Le monde vu par les étudiants de Sfax
Introduction
Cet article propose une exploitation secondaire des résultats d’une grande enquête internationale sur la perception de l’Europe dans le monde réalisée dans 18 pays et 42 villes entre septembre 2008 et février 2009 dans le cadre du projet international FP7 EuroBroadMap. L’enquête réalisée à Sfax est le fruit de la collaboration entre des chercheurs d’organismes tunisiens et français (laboratoire SYFACTE, UMR 8504 Géographie-cités). Elle a été menée en février 2009 à l’Université de Sfax qui compte actuellement 40 178 étudiants (24 257 étudiantes et 15 921 étudiants) répartis sur 20 établissements. Cette université rayonne sur le sud et une grande partie du centre ouest-tunisien. Le nombre des enquêtés était de 255 étudiants.
La Tunisie et le projet EuroBroadMap
Ce projet européen a fait déjà l’objet de nombreux rapports et publications présentant à la fois des comparaisons générales de résultats obtenus dans les différents points de sondage (Archives ouvertes), et des zooms spécifiques sur certains pays ou groupes de pays (Zheng et al., 2003; Kolossov, 2003; Liotta, 2005; Didelon et al. 2011; Grasland et al., 2011; Chaban N. et al., 2014; ACA, 2015). Les résultats concernant la ville de Sfax (Tunisie) ont fait l’objet d’un rapport national, mais n’ont pas bénéficié d’une synthèse comparative à l’instar de douze autres pays de l’enquête (Subjective Mapper, en raison de l’impossibilité de nouer des partenariats scientifiques européens sous l’ère Ben Ali. Après la chute de ce dernier, les énergies des chercheurs travaillant sur la Tunisie ont été mobilisées par des sujets plus prioritaires, tels que l’analyse des résultats des premières élections ou les projets de réforme territoriale.
La Tunisie avait pourtant joué un rôle précurseur dans le projet EuroBroadMap puisque c’est à l’occasion du colloque international de l’UGI en 2008 que furent testées sur les participants au congrès les premières versions du questionnaire et que furent proposées les premières approches méthodologiques exploratoires permettant d’analyser simultanément les perceptions positives ou négatives des pays en fonction du lieu de naissance ou de résidence des individus (Bennasr et Grasland, 2011). Disposant, par la force des choses, d’un certain recul, nous estimons que l’enquête réalisée en septembre 2009 sur les cartes mentales du monde de 255 étudiants de l’Université de Sfax peut nourrir, cinq ans après, une triple réflexion empirique, méthodologique et théorique sur l’usage des cartes mentales en géographie.
Plus qu’une simple monographie du cas sfaxien, il s’agit, dans cet article, de proposer de nouvelles perspectives de recherche sur les cartes mentales qui pourraient être appliquées aux autres pays enquêtés par EuroBroadMap en 2008-2009. Et qui pourraient surtout servir de base à de nouvelles enquêtes, soit sur les mêmes points de sondages qu’en 2008-2009 (pour analyser les transformations des cartes mentales), soit sur de nouveaux territoires (pour renforcer ou invalider un certain nombre d’hypothèses établies sur le premier échantillon).
De la place de l’Europe dans le monde aux cartes mentales
L’objectif principal du projet Eurobroadmap était de comparer les images internes et externes de la place de l’Europe dans le monde afin de mettre en évidence de possibles dissonances cognitives entre l’image que les Européens ont d’eux-mêmes et celle qui leur est assignée par les citoyens des autres pays. Les points de sondages ont été choisis en fonction de cet objectif et s’organisent, grosso modo, en trois strates en fonction de la distance géographique, mais aussi historique à l’Union européenne (figure 1).
1. Pays concernés par le projet EuroBroadMap entre septembre 2008 et février 2009 |
Le travail s’inscrivait dans le domaine de la géographie des cartes mentales du monde dont on sait qu’elles jouent un rôle crucial dans la construction des discours politiques des États, mais aussi dans l’élaboration du travail scientifique en géographie (Lynch, 1960; Downs et Stea, 1973, 1981; Gould et White, 1974; Moles et Rohmer, 1978; Belhedi, 1981; Evans et al., 1981; Paulet, 2002; Cauvin, 1999, 2002; Chokor, 2003). L’Union européenne apparaît de ce point de vue comme particulièrement originale puisque chacun des États qui la composent porte une image spécifique du monde héritée de traditions historiques et diplomatiques. Et il n’est pas évident qu’un consensus soit encore fermement constitué sur ce qu’est ou ce que pourrait être la place de l’Union européenne dans le monde (Walker, 2000). Il en va sans doute de même pour le monde arabo-musulman (aux limites très fluctuantes) et, a fortiori, pour l’Union méditerranéenne qui tente de relancer le processus de Barcelone (Belhedi, 1981).
