Sommaire du numéro
N° 81 (1-2006)

M@ppemonde: 20 ans et au-delà

Denis Eckert

Mappemonde a 20 ans. Il serait difficile de faire, en guise de bilan, le résumé des contenus d’une revue éclectique. On soulignera ici les principales évolutions et les perspectives de développement d’un lieu d’expression original et en plein renouvellement1, qui s’intéresse avant tout au lien entre carte, image géographique et formes des territoires.

Au début de l’année 1986, la revue Mappemonde, préparée par le GIP-Reclus, sortait son premier numéro, sous une austère couverture noire (fig. 1)2.

Figure 1. Mappemonde, n° 1986/1

Figure 2. Une page de Mappemonde

Portée sur les fonts baptismaux par Robert Ferras (directeur de la rédaction) et Roger Brunet (directeur de la publication), c’était alors la première revue francophone de géographie entièrement en couleur. Tout en valorisant un aspect attrayant (fig. 2), qui tranchait sur les présentations sévères des autres revues de l’époque, Mappemonde adoptait dès le départ un mode de fonctionnement rigoureux, pratiquant au sein de son comité de lecture une stricte évaluation des manuscrits. Elle était aussi, et surtout, porteuse d’un projet rédactionnel original.

Un projet scientifique

Dans l’éditorial du premier numéro, Roger Brunet affichait l’intention de valoriser avant tout la réflexion sur la carte et ses usages. La florissante production cartographique de l’époque — notamment parmi les auteurs qui contribuaient aux ambitieux projets éditoriaux et scientifiques du GIP-Reclus — allait trouver là un lieu d’expression de qualité. Mais, bien que Mappemonde se présentât alors comme «revue trimestrielle de cartographie» (dénomination conservée de 1986 à 1995), elle n’a jamais été centrée sur les seules techniques cartographiques. Les auteurs ont immédiatement proposé des contributions sur les formes du territoire révélées par la carte, le (bon) usage des cartes et modèles graphiques. L’idée était donc bien, en explicitant les conditions de production de la carte et en décrivant les évolutions rapides des techniques, d’enrichir le débat sur l’apport spécifique de la carte à la connaissance des territoires, à la représentation de leurs dynamiques, et d’amener ainsi le lecteur à une réflexion sur l’espace géographique. D’où notamment l’attention portée à la modélisation graphique qui est, depuis 1986, l’une des spécificités de la revue. Le numéro 1986/4 «Chorèmes et Modèles» marque de ce point de vue une date dans la production de la discipline.

Bien que consacrée avant tout à la carte, la revue s’intéresse rapidement à toutes formes de documents géographiques: les contenus se diversifient et un numéro spécial sur les paysages (1987/4) donne par exemple l’occasion à des auteurs d’exploiter des photographies (jardins anglais), des reproductions de tableaux (paysages de Turner). Cet élargissement ne fera que s’affirmer, au point que Mappemonde se présentera à partir de 1996 comme «revue consacrée à l’image géographique, ses formes, son élaboration et son enseignement», puis enfin, dans son libellé actuel, comme «revue électronique sur l’image géographique et les formes du territoire».

Ce statut particulier de l’iconographie, placée au cœur de la démarche éditoriale, avait au départ conduit Robert Ferras à placer la barre très haut: les articles devaient comporter 50% de texte et 50% d’images. Pari à peu près tenu dans les premières livraisons, ce qui donne rétrospectivement aux contributions un petit aspect de poster, avec des textes qui sont souvent de brefs commentaires de l’iconographie. Les recommandations aux auteurs préconisent alors un volume de texte maximal de 20 000 signes espaces compris, un seuil encore abaissé par la suite à 15 000 signes (2000-2003). On verra, en fait, les textes s’allonger progressivement et gagner en substance, le comité veillant toutefois à ce que la concision de l’expression soit une exigence maintenue. Le passage à l’édition électronique fait en théorie définitivement sauter ce verrou: il n’y a plus, depuis 2004, de limitation affichée à la taille des textes, ce d’autant moins que les possibilités d’insertion d’encadré explicatif sous forme de fenêtre cliquable (pop-up) permettent aux auteurs de présenter des textes annexes sans alourdir le manuscrit principal. La revue reste pourtant un lieu de publication de contributions dont les textes peuvent être sans dommage plutôt courts: la priorité est toujours à la mise en valeur de documents et de résultats sous forme graphique. La dernière livraison de la revue (2005/4) propose ainsi sept articles de recherche, oscillant entre 15 000 et 34 000 signes: la moyenne est de 25 000 signes, soit 25 % de volume en plus seulement par rapport aux premières recommandations de 1986.

