À Bordeaux, les cartes font le pont
Introduction
L’accélération de la circulation de l’information géographique sur le Web, la généralisation de son utilisation au-delà de la sphère des experts et la diversification de ses usages engendrent aujourd’hui une démultiplication de l’offre en données géographiques. L’analyse de l’actualisation de plusieurs bases de données cartographiques disponibles sur Internet confirme ce constat tout en révélant la complexification que cette démultiplication génère. Une comparaison de sept systèmes cartographiques a été opérée à l’occasion de l’inauguration du pont levant Chaban-Delmas, nouveau symbole de la métropole bordelaise. L’objectif n’était pas d’opérer une analyse exhaustive de l’offre cartographique couvrant le territoire bordelais, mais d’examiner quelques sites Web issus de producteurs différents: institutions publiques, sociétés privées et communautés issues de la culture libre. Si le pont levant occupe une place privilégiée dans l’iconographie bordelaise (partie 1), l’analyse de l’actualisation de sept systèmes cartographiques (partie 2) révèle une situation très hétérogène. Elle permet également de souligner l’immédiateté de la mise à jour de certains objets symboliques sur les systèmes collaboratifs comme OpenStreetMap. L’étude de ce dernier est alors prolongée (partie 3) pour discuter des reconfigurations informationnelles en cours dans le champ des référentiels géographiques.
Le pont Chaban-Delmas, nouvel emblème de la métropole bordelaise
Le plus haut pont levant d’Europe
Le 16 mars 2013, le pont Jacques Chaban-Delmas était mis en circulation au nord de Bordeaux. Cet ouvrage aux proportions remarquables, avec ses quatre flèches de 77 mètres de haut le long desquelles s’élève une travée centrale de 177 mètres, est devenu le nouvel emblème de la métropole bordelaise. Reliant les quartiers des Bassins à flot, sur la rive gauche de la Garonne, et de la Bastide, sur la rive droite, ce nouveau pont dessine une nouvelle voie de développement dans le nord d’une agglomération en plein essor démographique et économique. Seulement le septième franchissement de la Garonne de l’agglomération (figure 1), l’ouverture du pont catalyse les changements qui se dessinent sur la rive gauche comme sur la rive droite, avec des chantiers et projets de construction qui se multiplient depuis quelques années. Le pont apparaît ainsi comme la clé de voûte de nombreux projets d’aménagement. Ce pont urbain et non routier a pour vocation d’absorber le trafic local et de soulager le pont de pierre et le pont Saint-Jean en attente d’un aménagement des voies d’accès et d’une grande liaison avec le futur pont Jean-Jacques Bosc [1].
1. Les franchissements de la Garonne dans l’agglomération de Bordeaux |
Photo 1. Passage du Belem lors de l’inauguration du pont Chaban-Delmas |
Cet ouvrage est également une prouesse technique, puisqu’il est le plus haut pont levant d’Europe, avec une travée centrale de 2 500 tonnes qui s’élève jusqu’à 47 m. Trois jours de festivités, avec inauguration officielle par le président de la République, course à pied, feu d’artifice, concert, parade nautique avec le passage du Belem et défilé du carnaval, ont été programmés avant l’ouverture à la circulation. Plus de 260 000 personnes ont assisté pendant ces trois jours aux premières manœuvres de la travée centrale (photo 1).
Le lundi 18 mars 2013 à 6 heures, le pont est ouvert à la circulation. Les statistiques donnent une moyenne de 21 500 véhicules par jour (Desforges, Canellas-Zimmer, 2014). Le 1er avril 2013, le bateau de croisière Astor, battant pavillon bahaméen, est le premier paquebot (176 mètres de long) à passer sous le pont levant. Le pont est désormais fermé environ 60 fois par an pour le passage des bateaux militaires, des paquebots de croisière ou des grands voiliers pour les événements exceptionnels comme le prologue de la Solitaire du Figaro le 1er juin 2013.