Au cours du travail, nous avons tenté de préciser un concept général de carte mentale (figure 2). Au terme de plusieurs formulations successives (Gould et White, 1974; Kosslyn, 1980; Spencer et Blades, 1986; Saarinen, 1987, 1988a et b; Blades, 1990; Saarinen et MacCabe, 1995; Didelon C. et al. 2011; Didelon et Grasland, 2014; Chaban et Holland, 2014), nous proposons de définir les cartes mentales comme une image simplifiée du monde résultant d’un double processus de filtrage temporel comportant des héritages et des anticipations. Bien qu’une carte mentale du monde ne comporte pas uniquement des objets géographiques localisables, nous avons choisi de limiter l’exploration des cartes mentales à une dimension simplement territoriale, à savoir la recherche des lieux connus ou inconnus, attractifs ou répulsifs. De plus nous avons limité le choix de lieux possibles au cas des villes ou des États, ce qui est une restriction importante des choix offerts aux étudiants. On imagine aisément que dans le cadre d’une question ouverte, certains étudiants mentionneraient comme attractifs ou répulsifs des espaces ou territoires plus précis (Harvard), plus généraux («pays chauds»), voire plus abstraits («pays démocratiques»).
2. Le concept de carte mentale comme résultat d’un double filtrage des connaissances et anticipations |
Par rapport au concept général de carte mentale proposé par Didelon-Loiseau et Grasland (2014), l’analyse des lieux cités doit être interprétée comme le résultat d’un double filtrage, relatif à la fois au passé (ce que l’on connaît), et au futur (ce que l’on souhaite faire). Il est en pratique difficile de dissocier ces deux aspects dans l’interprétation, de sorte qu’il faut être très prudent dans le choix des hypothèses explicatives et accorder une attention égale aux pays qui sont cités et à ceux qui ne le sont pas. Nous verrons dans la suite de l’analyse qu’un jugement négatif ne doit pas être confondu avec une absence de jugement, l’ignorance étant à certains égards pire que le rejet.
À la différence d’autres études plus ciblées, nous n’avons pas cherché à tracer de cartes mentales correspondant à des projets précis («Où aimeriez-vous faire vos études?», «Où aimeriez-vous fonder une famille», etc.). L’enquête EuroBroadMap a ciblé une population spécifique qui est celle des étudiants en fin de premier cycle universitaire (undergraduate), car ils se situent à un âge où les tentations et les possibilités de mobilité internationale sont a priori maximales. En effet, la fin du premier cycle universitaire précède souvent le choix d’une formation professionnelle (master) ou l’entrée dans un cycle de formation long (doctorat), fréquemment associés à la mobilité vers un autre établissement du pays, voire à l’étranger. Le questionnaire distribué à plus de 9 000 étudiants ne visait pas uniquement à rendre compte de leur perception de l’Europe, mais, plus généralement, à comprendre leurs attitudes et projets vis-à-vis des mobilités à l’échelle internationale, en combinant à la fois des questions factuelles d’histoire personnelle («Citez les cinq derniers pays que vous avez visités»), et des questions prospectives («Citez cinq pays où vous aimeriez vivre dans un futur proche»). L’objectif général était de saisir la carte mentale des étudiants de ce groupe particulier et d’examiner les variations selon les lieux, bien évidemment, mais aussi selon d’autres caractéristiques sociales telles que le genre, le domaine d’étude, le nombre de langues parlées, le niveau déclaré d’éducation des parents, etc. Chacun des 42 points de sondage de l’enquête devait comporter 240 étudiants répartis en 6 domaines d’étude avec un objectif facultatif d’équilibre du nombre d’hommes et de femmes.
Apport empirique et méthodologique attendu
Après avoir rappelé brièvement les spécificités de l’expérience du monde des étudiants sfaxiens par rapport aux autres points d’enquêtes, à la fois en terme de pratique de l’international et de sentiment déclaré d’appartenance à une échelle territoriale, du local au mondial en passant par le régional, le national ou le continental, nous montrerons qu’il est plus intéressant de dresser une carte mentale à partir de l’analyse des lieux où les étudiants déclarent qu’ils aimeraient vivre ou ne pas vivre dans un futur proche. Cette analyse permet en effet de dégager tout d’abord les espaces connus ou inconnus (projection), puis d’analyser les espaces attractifs ou répulsifs (structure), et enfin de mettre en évidence des associations privilégiées de pays dans les réponses des étudiants (réseaux).
Ce dernier point constitue l’apport méthodologique majeur de l’article puisqu’il permet de dépasser l’idée de «carte mentale moyenne» du monde des étudiants et de révéler des clivages importants entre des catégories d’étudiants ayant des cartes mentales différentes, voire opposées en ce qui concerne la localisation des espaces attractifs ou répulsifs.
Spécificités de l’échantillon des étudiants sfaxiens: surreprésentation des femmes et expérience internationale limitée
Sans passer en revue l’ensemble de leurs caractéristiques individuelles, il est important de pointer quelques spécificités des étudiants de Sfax à l’intérieur du corpus de lieux de l’enquête EuroBroadMap. Outre les variables de stratification (genre et domaine d’études), nous nous focaliserons ici sur les facteurs conditionnant la connaissance du reste du monde (trajectoire individuelle et familiale, voyages, langues parlées), et sur la réponse à une question décrivant le sentiment d’appartenance à une échelle territoriale (du local au global).
Un léger biais de collecte en faveur des femmes
Conformément aux spécifications de l’enquête EuroBroadMap, les étudiants se répartissent en 6 groupes de disciplines: 37 étudiants en arts, 57 en économie et gestion, 33 en sciences de l’ingénieur, 43 en santé et médecine, 45 en sciences politiques et 40 en sciences sociales. Bien que l’objectif ait été fixé à 40 étudiants de chaque groupe, les variations observées se situent dans les limites admises.