Du papier à la version électronique: changement de support ET mutation éditoriale

La fidélité signalée au projet scientifique initial n’empêche pas de pointer les évolutions et les mutations. Dès 1997, le papier cesse d’être le support exclusif d’édition: les chroniques Internet préparées par un petit groupe de la rédaction sont en effet publiées simultanément dans la revue imprimée et sur le Web. Ce sera le banc d’essai d’un certain nombre de pratiques maintenues jusqu’à aujourd’hui: signalement d’images géographique originales trouvées sur la Toile, revue de sites…

Quand Mappemonde, devenue M@ppemonde, passe à un format intégralement électronique en 2004, les possibilités de publication de toutes sortes de documents iconographiques ou de réalisations informatiques se multiplient. La revue offre un espace original de valorisation de travaux variés, un problème auquel les auteurs étaient constamment confrontés depuis la généralisation des techniques infographiques. Il était certes possible — mais concrètement difficile — d’adjoindre à telle ou telle livraison d’une revue un cédérom présentant un résultat de recherche (atlas interactif, ensemble iconographique, application nouvelle), ou de proposer plus simplement au lecteur d’un article un lien pointant vers un serveur où ces documents seraient stockés de manière plus ou moins pérenne.

Ici M@ppemonde propose de publier sur son site — et avec les avantages de l’archivage sur le long terme des documents par la revue — l’intégralité des pièces (données, images, cartes, animations) composant un article même techniquement sophistiqué. M@ppemonde offre donc à ses auteurs la possibilité de restituer des résultats de recherche dans toutes leurs dimensions. Il est désormais possible d’intégrer à un article des documents iconographiques (photos) dans des proportions que des revues papier ne pouvaient accepter (diaporama commenté), des atlas interactifs utilisant les techniques d’affichage vectoriel (SVG3), des animations (Flash4) ou des séquences 3D (VRML5). La valorisation de petites séquences vidéo ou sonores est également possible, bien que pour l’instant aucun auteur n’ait saisi cette opportunité.

Quand la gratuité d’accès n’est pas un vain mot

Le développement récent des techniques d’affichage sur le Web — applets6, greffons (ou plug-in)7 — permet fort heureusement au lecteur de visualiser toutes sortes de documents animés et/ou interactifs sans avoir à se procurer à titre onéreux les logiciels avec lesquels ils ont été conçus et sans a fortiori faire l’apprentissage d’un outil supplémentaire. Quand la consultation de tel ou tel document particulier repose sur l’emploi d’une technique peu banale, la revue, soucieuse de ne pas ériger de barrière entre des «néophytes» et des «initiés», met en ligne un mode d’emploi adapté dans sa section Guides.

La rédaction, qui a décidé de se lancer à partir de 2004 dans l’aventure de l’accès gratuit, considère en effet que cette notion doit être envisagée de la manière la plus large possible: les contenus doivent pouvoir être consultés facilement par les lecteurs, à partir d’un ordinateur ordinaire et d’une connexion Internet banale. Cette exigence «démocratique» — qui rapproche la revue des valeurs de la mouvance Open Source8 — est une pratique quotidienne: d’où la surveillance constante exercée sur le volume occupé par les documents présentés — et par exemple une dégradation volontaire de la résolution d’images-source fournies au départ en haute définition —, afin qu’une consultation commode des articles soit possible non seulement par une mince élite d’infographistes et de chercheurs raccordés aux meilleurs réseaux et disposant des processeurs les plus rapides, mais aussi par le commun des mortels (internautes), dont l’accès aux réseaux est plus ou moins bien assuré. De ce point de vue, la revue recherche systématiquement la meilleure compatibilité de ses formats d’édition avec les multiples standards concurrents du Web, et tous les systèmes d’exploitation: l’usager Mac ou Windows indifféremment — sans oublier l’environnement Linux —, celui qui lit la revue sous Safari, Explorer ou Firefox. L’idée étant, là encore, d’imposer le minimum de contraintes techniques au lecteur. C’est aussi pour cela que les articles de recherche publiés sont proposés simultanément en HTML (pour consultation à l’écran) et dans une version PDF destinée à être archivée ou imprimée.

Nous ne présupposons donc pas que le lecteur est confortablement assis dans un bureau d’un campus, avec l’équipement et le soutien technique correspondant. On souhaite pouvoir lui donner l’accès le plus facile aux contenus, qu’il interroge le site depuis un cybercafé de Conakry ou par une lente connexion à domicile. L’accès gratuit aux contenus est aussi un défi stimulant, puisqu’il permet d’envisager de toucher un large lectorat, éventuellement dispersé de par le monde, et dont les possibilités d’accès à des ressources documentaires payantes sont très limitées.