Le nouveau pont au centre de l’iconographie institutionnelle
L’engouement populaire pour ce nouvel ouvrage d’art n’est sans doute pas étranger aux campagnes de communication qui ont accompagné sa conception (concertation), sa réalisation (exposition lors des travaux) et sa mise en circulation (animation pour son inauguration). La valorisation du pont s’opère alors dans différents registres qui ouvrent sur des rhétoriques symboliques classiques. Il est ainsi présenté à la fois comme une figure du progrès technologique [2] et comme une métaphore du lien qui unit les deux rives de la ville [3]. Comme le rappelle Jean-Pierre Augustin (2008, p. 30), les ponts peuvent être considérés « comme des prolongements de l’espace public des rues, des marqueurs culturels contribuant à construire les territoires, et des géosymboles structurants des villes ». Ainsi, à Bordeaux, le pont Chaban-Delmas s’affiche partout : sur les cartes de vœux et les magazines de la ville et de la communauté urbaine, sur les tracts des candidats aux élections municipales ou encore sur les collections de timbres (figure 2).
2. Panorama de supports iconographiques divers mobilisant le pont Chaban-Delmas |
Par la symbolique de sa plastique, ce pont contribue à construire «la clarté apparente» ou «lisibilité» du paysage urbain (Lynch, 1976) bordelais, proposant dans l’espace un signe visuel facile à identifier, à nommer et à mémoriser. En quelques mois, ce pont est devenu l’un des symboles de la ville, en témoigne la campagne de promotion de la municipalité «Osez Bordeaux!» qui l’affiche fièrement (figure 2: illustration 2).
Mais, au-delà des cartes de vœux et des cartes publicitaires, qu’en est-il de son intégration à la cartographie du territoire? La question aurait semblé triviale il y a 10 ans, lorsque la production de cartes était le domaine réservé des experts des instituts de cartographie ou des services municipaux. Mais, depuis 2005 et le lancement de Google Maps, la donne s’est complexifiée. Pour nous en convaincre, nous avons comparé, un mois avant son inauguration et un mois après, la cartographie du pont Chaban-Delmas sur plusieurs services cartographiques en ligne.
État des lieux de la cartographie du pont: un panorama hétérogène
La diversification des modalités de production cartographique
L’accélération de la circulation de l’information géographique, la généralisation de son utilisation et la diversification de ses usages mettent en tension de nouveaux enjeux sur la place de la cartographie dans le débat public. En effet, ces évolutions conjuguées modifient les paramètres qui assuraient aux cartographes autorité et légitimité dans le champ de la production de connaissances sur le territoire. Alors que cette autorité était fondée sur les expertises techniques et scientifiques, elle se construit de plus en plus sur une capacité à organiser des flux de données hétérogènes. Les institutions, principalement locales ou nationales, qui avaient jusqu'alors conçu, produit et fourni les figures cartographiques de référence, sont désormais interpellées, concurrencées, contournées par des acteurs aux divers statuts, natures et motivations: des multinationales comme Google à des communautés de pratiques comme OpenStreetMap. Ces nouveaux acteurs appuient leur reconnaissance sur la proximité et la réactivité vis-à-vis de l'ensemble des usagers et des citoyens permises par le développement et la diffusion des technologies Web (Joliveau et al., 2013).
Le travail des agences nationales de cartographie est ainsi transformé par ces nouveaux modèles de production de données. D’un côté, on remarque l’irruption des multinationales de l’Internet, qui toutes, qu’il s’agisse de Google, Microsoft, Facebook ou Apple, ont placé les services de cartographie et de géolocalisation et le «crowdsourcing [4]» au cœur de leur stratégie, au point que Google Maps est devenu un système de référence cartographique de fait, à côté des systèmes officiels (Goodchild, 2007a et b). De l’autre côté, le modèle de la cartographie officielle est aussi concurrencé par les systèmes comme OpenStreetMap, fondés sur la contribution des utilisateurs et le mouvement de l’open data. Ces nouvelles modalités de mises en cartes du monde sont d’autant plus importantes à analyser qu’elles participent à une (re)mise en ordre du monde et qu'elles instituent par là même un ordre des choses. En s’intéressant à un ouvrage d’art exemplaire de la ville, cette étude ne vise pas à produire une comparaison détaillée de la qualité des bases de données géographiques aujourd’hui disponibles sur Internet. L’objectif est plutôt de s’interroger sur les processus actuels de mise à jour des données cartographiques pour illustrer la complexification du paysage cartographique et engager ainsi une réflexion sur le décentrement informationnel des territoires.