En revanche, il existe un très net déséquilibre en matière de genre puisque deux tiers des réponses sont faites par des femmes (167), contre un tiers par des hommes (83). Il s’agit du plus fort écart enregistré au cours des enquêtes réalisées dans les 43 points de sondage du projet EuroBroadMap. L’analyse croisée (figure 3) montre que les étudiants ne sont majoritaires dans aucun secteur d’étude (au plus 49% en sciences politiques).
3. Les étudiants enquêtés à Sfax par genre et domaine d’étude |
Le projet EuroBroadMap, bien que doté d’un Gender Action Group, avait décidé de ne pas imposer de quota égalitaire d’hommes et de femmes dans chaque discipline, estimant que cela reviendrait à fausser l’analyse des choix d’étude des étudiants selon leur genre. On espérait que la parité serait approximativement obtenue à l’échelle de l’ensemble des disciplines, ce qui fut généralement le cas à l’exception très notable de la Tunisie où 61% des étudiants ayant répondu étaient des femmes. Après vérification (annexe 1), il apparaît que cette proportion élevée de femmes dans l’échantillon est totalement conforme à la composition des étudiants de l’Université de Sfax (63%). Il est également avéré par les statistiques officielles que les femmes sont majoritaires dans pour ainsi dire tous les domaines d’étude. Il est certain que la Tunisie est l’un des pays où la proportion de femmes dans l’enseignement supérieur est la plus importante, à tout le moins dans les premières années d’études supérieures. Les abandons liés au mariage se situent plutôt au niveau du master ou du doctorat, et le fait d’avoir choisi les étudiants de fin de licence rend plausible une présence réellement élevée des femmes à ce niveau. On aurait sans doute eu une présence des hommes plus forte si l’enquête avait porté sur des étudiants plus avancés dans leurs études.
Une expérience internationale limitée
Le lieu de naissance: une ouverture réduite par l’arabisation de l’éducation
Le premier facteur susceptible de jouer un rôle important pour caractériser l’ouverture des étudiants tunisiens sur le monde est le lieu de naissance. L’observation de cet aspect nous montre une certaine homogénéité de l’échantillon en terme d’histoire spatiale. En effet, sur les 255 étudiants enquêtés à Sfax, six seulement sont nés dans des pays autres que la Tunisie. Ce résultat, qui contraste avec la petite taille du pays, est comparable essentiellement avec les pays d’envergure continentale comme l’Inde et le Brésil. D’après l’enquête, nous constatons que 97,6% des étudiants sont originaires du pays, alors que 2,4% seulement ont d’autres origines qui sont généralement des pays « voisins » comme la Mauritanie avec deux étudiants, un Algérien, deux Libyens et un Français. Cette composition reflète une faible ouverture de la Tunisie sur le monde au moment de l’enquête de février 2009, avant la chute du régime Ben Ali. La faiblesse remarquable du nombre d’étrangers s’explique certainement en partie par l’arabisation de l’enseignement des universités tunisiennes qui a mis fin aux flux antérieurs des étudiants francophones originaires des pays de l’Afrique subsaharienne (Mali, Niger, Tchad…). Ces derniers continuent à être présents dans les filières techniques et informatiques dans la capitale, dans les universités privées dispensant l’enseignement en français.
Les langues parlées: un trilinguisme modulable selon les domaines d’étude
La langue, vecteur de connexion et de communication, est un critère essentiel d’ouverture sur les autres mondes et les autres cultures. Par conséquent, on choisit ce paramètre pour tester le degré d’ouverture des étudiants tunisiens sur leur environnement international. Le cas de Sfax (qui n’est évidemment pas forcément représentatif de l’ensemble de la Tunisie) montre une diversité au niveau des langues parlées. En effet, la majorité des étudiants déclarent parler ou avoir parlé trois langues à savoir l’arabe (langue maternelle), le français et l’anglais. Très peu d’étudiants parlent plus ou moins bien 3 langues. Nous avons relevé également une grande variété du nombre de langues parlées selon le domaine d’études (figure 4).
4. Nombre de langues parlées par les étudiants de Sfax en fonction du domaine d’étude |
La proportion des étudiants qui parlent au moins trois langues est la plus faible chez les étudiants en sciences humaines et sociales (12,5%) et art (13,5%). Elle est plus forte chez les étudiants en économie (19,6%), en sciences politiques (26,6%) ou sciences de l’ingénieur (30,3%). Mais il n’y a que chez les étudiants en santé et médecine que près de la moitié des étudiants (48,8%) parlent au moins trois langues. Ces différences très significatives (chi2 = 32,6, dl = 10, p-value <0,01) laissent présager des cartes mentales du monde différentes selon le cursus des étudiants, à la fois en raison de leur ouverture linguistique plus ou moins forte, mais aussi en fonction des localisations différentes des universités mondiales les plus attractives dans chacun de leurs domaines de spécialité.
Les voyages, même de courte durée, restent une expérience très réduite
Le voyage, envisagé dans une perspective anthropologique, est une forme de mobilité qui s’effectue sur des échelles spatiales qui débordent le cadre de la vie quotidienne et suivant des temporalités plus ou moins courtes. Dans la mesure où le voyage permet de découvrir des horizons différents et parfois inconnus, on peut s’attendre à ce qu’il augmente le degré d’ouverture et de connaissance spatiale des étudiants.