Le coût de la gratuité

Que l’on comprenne bien: nous parlons d’une revue d’accès gratuit et non d’une revue gratuite. Car si la revue a pu être préparée à Montpellier dans de remarquables conditions techniques depuis 20 ans, imprimée et diffusée d’abord par le GIP-Reclus, puis par les Éditions Belin, aujourd’hui enfin éditée sous forme électronique par l’UMR Espace, c’est que l’investissement de travail a été assumé par des personnels rompus à l’édition scientifique en géographie. C’est donc par la mobilisation de moyens humains, des personnels CNRS et universitaires que le coût de préparation de M@ppemonde a pu être assumé sur la durée. Il s’agit très certainement d’un enjeu pour l’avenir: le modèle d’accès gratuit sur Internet est valide dans la mesure où les différentes instances de gestion acceptent de soutenir cette forme spécifique de valorisation de la recherche, en direction d’un public qui ne se restreint pas aux seuls spécialistes.

Afficher l’image géographique: un cadre nécessairement contraint

Dans l’univers mouvant de la Toile, le problème de mise en ligne et de la circulation des documents, et notamment des images de toutes sortes, se pose de manière récurrente. La floraison des possibilités donne bien sûr de multiples envies de reproduction. Là où le rédacteur d’une page Web privée, l’animateur d’un blog cite spontanément, reproduit et mobilise une iconographie rassemblée en fonction des occasions et sans trop de contraintes, une revue doit s’astreindre à des règles beaucoup plus strictes. M@ppemonde, revue d’accès gratuit, peut apparaître parfois timorée à certains auteurs, qui s’étonnent peut-être que l’on demande systématiquement d’identifier des ayants droit, et prend le temps de solliciter les autorisations de mise en ligne nécessaires, que ce soit auprès d’un éditeur, d’un fonds d’archives, d’un institut de cartographie ou d’un musée. Ces démarches, on doit le souligner, sont très généralement couronnées de succès et permettent, certes avec des délais, de proposer une palette de documents variés et de qualité. La réactivité de la revue en est certes un peu affectée. Mais est-ce vraiment un handicap pour une revue scientifique, qui se doit de publier des contenus vérifiés et validés?

Un autre souci est celui de la pérennité de l’accès aux documents cités. La facilité serait évidemment de renvoyer, dans un article ou l’une des chroniques d’actualité de la revue, par un lien à l’URL où l’on peut trouver tel ou tel document. C’est ce qui est parfois fait lorsqu’il s’agit d’un renvoi très ponctuel. Néanmoins, dès que l’on envisage l’exploitation un peu plus poussée d’un document, la revue s’astreint à le reproduire sur son site (et donc à solliciter les autorisations correspondantes) afin que l’accès en soit garanti au fil du temps et qu’un article ne soit pas lié, quelques années plus tard, à une bibliothèque de liens vides. Ceci nous renvoie à la question de l’archivage des contenus, qui est l’une des préoccupations de l’équipe de réalisation.

L’archivage des contenus

Le site de M@ppemonde est en effet aussi conçu comme un fonds documentaire. Parallèlement à la mise en ligne des numéros courants, l’équipe de réalisation a veillé à la valorisation de la production passée: les anciens numéros sont peu à peu mis à disposition de tous en format PDF. À ce jour, les contenus de la revue imprimée sont accessibles depuis l’année 1990 (en cours de numérisation) jusqu’à 2003: quatorze années d’archives sont ainsi proposées, ce avec beaucoup d’avance sur la plupart des portails d’archivage publics (Persée) ou des sites d’éditeurs (Revues.org, Cairn). L’indépendance de la revue a permis ici d’avancer, tout en assurant une qualité élevée de numérisation.

L’existence de cette ressource a notamment permis de préparer des dossiers rétrospectifs, donnant un accès classé à des thématiques particulières: le travail effectué à l’automne 2004 sur «Réseaux et territoires» est emblématique. Cet effort de mise en forme et de valorisation du fonds devrait être prochainement poursuivi sur d’autres thèmes.

L’enjeu de la fréquentation

Figure 3. Fréquentation du site de M@ppemonde
(Nombre de visites journalières): avril 2004-janvier 2006

Beaucoup reste certainement à faire pour diffuser et mieux faire connaître la revue dans son nouveau format. Les statistiques de fréquentation du site nous encouragent, dans la mesure où les tendances sont très nettement à la hausse.