La cartographie d’un nouveau pont comme cas d’étude exemplaire
L’analyse de la mise en carte du pont s’est opérée par un recensement des systèmes cartographiques en ligne un mois avant l’ouverture (18/02/2013), 24 heures après (19/03/2013) et un mois après (18/04/2013). L’objectif n’était pas d’opérer une analyse exhaustive de l’offre cartographique couvrant le territoire bordelais, mais d’interroger quelques sites Web issus de producteurs différents: institutions publiques, sociétés privées, et communautés issues du Libre. Des entretiens avec les producteurs ont permis de compléter ces observations pour comprendre l’origine des différences observées.
3. Le pont, absent des données institutionnelles locales |
Sources: API CUB (à gauche) – Bordeaux plans (à droite)
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Données institutionnelles: le pont n’existe pas (encore)
Sur les portails institutionnels de la Ville de Bordeaux et de la Communauté urbaine, le projet n’apparaît pas (figure 3). Pourtant cette nouvelle donnée géographique, gérée par la Direction de l’Information Géographique (DIG) de la Communauté urbaine de Bordeaux (CUB), a été intégrée rapidement au réseau de voirie. Elle pouvait être téléchargée via le portail open data de l’agglomération. Mais le fond de plan de l'interface cartographique servant de support à plusieurs applications Web à destination du grand public a mis, quant à lui, plusieurs mois à intégrer cette nouvelle couche d’information. Ce fond de plan, conçu par la Direction des Systèmes d’Information (DSI) pour développer, en interne, une interface de programmation (API) propre à la CUB, n’entre effectivement pas dans les processus traditionnels de mise à jour des données de référence de la DIG. Les temps d’actualisation sont donc ici liés à des décalages organisationnels entre les directions de l’administration.
4. Le pont «en construction» sur le géoportail de l’IGN |
Source: Géoportail - Site consulté sans changements constatés les 18 février, 19 mars et 18 avril 2013 |
Au-delà de ces producteurs institutionnels locaux, il est à noter qu’au niveau national le Géoportail de l’IGN propose un figuré spécifique du pont auquel est associée l’information suivante: «Pont levant - Mise en service en 2012» (figure 4). L’IGN «quadrille» le territoire pour mettre à jour les données selon des fréquences régulières. Il faudra donc attendre le prochain «passage» pour voir le pont définitivement intégré.
Si l’analyse des données institutionnelles disponibles sur le Web peut, avec une lecture un peu rapide, mettre en évidence l’absence de données à jour, elle fait surtout apparaître des circuits de production et de validation plus ou moins complexes, qui ne permettent pas une diffusion immédiate de données géographiques actualisées. Ces dernières sont avant tout conçues pour répondre à des besoins internes de gestion territoriale.
Données commerciales: entre absence et anticipation
L’analyse des données proposées par des opérateurs commerciaux est semblable à celle des données institutionnelles. Dans la plupart des systèmes consultés, le pont n’existe pas aux trois dates de l’analyse. Ainsi, les services géographiques proposés par ces systèmes, par exemple le calcul d’itinéraire, ne tiennent pas compte de cette nouvelle possibilité de franchissement de la Garonne (figure 5).
Une exception notable doit alors être relevée: un mois avant l’ouverture du pont, Google propose sur Google Maps le tracé des routes sans indiquer qu’elles ne sont pas encore opérationnelles. La superposition des routes avec la photographie aérienne prise en 2012, pendant la construction du pont, qui est alors sans travée centrale, donne un résultat visuel étonnant (figure 6 - vue de gauche). Mais la firme de Mountain View va plus loin puisqu’elle intègre ces routes fictives dans son calculateur d’itinéraire (figure 6 - vue de droite). Ainsi, le 18 février 2013, pour franchir la Garonne, Google Maps vous propose à pied ou en voiture de passer par le pont Chaban-Delmas… à vos risques et périls!