Force est de constater que plus de 200 étudiants sur les 255 interrogés n’ont jamais quitté la Tunisie, même pour une courte période. Même la minorité bénéficiaire d’un cadre logistique ou d’un soutien financier qui lui a permis de se rendre dans d’autres pays ne l’a fait qu’une seule fois pour plus de 50% d’entre eux. On peut regrouper les voyageurs en trois grands groupes selon leurs domaines d’étude: le premier, regroupant les étudiants qui ont effectué au maximum deux voyages, est constitué par les étudiants en sciences humaines et sociales et en ingénierie. Le deuxième correspond aux étudiants en santé (médecine), qui ont effectué trois voyages. Enfin, le troisième groupe, plus dynamique, est formé par les étudiants en sciences politiques, en art et en affaires qui ont voyagé au moins quatre fois. Par ailleurs, la plupart des pays visités par les étudiants qui ont eu la l’opportunité de voyager se situent autour du bassin méditerranéen en plus des pays du Golfe persique. Cette géographie s’explique par les liens traditionnels de la Tunisie avec ces pays. Les séjours à l’étranger de plus de trois mois ne concernent que 31 étudiants parmi les 255 étudiants enquêtés, dont trois seulement ont expérimenté deux ou trois fois le séjour hors de leur pays natal. Le constat général est donc celui d’une très faible expérience de la mobilité internationale des étudiants sfaxiens, renforcée par la relative faiblesse des contacts avec les étrangers de passage.
Une situation médiane des étudiants sfaxiens par rapport à l’échantillon EuroBroadMap
La situation des étudiants sfaxiens semble donc témoigner d’une relative fermeture à l’international. Elle n’a pourtant rien d’exceptionnel si l’on en juge par la synthèse réalisée sur l’ensemble des points de sondage à l’aide des variables précédentes en y ajoutant des variables d’auto-évaluation par les étudiants du capital économique et scolaire de leur famille.
Ce plan factoriel, comportant un effet Guttman (courbe en «U»), met en valeur des inégalités criantes entre les étudiants des différents points d’enquête en ce qui concerne à la fois l’expérience de l’international et l’auto-évaluation du capital économique et intellectuel de l’étudiant et de sa famille (figure 5, voir annexe 1 pour l’explication détaillée des axes factoriels.). Aux extrémités opposées de la trajectoire, on retrouve les étudiants d’Afrique subsaharienne (Cameroun, Sénégal) et les étudiants de certains pays membres de l’Union européenne (France, Belgique, Suède). La Tunisie se situe clairement dans la zone intermédiaire avec un profil analogue à celui des étudiants turcs, indiens ou brésiliens.
5. Analyse factorielle du capital de mobilité international et de l’auto-évaluation du niveau économique et scolaire des étudiants de 43 villes du monde |
Esquisse d’une carte du monde des étudiants sfaxiens
Cette faiblesse relative de la mobilité internationale des étudiants sfaxiens se traduit-elle par une moindre ouverture dans leurs cartes du monde? Par un plus fort enracinement local? Nous avons tenté de répondre à cette question de deux manières:
Quelles échelles d’appartenance déclarées?
La question relative aux échelles d’appartenance territoriale montre d’importantes variations selon les pays (annexe 2), mais ne révèle pas d’organisation très claire selon la distance à l’Europe. Elle montre en tous les cas une très forte composante nationale puisque dans les pays où l’on a pu réaliser plusieurs enquêtes, les similarités de réponses sont très fortes.
Pour tester l’originalité éventuelle de l’échantillon sfaxien, nous avons opté pour une comparaison limitée aux autres points de sondages méditerranéens de l’enquête EuroBroadMap que sont Malte, Istanbul et Izmir (figure 6). L’analyse comparative confirme que c’est bien à Sfax que les étudiants déclarent le plus l’échelon local ou infranational comme premier niveau d’appartenance, tandis qu’ils sont les plus réticents à déclarer le niveau national comme premier référentiel identitaire. Leur profil est à cet égard très voisin de celui des étudiants maltais, mais fondamentalement opposé à celui des étudiants turcs d’Izmir et d’Istanbul, qui déclarent de façon privilégiée des niveaux d’appartenance nationaux et mondiaux et sont très peu nombreux à privilégier les référentiels identitaires locaux. Faute d’avoir pu mener l’enquête dans d’autres villes de Tunisie, il est difficile d’interpréter avec certitude ce résultat. La faiblesse du sentiment d’appartenance à l’État tunisien est-elle le résultat d’une rancune historique de la grande métropole économique du sud contre le pouvoir central de Tunis? Ou bien traduit-elle un sentiment plus généralement partagé des Tunisiens avant la chute du régime de Ben Ali? Le «localisme» des étudiants de Sfax n’est-il pas d’abord la marque d’une forte identité à la fois territoriale et sociale, dont témoignent les stéréotypes largement populaires en Tunisie du «Sfaxien», objet de moquerie et d’admiration? La faiblesse des déclarations d’appartenance au niveau «mondial» peut sans doute être comprise aussi comme l’expression d’une frustration face à l’absence d’ouverture démocratique au moment où le régime autoritaire ne semblait pas sur le point de vaciller (rappelons que l’enquête a eu lieu en 2008) et où les portes de l’Europe se refermaient de plus en plus?
