, dans un monde de différences économiques.
Les élèves reflètent ainsi les ambivalences de la culture scolaire en même temps qu’ils participent à sa production. Si les programmes officiels réclament que les acteurs entrent dans la classe de géographie, les manuels définissent d’abord des agents. «Acteur» est alors une étiquette pour des entités sociales agissantes, pas un concept qui permettrait d’étudier des situations et des jeux entre ces entités. Son usage est tout à fait possible dans une approche, classique en géographie scolaire, de la puissance économique et politique. Il est également convergent avec le réalisme qui, classiquement aussi, gouverne la production du savoir scolaire en géographie: il est convenu que les croquis, entre autres, expriment non pas un point de vue, une vision du monde, un projet d’acteur, mais une vérité sur le monde. On ne peut cependant pas dire que le registre des acteurs est simplement chargé d’apporter une coloration moderne, une sorte de goût du jour, à une géographie scolaire de la puissance et du modèle centre-périphérie qu’une bonne partie des élèves maîtrise. Ceux-ci essaient en effet de faire mieux, en l’absence d’une référence scolaire partagée: c’est ce que montre les micro-animations et les autres métaphores circulatoires dessinées. Du reste, cette capacité d’invention des élèves nous amène à reformuler a posteriori, à la lumière de l’analyse des neuf croquis et légendes analysés, les caractéristiques cartographiques de chacun des trois idéaux-types (tableau 3) de notre modèle initial.
Conclusion
L’analyse de cette étude de cas sur l’UE actrice et pôle de la mondialisation, conduite avec d’excellents élèves, montre l’ensemble de contraintes qui pèse sur la représentation cartographique de l’action et des acteurs dans la géographie scolaire: hésitation entre l’acteur comme concept de géographie et l’acteur comme formule permettant de moderniser des énoncés scolaires; tension entre une géographie de référence classique (des attributs de la puissance, et le modèle centre-périphérie recomposé) et les nouveautés introduites en écho au tournant «actoriel» de la géographie scientifique; représentation tentée par les «solutions» de l’«action-animation» et du graphe de jeux d’acteurs.
Pour l’instant, les codes de cette géographie scolaire d’acteurs ne sont pas arrêtés. Les manuels scolaires au cœur du système homéostatique de la géographie scolaire (Clerc, 2002) contribuent aux hésitations plus qu’ils ne définissent une nouvelle norme. Les réalisations montrent la pesanteur d’une géographie qui privilégie l’économie (les rapports économiques de hiérarchie) au détriment des rapports sociaux, que l’étude des systèmes d’acteurs, en principe, permet de mettre en avant. Les difficultés observées nous ramènent par conséquent aux finalités de l’enseignement de la géographie: à quelles conditions la prise en compte des acteurs permet-elle d’appréhender les enjeux politiques de rapports sociaux dans l’espace européen ?
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