5. Le pont, absent des données commerciales | 6. Sur Google Maps, le calcul d’itinéraire propose de passer par le pont… un mois avant son ouverture à la circulation |
Sources: Mappy (à gauche) – Via Michelin (à droite) Sites consultés sans changements constatés les 18 février, 19 mars et 18 avril 2013 |
Source: Google Maps - Site consulté sans changements constatés les 18 février, 19 mars et 18 avril 2013 |
Données collaboratives: OSM en quasi temps-réel
L’analyse des données collaboratives, effectuée à partir du projet libre OpenStreetMap, conduit à des conclusions différentes. Le projet OpenStreetMap est né le 9 août 2004 avec l’ouverture du nom de domaine par son fondateur Steve Coast. Très vite, une communauté de personnes s’est réunie autour d’un même centre d’intérêt: «cartographier librement le monde». Munis de leurs GPS, appareils photo numériques, carnets et crayons, voire même dictaphones, ils parcourent les rues et chemins pour contribuer à l’amélioration de la qualité et de la quantité de données déjà disponibles. Désormais, une très grande part des données OSM provient également de l’importation de données diffusées librement ou de la numérisation sur la base d’orthophotoplans fournis par des partenaires privés ou publics. Cette démarche de création de contenus géolocalisés, bénévoles et spontanés (Mericskay, Roche, 2009), illustre le concept de Volunteered Geographic Information (VGI) proposé par M.F. Goodchild (2007a et b). Si cette pratique est encore réservée à un milieu de passionnés, OSM devient progressivement un référentiel géographique, en particulier, comme le notent Nicolas Lambert et Christine Zanin (2013), du fait de la forte réactivité de la communauté des contributeurs.
7. Sur OpenStreetMap, le pont apparaît en construction un mois avant son inauguration et il est connecté au réseau routier 24 heures après son ouverture à la circulation |
Source: OpenStreetMap - Sites consultés le 18 février 2013 (vue de gauche) et le 19 mars 2013 (vue de droite). |
Cette réactivité s’observe dans notre étude de cas. Ainsi, un mois avant l’inauguration, le pont apparaît dans OSM avec un figuré hachuré. Comme pour le géoportail de l’IGN l’ouvrage est donc bien signalé «en construction». Il n’est d’ailleurs par raccordé géométriquement au réseau routier. Mais 24 heures après l’ouverture à la circulation, des contributeurs ont actualisé les données: le tracé change de figuré pour montrer qu’il est opérationnel, les sens de circulation sont précisés et le raccordement au réseau routier est opéré (figure 7). Ainsi OpenStreetMap apparaît comme le système cartographique le plus rapidement à jour (si on écarte Google Maps et sa mise à jour anticipée et donc erronée).
Nommer le pont: du combat politique aux toponymes d’usage
L’analyse de la cartographie du pont permet également de souligner les enjeux et les difficultés à nommer l’ouvrage et d’évoquer le potentiel des outils du Web 2.0 pour identifier les toponymes d’usage. Ainsi, dès le début des travaux, la vocation du pont à relier le quartier de Bacalan (sur la rive gauche) au quartier de La Bastide (sur la rive droite, au droit de la rue Lucien Faure), a rapidement conduit les Bordelais à surnommer «pont Bacalan Bastide» puis «pont Baba» l’ouvrage en cours de construction.
L’inauguration approchant, l’appellation définitive de ce nouveau franchissement s’est transformée en un combat politique. Vincent Feltesse, alors président PS de la communauté urbaine de Bordeaux, principal financeur du projet, a proposé d’appeler ce franchissement le Pont Toussaint Louverture du nom du général antiesclavagiste pour «que le nom de ce nouveau franchissement sur la Garonne célèbre autant le combattant que la cause abolitionniste pour laquelle il s’engagea, constitue une manière de renouer les fils d’une histoire qui n’a jamais été un long fleuve tranquille» [5]. Alain Juppé, maire UMP de la ville de Bordeaux a proposé de rendre hommage à Jacques Chaban-Delmas qui fut à la tête de la ville pendant 47 ans. C’est le maire de Bordeaux qui a eu le dernier mot, conformément à la réglementation en vigueur ; c’est en effet au conseil municipal de baptiser l’ouvrage.
8. Deux systèmes cartographiques commerciaux… deux appellations erronées du pont Chaban-Delmas |
Sources: Bing Maps de Microsoft (vue de gauche) – Plan d’Apple (vue de droite) - Sites et applications consultés le 1er mars 2014. |
Ce cheminement hésitant vers le nom officiel est perceptible du côté des cartographes puisque, si le toponyme officiel est correctement utilisé dans tous les systèmes institutionnels et contributifs analysés, certains systèmes commerciaux ne sont toujours pas au point un an après son inauguration (figure 8).