6. Comparaison des échelles d’appartenances subjectives des étudiants de 4 villes méditerranéennes |
En raisonnant à l’intérieur même de l’échantillon d’étudiants sfaxiens, nous avons cherché à vérifier si les paramètres individuels (genre, études, mobilité, langues parlées, pratique religieuse), ou familiaux (auto-évaluation du niveau d’aisance de la famille et d’éducation des parents, mobilité de ces derniers), introduisaient des différences significatives de perception du niveau d’appartenance territoriale. Après de nombreux tests statistiques, il apparaît que l’échantillon semble parfaitement homogène pour l’ensemble des critères. L’unique facteur qui semble avoir une influence sur le sentiment d’appartenance géographique est le nombre de langues parlées. Les chiffres de l’enquête montrent que plus celui-ci est important, plus le sentiment d’appartenance à un échelon mondial augmente. En effet, plus de 18% des étudiants qui parlent plus de 3 langues (4 ou 5) déclarent appartenir au monde contre 7% des étudiants qui ne parlent qu’une ou deux langues.
On peut donc conclure de ces premières analyses que les cartes mentales du monde des étudiants sfaxiens demeuraient fortement marquées, à la fin de l’année 2008, par la rareté des opportunités de contacts internationaux. C’est principalement par l’enseignement scolaire ou les médias – d’où l’importance du nombre de langues parlées — qu’a dû s’élaborer pour la plupart des étudiants la hiérarchie de l’attractivité et de la connaissance des villes et des pays étrangers, dont nous allons maintenant essayer de rendre compte.
L’organisation d’un monde perçu: entre attractivité et répulsion
La perception spatiale des étudiants dépend en grande partie de la qualité des lieux, qui ne sont plus symbolisés par leur étendue spatiale, mais plutôt par leurs caractéristiques intrinsèques (taille économique et démographique, la distance culturelle les séparant de la Tunisie voire de Sfax, et les effets de voisinage). L’enquête EuroBroadMap a tenté de cerner la connaissance du monde des étudiants sfaxiens à partir de la question à réponses multiples suivante: «En dehors du pays dont vous possédez la nationalité, citez cinq pays (cinq villes) où vous aimeriez (n’aimeriez pas) vivre dans un futur proche». Soit un total de vingt lieux au maximum qui permet d’évaluer à la fois le degré de connaissance des villes et des pays du monde (part des étudiants qui mentionnent le lieu, quel que soit leur avis), et l’attractivité de ces lieux (mesurée par un indice d’attraction/répulsion centré sur 0 et variant entre -1, si tous les avis exprimés sont négatifs, et +1 si tous les avis exprimés sont positifs) (annexe 4). Nous allons examiner successivement les résultats généraux obtenus pour les pays puis les villes avant de revenir plus en détail sur les co-citations de pays.
La méthode de cartographie originale qui a été développée dans le projet EuroBroadMap pour visualiser les deux dimensions de connaissance et d’attractivité est appliquée ici au cas de la Tunisie. Elle se fonde sur une anamorphose de la surface des pays proportionnelle au nombre d’étudiants les ayant cités, combinée avec une cartographie choroplèthe de l’indice d’attraction-répulsion selon une double gamme allant du rouge (pays systématiquement attractifs) au vert (pays systématiquement répulsifs) en passant par les teintes claires pour les rares pays faisant l’objet d’un jugement plus partagé (pays jugés attractifs par certains étudiants et répulsifs par d’autres) [1].
7. Carte mentale « moyenne » du monde des étudiants de Sfax |
La déformation de la figure 7 en forme de loupe, centrée sur la Méditerranée, témoigne tout d’abord d‘une connaissance du monde très restreinte et centrée sur les pays les plus proches. Ainsi, 68 pays ont été cités au moins une fois, 40 pays ont été mentionnés 10 fois, mais seulement 23 pays ont été désignés 25 fois. Cette carte mentale d’extension restreinte a donc ignoré presque 2/3 des pays du monde. Cette perception s’est fondée principalement sur l’effet des médias, la puissance économique, l’effet de voisinage et de proximité culturelle, à savoir, les relations historiques dans le bassin méditerranéen. Cette connaissance a une double facette puisqu’elle englobe à la fois les pays perçus positivement et ceux perçus négativement. La lecture approfondie des résultats de l’enquête fait ressortir une segmentation spatiale entre pays attractifs et pays répulsifs. D’une part, le groupe spatial où les étudiants aimeraient vivre est la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie, en deuxième rang on trouve les pays du Golfe, l’Arabie saoudite, la Syrie, le Liban et le Japon. D’autre part, les espaces rejetés, mais néanmoins connus: Israël, l’Égypte l’Algérie, la Russie… Le cas des États-Unis est assez original puisque les étudiants de Sfax sont les seuls dans l’ensemble des 43 points de sondages mondiaux à avoir plus souvent cité ce pays négativement que positivement. En règle générale, les États-Unis obtiennent un niveau d’attractivité mitigé, mais légèrement positif. La cartographie des asymétries révèle deux oppositions spatiales de portée plus générale:
Ces cartes mentales des étudiants demeurent en tout état de cause très influencées par l’expérience migratoire des familles ou des amis partis s’installer à l’étranger. D’après les statistiques officielles fournies par le gouvernement tunisien, la France demeurait de très loin la première destination des expatriés tunisiens, suivie par l’Italie, l’Allemagne, la Libye et l’Arabie saoudite. La prédominance de ces pays dans les réponses positives (sauf la Libye) n’est donc guère surprenante et confirme le caractère encore très local de la vision du monde en 2008, avant la révolution tunisienne. Les cartogrammes présentés en figure 8 affichent tous une forme caractéristique de «loupe».