Ceci tient certainement à la qualité intrinsèque de la revue, mais aussi au travail de référencement qui est effectué. La revue est en effet très bien indexée par les moteurs de recherche: ceci n’est nullement un hasard. Ses contenus sont par ailleurs référencés dans les bases de données bibliographiques: la base Francis du CNRS notamment (alimentée par la BGI/Prodig), mais aussi la base de données suédoise DOAJ (Directory of Open Access Journals), sans oublier les Geographical Abstracts.

Le lectorat peut être régulièrement informé des sorties, soit par la Lettre d’information, à laquelle il s’abonne gratuitement soit en créant un fil RSS RSS qui alimentera automatiquement son navigateur avec les nouveaux contenus.

On constate d’ailleurs que sur les sites francophones, M@ppemonde est régulièrement signalée: que ce soit auprès des enseignants (Clionautes), du public plus spécialisé issu du monde de la cartographie (Georezo). Cet effort est naturellement à poursuivre; M@ppemonde doit gagner le soutien du plus grand nombre de lecteurs. Sa notoriété sera à terme le meilleur garant de la pérennité de son projet.

Il reste sans doute beaucoup à faire. L’un des enjeux serait d’assurer la diffusion vers le public non-francophone. La technique nous permet de publier sans inconvénient un même article en plusieurs versions; à titre d’essai, l’un d’eux (2004) a été proposé simultanément en français, anglais et russe. Les auteurs étrangers sont ainsi cordialement invités à publier leurs contributions dans la langue de la revue et dans leur langue d’origine. Mais la difficulté est, on l’aura compris, d’assurer régulièrement la traduction des contributions vers d’autres langues et notamment bien sûr l’anglais. La rédaction y travaille, sachant que la richesse des contenus saurait assurément susciter l’intérêt d’un lectorat international.

La diversification des contenus et des formats

Le passage au format électronique a permis, progressivement, d’alimenter des rubriques de plus en plus variées, au-delà des articles de recherche qui constituent toujours la matière principale de la revue. Les chroniques Internet, notes d’actualité, images du mois, dossiers, guides, constituent autant de plus et d’éléments d’intérêt qui sont aussi visités (et parfois davantage !) que les articles eux-mêmes. Dans ces rubriques spécifiques, les contributions émanant d’auteurs externes au comité de rédaction sont en augmentation, ce qui est aussi un sujet de satisfaction.

La rédaction souhaite que cette diversification se maintienne, en complément — et non au détriment — des articles de recherche proprement dits. Ces derniers sont d’ailleurs souvent intégrés à des «Dossiers» thématiques dont le principe est apparu en 2005 («Les Dossiers de M@ppemonde» n° 78) et dont la coordination est confiée à un spécialiste ou un petit collectif de préparation. On renoue ainsi avec la philosophie des «numéros spéciaux» qui, tous les ans, scandaient la vie de la revue imprimée, mais sans plus s’astreindre à publier l’ensemble d’un dossier dans la même livraison. On peut en effet répartir sur quelques numéros la publication d’un ensemble d’articles relatifs à une thématique donnée, tout en assurant sa visibilité d’ensemble dans la section «Dossiers» du site. La souplesse de l’outil électronique est ici au service du projet éditorial.

En conclusion

La revue a constamment évolué tout en restant fidèle à son projet initial. Il est vrai la question qu’elle traite ne saurait s’épuiser facilement. Son comité de rédaction veille aussi à s’ouvrir et à se renouveler. Composé pour une bonne part de jeunes enseignants-chercheurs et de cartographes curieux de toutes les évolutions, le comité est attentif à l’actualité des territoires comme à celle des techniques de représentation. L’engagement et la mobilisation sur la durée de ce collectif rédactionnel et de l’équipe de réalisation expliquent le dynamisme et la notoriété d’une revue dont nous souhaitons tous qu’elle retienne l’attention d’un lectorat encore élargi.

Notes

1. Voir également les éditoriaux publiés lors du lancement de la revue électronique (2004/1), puis à l’occasion du changement de direction (2005/1).

2. Cette première livraison avait été précédée à la fin 1985 d’un numéro 0 de 8 pages.

3. Scalable Vector Graphics, ou «graphiques vectoriels redimensionnables».

4. Langage d’animation d’images vectorielles utilisant le logiciel Macromedia Flash.

5. Virtual Reality Modelling Language: langage d’édition de «scènes virtuelles» en trois dimensions.

6. Morceaux de programmes exécutables notamment à partir d’une simple page HTML.

7. Programmes dotant les navigateurs Web de fonctions complémentaires.

8. Mouvement de praticiens de l’informatique qui milite pour l’enrichissement collaboratif des logiciels grâce à l’ouverture de leurs codes-source, en privilégiant la gratuité des contributions.