Par ailleurs, l’analyse de plateformes Web de partage des photographies permet de mettre en évidence la persistance du «pont baba» comme toponyme d’usage (tableau 1). Au-delà de l’anecdote, on perçoit ici le potentiel de ces données du Web pour identifier la façon dont les habitants qualifient l’espace. Un nombre croissant de recherches s’intéresse aujourd’hui aux modalités d’extraction de connaissances depuis ces contenus générés par les utilisateurs. L’analyse des métadonnées (tags) de localisation des informations indexées par les internautes permet, par exemple, de comparer les toponymes d’usage et les toponymes officiels (Jones et al., 2008).
De l’immédiateté dans la mise à jour des données collaboratives
OSM comme «lanceur d’alerte»
Ce tour d’horizon de l’offre en référentiels géographiques met en évidence la diversité et l’hétérogénéité des sources d’information. Le développement des technologies de l’information géographique a accéléré l’actualisation des données géographiques. Alors que la production cartographique traditionnelle procède par quadrillage progressif et exhaustif du territoire et que la production institutionnelle nécessite des cycles de validation des données avant leur diffusion, la souplesse des systèmes collaboratifs comme OpenStreetMap, qui fonctionne par objet et auto-modération, permet une forme d’immédiateté inédite dans la mise à jour des données géographiques.
Cette immédiateté n’est pas synonyme d’exhaustivité. L’analyse de territoires moins densément peuplés ou moins touristiques et d’objets moins symboliques donnerait des résultats fort différents, comme l’ont montré plusieurs travaux de recherche en Angleterre (Haklay, 2010) et en Allemagne (Zielstra, Zipf, 2010). Cependant, le potentiel d’information géographique quotidiennement offert par ces dispositifs collaboratifs ne peut être écarté. Ainsi, Ressources naturelles Canada utilise OpenStreetMap comme un lanceur d’alerte pour l’actualisation de sa base de données CANVEC (ex-BNDT, Base Nationale de Données Topographiques). Il ne s’agit pas d’utiliser OSM pour mettre à jour les données du référentiel national, mais de visualiser les modifications d’OSM pour vérifier l’actualité de CANVEC et éventuellement lancer un protocole de mise à jour sur une zone mise en évidence. Les bases de données géographiques contributives occupent ainsi une place inédite et non négligeable dans le paysage cartographique actuel. Il convient donc d’en reconnaître les apports tout en veillant à déconstruire les discours incantatoires qui y sont souvent associés…
De «l’intelligence collective»… aux contributeurs «effectivement» actifs
La réactivité des systèmes collaboratifs comme OpenStreetMap est souvent mise en évidence. Fort de ces 1 526 000 inscrits [6], les «évangélistes d’OSM» comme ils se qualifient eux-mêmes, ont vite tendance à mettre en évidence «l’intelligence collective» que constitue la mise en relation de ces contributeurs bénévoles. Gaël Musquet, président d’OpenStreetMap France interviewé, le 5 novembre 2013 [en ligne], dans La Gazette des communes, à la suite de la sortie du rapport Trojette [7], se lance ainsi dans la comparaison avec l’IGN: «Prenons l’exemple du SAMU: les données de l’IGN sont gratuites pour ce service, mais elles ont mal vieilli, elles ne sont pas mises à jour, pas adaptées, des attributs manquent, comme le sens des voies. L’IGN a moins de 50 personnes pour les actualiser, alors qu’OSM a plus de 150 contributeurs par jour». La réponse du directeur général de l’IGN, Pascal Bertheau ne s’est alors pas faite attendre, puisque la même revue publiait le lendemain un droit de réponse [en ligne] dans lequel il précise que: «contrairement à ce qu’écrit M. Musquet, l’IGN n’actualise pas ses données avec “moins de 50 personnes”, mais avec ses 270 agents missionnés sur le terrain, ainsi qu’avec les contributeurs volontaires signalant pas moins de 400 informations de correction ou d’actualisation par mois, et encore avec l’apport de nos partenaires de collectivités territoriales et de Services d’Incendie et de Secours (SDIS) au travers de dispositifs collaboratifs».