8. Comparaison des destinations migratoires réelles des Tunisiens et des pays réputés attractifs ou répulsifs pour les étudiants |
Au total, les représentations cartographiques mettent en valeur deux oppositions spatiales majeures dans les cartes mentales des étudiants tunisiens:
Une première carte du monde à nuancer
Les cartes du monde des étudiants sfaxiens présentées au paragraphe précédent semblent fournir une image simple qui serait caractérisée à la fois par son aspect très local (effet de loupe sur les pays voisins), et la brutalité des oppositions binaires entre des blocs d’états contigus attirant ou repoussant les étudiants. Il convient toutefois de nuancer ce premier résultat en considérant trois objections:
Carte mentale et réseaux d’associations des lieux
Méthodologie d’analyse des associations et des chaînes de pays
Pour répondre aux seconde et troisième objections, nous présentons ici une méthode d’analyse nouvelle fondée sur l’étude du graphe des co-citations préférentielles de pays par les étudiants. Cette méthode envisage les réponses fournies par les étudiants comme un système, ou mieux, comme une «phrase» au sens sémantique du terme, dont chaque pays constituerait un mot. Ce qui est intéressant ici n’est plus de repérer les pays les plus cités dans l’absolu, mais les paires de pays qui sont associées de façon plus fréquente que prévu par rapport à un modèle d’allocation aléatoire de l’ensemble des réponses fournies. La méthode qui a été présentée en détail dans une communication au Colloque européen de géographie théorique et quantitative de Dourdan en septembre 2013 [2] consiste à transformer les listes de pays fournies par les étudiants en matrices de relation pouvant être définies selon deux hypothèses différentes:
La visualisation directe de ces matrices sous la forme de graphe n’a pas grand intérêt puisque ce sont, par définition, les pays les plus cités qui vont être présents dans le plus grand nombre d’associations ou de chaînes. Les indices de centralité ou d’intermédiarité appliqués aux matrices brutes ne feraient que renforcer les conclusions déjà établies à l’aide des simples comptages de fréquence. Le filtrage par un modèle aléatoire permet au contraire de mettre à jour des phénomènes moins banaux et de révéler des stratégies conscientes ou inconscientes des étudiants lors de l’établissement de listes de pays dans lesquels ils souhaiteraient vivre ou pas.
Si l’on considère par exemple les associations de pays attractifs, on note que les deux pays les plus souvent associés sont aussi les plus fréquemment cités, à savoir la France et l’Italie. Le nombre d’associations observées (53) est à peine supérieur au nombre d’associations estimées si les étudiants choisissaient au hasard (46,9). Le fait d’associer ces deux pays n’est donc pas significatif (chi-2 = 0,79). L’association entre Royaume-Uni et États-Unis est beaucoup moins fréquente (8), mais très supérieure à la valeur attendue si les étudiants associaient les pays au hasard (3,3) et du coup fortement significative (chi2 = 6,55). L’usage du test du Chi-2 pour identifier les relations les plus significatives impose normalement un certain nombre de précautions, notamment en ce qui concerne l’effectif des liaisons faisant l’objet du test. Nous avons choisi ici de représenter toutes les liaisons d’effectif supérieur à 3 qui présentent un résidu positif avec un chi-2 supérieur à 2,7. Il s’agit d’un seuil de significativité assez faible (10% de risque d’erreur), mais qui offre l’avantage de permettre de visualiser un plus grand nombre de pays et ainsi de mieux saisir la structure générale des associations ou des chaînes dans les réponses des étudiants.
Analyse des associations et chaînes de pays attractifs
Le graphe des associations préférentielles de pays où les étudiants souhaiteraient vivre dans un futur proche se décompose en trois composantes principales en forme d’arbre et trois paires isolées (figure 9). La composante la plus vaste est clairement «occidentale» puisqu’elle associe des pays riches d’Europe du Nord-Ouest et les États-Unis, avec un rattachement curieux de l’Iran (associé à l’Allemagne) et de l’Antarctique (associé aux États-Unis). Une seconde composante «orientale» associe fortement trois pays du Proche-Orient (Turquie, Syrie, Liban) à deux grands pays émergents (Inde et Russie). Outre leur proximité géographique, ces pays sont caractérisés (Liban mis à part) par un interventionnisme important de l’état, voire une expérience socialiste. La troisième composante est plus liée aux proximités géographiques et culturelles, associant des pays d’Afrique du Nord et de la péninsule arabique ainsi que, curieusement, le Canada. La paire Italie-Maroc, qui est citée un nombre élevé de fois, pourrait être également une composante locale. Le fait que la France n’apparaisse pas est lié à sa présence dans la quasi-totalité des réponses et ne génère de ce fait aucune association préférentielle.
