Sommaire du numéro
N° 80 (4-2005)

Liban-Syrie: Les cartes du changement

Éric Verdeil , Sébastien Velut 

É. Verdeil, Environnement Ville Société, UMR 5600, Lyon.
S. Velut, École normale supérieure, Paris

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En 2003, au lendemain de l’intervention américaine en Irak, Marc Lavergne s’adressait aux géographes français et les conviait à établir la nouvelle carte du Moyen-Orient (1). Chiche? La vérité oblige à dire que telle n’était pas l’ambition à l’origine de ce dossier. Mais l’évolution très rapide de la situation au Liban et en Syrie depuis un an nous place, en quelque sorte, devant un tel défi. Après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafiq Hariri en février 2005 et les attentats qui l’ont précédé ou suivi, après les manifestations du printemps de Beyrouth, et finalement, en mai 2005, le retrait des troupes syriennes du Liban, les perturbations dans les échanges commerciaux entre les deux pays, les difficultés rencontrées par les travailleurs syriens au Liban attestent d’un changement dont nul ne peut prévoir l’ampleur. D’un autre côté, la Syrie est impliquée, de fait, dans le conflit irakien, à la fois politiquement et par la baisse des échanges, en partie par contrebande, qu’elle réalisait avec ce pays et en raison des pressions exercées par les États-Unis sur le régime de Damas. Le pari, c’est que la cartographie, et plus généralement l’iconographie, peuvent aider à voir et à comprendre certains de ces changements. Elles sont également un enjeu et un instrument des conflits territoriaux

Si on prend l’ambition au pied de la lettre, ce n’est pourtant pas facile. Et de fait, le premier objectif de ce dossier était plus modeste: donner à voir les transformations du Liban une quinzaine d’années après la fin de la guerre civile à l’aide de la carte, soit une échelle de temps plus facile à travailler pour les géographes. Une partie des contributions rassemblées ici s’appuie sur l’effort conjoint d’institutions françaises et libanaises de recherche, et sur le travail de modernisation de plusieurs administrations libanaises. Différentes collaborations ont abouti à la production de sources cartographiables à des échelles fines, à commencer par les maillages administratifs élémentaires (circonscriptions foncières du pays, municipalités), le mode d’occupation des sols à différentes dates, les plans d’urbanisme, etc. Ici, malgré la collaboration de la direction centrale des statistiques, les géographes ne peuvent guère recourir à des séries statistiques chronologiques. Pour l’essentiel elles n’existent pas. C’est une des difficultés à laquelle se heurtent les atlas récemment parus dans le pays du Cèdre. Ces lacunes rendent nécessaire le recours aux cartes anciennes, aux images aériennes ou de satellites, qui permettent de mesurer l’évolution de l’urbanisation. Sur le terrain, la photographie est aussi une ressource essentielle et certains articles de ce dossier l’utilisent en fonction de leurs besoins. Pour comprendre les mutations et les bouleversements en cours, la comparaison des sources historiques, des tracés frontaliers ou des limites foncières des villages de colonisation, de la toponymie sont également indispensables. Interpréter les changements en cours, impose de les replacer dans une temporalité plus longue qui aide à mieux interpréter les mutations. Ainsi face aux incertitudes de l’avenir, il faut replacer la brusque tension syro-libanaise dans l’histoire plus longue des liens politiques, sociaux et économiques entre les deux pays.

Ces articles présentent donc quelques fragments de la carte d’une région du monde dont la reconfiguration est en cours et, nous l’espérons, ils offrent aussi quelques clés pour l’interpréter.

Les principaux thèmes abordés dans ce dossier sont :

  • les transformations des villes libanaises pendant et après la guerre. Les espaces urbains, ici comme ailleurs, rassemblent la plus grande partie de la population, mais ne reçoivent pas pour autant la gestion qu’ils mériteraient. La prolifération d’une urbanisation anarchique, en particulier dans les espaces fragiles du littoral et des pentes, l’instrumentation par des groupes dominants des règlements d’urbanisme, la tendance à l’étalement urbain sont là pour en témoigner. L’existence de symboles forts dans les villes, d’opérations de prestige, ne doit pas masquer la faiblesse de l’aménagement à l’échelle des régions urbaines. L’examen d’images de différentes origines permet de proposer une nouvelle cartographie diachronique de la croissance urbaine de la capitale (Faour, Haddad, Velut, Verdeil), qui souligne l’ampleur du mouvement de déconcentration au lendemain de la guerre. Par ailleurs, les sources historiques, notamment les plans d’urbanisme et les registres fonciers, rendent possible une meilleure compréhension des mécanismes de l’urbanisation non-réglementaire, qui s’est développée durant la guerre (Clerc). Elles montrent que ces quartiers sont un revers de l’urbanisme et des réformes foncières. De fait, les outils de planification et de réglementation foncière sont à la traîne de l’urbanisation, principalement à cause de l’incapacité de l’autorité étatique à faire appliquer les contraintes qu’ils impliquent et du jeu des acteurs locaux (Bakhos);
  • les paysages politiques du Liban en transition: à l’échelle nationale, la confrontation entre les découpages électoraux et les territoires communautaires permet d’aborder d’une manière originale le confessionnalisme et en particulier les manipulations dont il fait l’objet (Verdeil). La Bekaa, espace-charnière entre Syrie et Liban, est un lieu privilégié pour comprendre l’évolution rapide des paysages politiques. L’iconographie politique est un indice précieux du marquage territorial. L’effacement des signes de la domination politique syrienne remet au premier plan les tensions communautaires (Bennafla);
  • la géopolitique proche-orientale: observées dans la longue durée, les relations syro-libanaises ne se réduisent pas aux rapports de force construits depuis la guerre civile. Les parentés sociales et démographiques de même que les complémentarités économiques s’imposent comme données centrales pour toute réflexion sur l’avenir des deux pays (Balanche). Le Golan syrien annexé par Israël est un territoire de colonisation: les cartes des deux pays illustrent les projections idéologiques et les revendications opposées des acteurs politiques (Davie). Elles montrent également comment rejouent des structures spatiales fortes organisées suivant l’axe est-ouest, Beyrouth-Damas, dans l’ancienne logique des Échelles du Levant, par rapport à des jonctions méridiennes se dirigeant vers le Golfe.

Voilà une porte entrouverte. En intitulant ce dossier Syrie-Liban, la revue invite, plus largement, d’autres contributeurs intéressés à venir alimenter par la suite ce qui vient d’être entamé, à prendre le risque de pratiquer une «géographie immédiate», celui d’illustrer, par la carte ou la photographie, l’actualité d’une région en profonde mutation.

1. Lavergne Marc (2003). «La nouvelle carte du Moyen-Orient: une réalité géographique?», éditorial. La Lettre Intergéo, n° 3, juin.