Au-delà de cette passe d’armes médiatique, il convient d’analyser finement ces chiffres pour comprendre un peu mieux ce qu’on appelle un «contributeur». Ainsi, la règle des 90-9-1, notée par William C. Hill au début des années 1990 dans les discussions électroniques des grandes entreprises (Hill et al., 1992), est toujours d’actualité avec les usages du Web 2.0. Elle permet de nuancer quelque peu les chiffres avancés: dans la majorité des sites alimentés par des communautés virtuelles, comme Wikipédia ou OpenStreetMap, les observations démontrent que 90% des membres sont des observateurs muets qui n'apportent aucune contribution, 9% des membres sont des contributeurs (très) épisodiques et 1%, voire moins, des membres sont les auteurs de l’essentiel des contributions. Ces résultats sont confirmés par l’analyse des contributions au projet OpenStreetMap sur l’agglomération bordelaise (figure 9). Sur une zone d’étude qui correspond au rectangle d’emprise des 27 communes de la communauté urbaine, 310 674 contributions – ajouts ou modifications de données – ont été produites par 352 contributeurs différents [8]. Or, moins de 10% de ces contributeurs (35 inscrits) produisent plus de 90% de la base de données géographiques (279 541 contributions) et moins de 1% des contributeurs (3 inscrits) fournissent plus de 50% (157 497 contributions) de la base (figure 9). L’analyse des contributeurs actifs nécessiterait alors une étude encore plus approfondie. D’une part, parmi les 35 inscrits, plusieurs personnes physiques disposent de deux voire trois pseudonymes (et donc inscriptions) différents. D’autre part, les techniques de contribution sont extrêmement différentes: le membre le plus actif (Mides qui a produit plus de 85 583 ways [9], sur le secteur étudié) procède ainsi exclusivement par importation massive de données (bâti) existant par ailleurs. L’argument du nombre de contributeurs arpentant le territoire comme symbole de «l’intelligence collective» de ces systèmes est donc à relativiser.
9. Analyse des contributions au projet OpenStreetMap sur la Communauté urbaine de Bordeaux |
Conclusion: les référentiels géographiques au cœur de la gouvernance informationnelle
L’analyse de la réactivité des processus d’actualisation des cartes de Bordeaux après la mise en service d’un nouvel ouvrage d’art, structurant et symbolique pour l’agglomération, nous a permis de mettre en évidence que «les cartes font le pont» dans les deux sens du terme: la plupart des cartes commerciales et institutionnelles font le pont (au sens de prendre congé) puisqu’elles ne sont pas actualisées rapidement; au contraire de la carte collaborative OpenStreetMap qui fait le pont (au sens de le dessiner) le jour de son inauguration. L’exemple est certes singulier, mais il permet de mettre en question les reconfigurations informationnelles en cours dans le champ des référentiels géographiques. Ainsi, pendant longtemps, la notion de référentiel géographique, entendu comme les éléments cartographiques utilisés pour situer, contextualiser et «habiller» les diagnostics ou les projections thématiques, faisait l’objet d’une distribution des rôles relativement simple: à l’État central et aux régions l’approche trans- et supra-territoriale, aux villes la maîtrise des données à caractère opérationnel sur leur périmètre, la connaissance (plus sommaire) des espaces ruraux étant assurée par l’État déconcentré et divers autres acteurs territoriaux ou sectoriels (chambres consulaires notamment). Mais, désormais, les mutations introduites par les évolutions technologiques et commerciales dans le rapport de tout un chacun au repérage et à la figuration géographiques viennent complexifier la donne. Comme l’a montré l’exemple simple, mais emblématique de la cartographie du pont Chaban-Delmas, la légitimité institutionnelle conjuguée à la compétence technique n’est plus seule à fonder la capacité à dire le territoire (Feyt, Noucher, 2014; Amelot et al., 2014). Aussi, devient-il nécessaire de déconstruire certains discours sur la portée ou la nature de ces nouvelles sources de données cartographiques, en analysant finement leurs modalités de production et de diffusion, en s’intéressant en particulier à la complexification des flux d’informations géographiques, conséquence directe de l’expansion des usages des données géographiques numériques. La malléabilité de ces dernières ouvre alors des perspectives de recherche nombreuses pour analyser les conditions juridiques (compatibilité des licences d’utilisation), techniques (traçabilité de la qualité des différentes sources) et organisationnelles (confrontation des systèmes de modération) qui pourraient permettre, à terme, d’associer des données géographiques issues de modes de fabrique cartographique aussi différents.
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