9. Associations et chaînes de pays où les étudiants de Sfax souhaiteraient vivre |
L’analyse des chaînes de pays permet de mettre en valeur l’importance centrale de la France comme point de départ de la plupart des listes de pays proposés par les étudiants tunisiens. Elle est suivie de façon privilégiée par l’Italie, ce qui est révélateur de la pesanteur des héritages historiques dans les cartes mentales. On note toutefois des fragments de chaînes plus diversifiés reliant des pays de langue anglaise (Canada, États-Unis, Royaume-Uni), des pays de langue arabe (Arabie saoudite, Émirats, Égypte), ou des pays voisins (Japon-Chine et Allemagne-Suisse). Le trio des trois pays du Levant, déjà noté précédemment (Liban-Turquie-Syrie), présente l’originalité de faire apparaître des paires symétriques, ce qui signifie que l’ordre de citation est a priori indifférent pour les pays qui sont associés.
Analyse des associations et chaînes de pays répulsifs
Le graphe des associations préférentielles de pays où les étudiants ne souhaiteraient pas vivre dans un futur proche est plus dense et complexe que le précédent (apparition de cycles), alors même que les critères statistiques de sélection étaient les mêmes. Cela signifie que les clivages observés entre groupes d’étudiants sont beaucoup plus marqués dans le cas des appréciations négatives (figure 10). On observe clairement deux composantes majeures très révélatrices de deux formes très distinctes de cartes mentales. D’un côté, des étudiants qui développent une carte mentale géopolitique et associent dans le même rejet les États-Unis, les pays occidentaux et les pays symboliques des crises du Proche-Orient (Iran, Iraq, Afghanistan, Israël, Territoires palestiniens). De l’autre côté des étudiants qui adoptent plutôt une carte mentale économique et rejettent à la fois les pays voisins d’Afrique du Nord, l’Arabie Saoudite et les pays pauvres d’Afrique subsaharienne.
10. Associations et chaînes de pays où les étudiants de Sfax ne souhaiteraient pas vivre |
Le graphe des chaînes de pays met en évidence une bifurcation beaucoup plus nette des pays successifs en fonction du pays servant d’amorce à la liste. D’un côté, les étudiants qui commencent leur liste par l’Égypte ont de fortes chances de poursuivre en mentionnant les autres pays d’Afrique du Nord, puis d’étendre la liste en direction soit de l’Arabie saoudite, soit de l’Afrique subsaharienne. D’un autre côté, les étudiants dont la liste débute par les États-Unis ou Israël ont une forte probabilité de leur associer d’autres pays riches d’Europe, ainsi que les pays en guerre ou en crise du Proche-Orient. Si l’on excepte le couple Iran-Irak qui est associé de façon préférentielle dans n’importe quel ordre, la plupart des pays associés dans la liste le sont selon un ordre récurrent. L’Algérie précédera généralement le Maroc, ce qui est conforme à l’intuition des proximités géographiques. En revanche, l’Égypte précédera plus souvent la Libye que l’inverse.
Relation entre les chaînes de pays choisies et les caractéristiques individuelles
L’échantillon d’étudiants sfaxiens demeure trop réduit pour procéder à une mise en relation directe des paires de réponses isolées (ex. «Algérie-Égypte» ou «Israël-États-Unis») avec les caractéristiques individuelles des étudiants. Il est toutefois possible de procéder à des tests statistiques valables dès lors que l’on passe au niveau des composantes connexes plus globales, révélées par les graphes précédents. À titre d’exemple, nous avons choisi d’analyser la composante connexe négative qui regroupe la quasi-totalité des pays voisins ou proches de l’Afrique (Algérie, Maroc, Égypte, Libye, Maroc, Niger, Nigéria, Mali, Tchad, Somalie, Sénégal, Soudan) et quelques pays plus éloignés (Espagne, Inde, Chine, Arabie saoudite). Pour chaque étudiant, nous avons déterminé combien de pays de ce groupe étaient cités afin de distinguer les étudiants qui en citaient un ou zéro de ceux qui en citaient deux ou plus, ce qui permit la création de grappes ou de chaînes de pays associés.
11. Influence des caractéristiques individuelles sur l’appréciation négative des pays voisins |
Comme on peut le voir sur la figure 11, il existe une influence très nette du domaine d’étude sur le type de jugement qui est porté sur les pays voisins: les étudiants en art sont ceux qui citent le plus grand nombre de pays proches ou voisins dans la liste de ceux où ils ne souhaiteraient pas vivre. Il en va de même, à un moindre degré pour les étudiants en santé et en sciences politiques. En revanche, les étudiants en ingénierie, sciences humaines et surtout économie sont beaucoup moins nombreux à citer négativement les pays voisins. Ces oppositions, statistiquement très significatives, mériteraient d’être vérifiées sur un échantillon plus important et dans d’autres villes de Tunisie, il est en tous les cas certain que l’originalité des étudiants en art a été constatée dans la plupart des points de sondage d’EuroBroadMap: les études artistiques sont presque toujours associées à une ouverture à l’international plus élevée que les autres études et à une tendance à apprécier les pays éloignés, ou à rejeter les pays proches.
Les autres caractéristiques individuelles ne semblent pas en revanche avoir d’influence sur le rejet ou l’appréciation des pays voisins. Il est vrai que les femmes semblent citer un peu plus que les hommes des pays voisins dans la liste de ceux où elles n’aimeraient pas vivre, mais cela n’est pas statistiquement significatif. Le nombre de langues parlées n’a pas non plus d’influence avérée.
Conclusion
Une carte mentale du monde duale?
En se basant sur différentes variables relevées sur l’ensemble des étudiants et à travers des réponses à des questions sur les pays où on aime vivre et les pays où l’on n’aime pas vivre, l’analyse a montré que le monde des étudiants tunisiens paraît très ramassé et concentré autour du bassin méditerranéen et des pays arabes; auxquels l’on ajoute certains pays lointains comme le Canada et les États-Unis. Cette carte mentale d’échelle limitée, où l’appartenance «locale», prime est le résultat d’une faible ouverture internationale des jeunes, dont la plupart n’ont jamais voyagé.
L’analyse des graphes d’association et de chaînage des réponses montre cependant que les cartes mentales du monde des étudiants sfaxiens sont finalement beaucoup moins homogènes qu’on ne pouvait le penser à la simple analyse des lieux les plus cités. Il existe très certainement deux grands types de perception des lieux attractifs: l’une centrée sur l’attraction traditionnelle des pays du Nord; l’autre à la recherche de nouvelles destinations dans les pays les plus attractifs du Moyen et du Proche Orient, ou dans les pays éloignés ouverts à l’immigration. On peut sans grand risque d’erreur faire l’hypothèse que les langues parlées et les types de médias dépouillés régulièrement par les étudiants conditionnent dans une large mesure ces deux formes de perception du monde.
On observerait ainsi, dès 2009, une trace des deux courants qui traversent aujourd’hui la société tunisienne: une première carte mentale du monde que l’on peut qualifier d’occidentaliste, orientée vers le nord (bassin de la Méditerranée, Europe occidentale et Amérique du Nord), et ce en dépit des problèmes soulevés, et qui se matérialise par le grand nombre de citations positives de pays comme la France, l’Allemagne, le Canada; et une autre orientaliste, qui s’apparente plus à un repli «identitaire», qui rejette l’Occident considéré comme source de tous les malheurs (émigration, colonisation, islamophobie, etc.). Cette seconde carte mentale du monde explique la place privilégiée et les citations positives de certains pays comme l’Arabie saoudite et la Turquie. De ce fait, les étudiants n’ont fait que reproduire cette image de la Tunisie tiraillée entre Orient et Occident, et fruit des civilisations romaines, carthaginoises, arabes et coloniales
Le cas de Sfax est-il représentatif de la Tunisie?
Les conclusions que nous avons pu tirer sur la dualité des cartes mentales des étudiants de Sfax peuvent-elle se généraliser à la Tunisie, voire à d’autres pays arabes et musulmans du sud de la Méditerranée? Il n’est pas possible de répondre directement à cette question tant que l’on n’aura pas réalisé une nouvelle vague d’enquêtes portant simultanément sur différents points de sondages en Tunisie. Toutefois, on peut apporter une réponse indirecte en considérant les résultats obtenus dans les autres pays de l’enquête EuroBroadMap pour lesquels l’enquête avait été effectuée en plusieurs points différents. En se limitant à la question du choix des pays où les étudiants souhaiteraient vivre ou ne pas vivre dans un futur proche, on peut établir des corrélations entre les réponses de chacun des lieux d’enquêtes, et ainsi repérer ceux dont les cartes mentales sont proches ou éloignées pour ce critère. Cette analyse, réalisée dans un rapport intermédiaire du projet EuroBroadMap (Grasland, Saint-Julien, Giraud et Beauguitte, 2011), apporte une réponse très claire (figure 12).
12. Corrélations entre les points de sondages EuroBroadMap en matière de déclarations de pays attractifs ou répulsifs |
Les points de sondages localisés à l’intérieur d’un même pays forment le plus souvent des «diamants» isolés (Chine, Inde, Cameroun), ce qui met en valeur une singularité radicale des réponses des étudiants de ces pays par rapport au reste du monde. Et ce qui suggère également que la multiplication des points de sondage n’est pas forcément nécessaire, tant sont fortes les spécificités nationales des réponses. Il peut toutefois arriver que les points de sondage d’un même pays soient à la fois fortement corrélés entre eux, mais aussi avec les points de sondage d’autres pays. C’est, par exemple, le cas des pays d’Europe centre orientale (Russie, Roumanie, Moldavie, Hongrie), qui partagent à bien des égards une carte mentale du monde commune. Ou bien, c’est le cas des étudiants maltais et portugais. La carte mentale du monde des étudiants tunisiens serait de ce point de vue très proche de celle des étudiants égyptiens et, à un degré moindre, assez voisine de celle des étudiants turcs, russes, portugais, maltais et même belges ou français.
Toutefois, la compréhension des cartes mentales du monde des Tunisiens, après le «printemps arabe» nécessite une reproduction de l’enquête, pour voir si les rapports au monde ont évolué. Elle appelle aussi la réalisation de nouveaux sondages, en d’autres villes universitaires de Tunisie, afin d’examiner si les conclusions qui ont pu être tirées de l’exemple sfaxien sont généralisables ou non à l’ensemble du pays.
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