Sommaire du numéro
N° 84 (4-2006)

Mappemonde ou la mondialisation mise en images (spécial Capes-Agrégation)

Olivier Milhauda

Laboratoire ADES, Pôle universitaire de Bordeaux

Résumés  
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1. Le Japon dans le système mondial des échanges de marchandises et de capitaux (Domingo J., Mappemonde, 1993/3, p. 9, fig. 1)

En 1993, l’analyse de la mondialisation fait son entrée dans Mappemonde. Jean Domingo écrit en effet un texte sur le Japon dans le système mondial des échanges, à partir d’un sujet de concours qui portait sur le Japon dans le système économique mondial. À travers la représentation graphique des liens commerciaux et financiers entre ce pays et le reste du monde, la géographie du système d’échanges économiques japonais est étudiée à deux niveaux: la Triade, d’une part, qui nourrirait des échanges fondamentaux — notamment avec les États-Unis — et l’environnement régional pacifique, d’autre part, avec ses relations hiérarchisées (fortes avec les Dragons, plus faibles pour un arc allant des Philippines à la Thaïlande par exemple). Dès le début des années 1990, la mondialisation est vue comme un phénomène économique qui permet d’étudier l’insertion d’un pays dans le système planétaire, via une analyse des interdépendances entre économies plus ou moins lointaines. Remarquons aussi que ce premier article qui traite d’un aspect de la mondialisation renonce au fond de carte traditionnel — le planisphère — pour proposer une représentation modélisée, hiérarchisée et réticulaire (fig. 1). La mondialisation est étudiée depuis le pôle japonais, avec des espaces plus ou moins intégrés, ce que les projections classiques ne peuvent pas bien représenter.

En parcourant les archives de la revue, on peut repérer comment ont été traités les principaux thèmes géographiques liés à la mondialisation: l’internationalisation de plus en plus complexe des échanges incite les auteurs à chercher à représenter graphiquement des phénomènes de transnationalisation, qui défient les mailles étatiques; la longue durée des processus mondialisant se conjugue à une accélération contemporaine repérée par divers indicateurs économiques et culturels; les enjeux idéologiques ou politiques sont débusqués derrière des processus apparents d’uniformisation économique ou de cosmopolitisme culturel; les disparités ne cessent de s’accentuer entre les espaces mondialisés et ceux qui semblent de plus en plus déconnectés. Le Monde apparaît au final très inégalement mondialisé, ce qui soulève la question d’une représentation graphique toujours inadéquate.

La transnationalisation des économies: une mondialisation inachevée?

À la suite de l’article de Jean Domingo, Jacky Fontanabona propose, dans le même numéro, un court article sur la construction du concept de «système Monde». La notion de système Monde, proposée par Olivier Dollfus (1984, 1987), apparaît dans le programme de terminale dès 1988, mais elle est alors envisagée essentiellement dans ses dimensions économiques. Là encore, la représentation graphique du système Monde insiste sur le poids de la Triade et renonce au fond cartographique des projections classiques. Les échanges inégaux Nord-Sud apparaissent, signe du basculement du monde bipolaire de la guerre froide à un monde multipolaire organisé par la Triade. Les interdépendances multiples et hiérarchisées sont soulignées, même si la nature des rétroactions n’est pas étudiée plus avant. À cette date, les travaux d’Olivier Dollfus avaient permis de mieux saisir ce qu’était le système Monde: «À partir du moment où ce niveau géographique n’était plus un simple cadre, il était logique de lui appliquer la même démarche que pour les autres entités géographiques, de ne plus la prendre comme un milieu homogène mais plutôt comme une région polarisée, donc de la lire comme un système» (Grataloup, 2006; voir aussi Dollfus, Grataloup, Lévy, 1999). Certes, les articles parus dans Mappemonde n’ont pas, à ma connaissance, illustré la relation chère à Olivier Dollfus entre le système Monde et le système Terre, mais on voit que la notion permet d’envisager petit à petit l’échelon mondial comme un échelon géographique à part entière.

Tout en soulignant que l’on peut aborder la mondialisation à partir de «mondes» particuliers, comme celui du diamant, Roger Brunet dans son article de 2005 rappelle que la mondialisation procède de l’accélération d’un processus qui prend le Monde pour échelon, et qui crée, dans le même temps, de la diversification géographique. Il écrit: «On peut dire qu’il [le monde du diamant] a inventé la mondialisation, et même l’intégration mondiale, avant tous les autres objets d’échange et de profit. Or ce monde du diamant vient de muter soudainement, après un siècle de stabilité et d’intégration. Il reste mondial, mais il invente des processus de diversification, jouant de la différence des lieux. D’une certaine façon, il réintroduit ainsi de la géographie dans la mondialisation» (p. 1). Roger Brunet donne de la profondeur historique à la mondialisation, en s’intéressant non seulement aux circuits d’échange qui ont évolué depuis le Xe siècle, mais aussi au mode de gestion mondialisé de la firme De Beers à la fin du XIXe siècle. La mondialisation monopolistique de De Beers, représentée par Brunet (fig. 2), laisse place à une mondialisation polycentrique, avec l’émergence de nouveaux acteurs transnationaux: les lieux de production ne sont plus cantonnés à l’Afrique du Sud, et les places de négoce ne sont plus réduites à Londres et Anvers (fig. 3). D’où un monde du diamant «considérablement étendu et diversifié» (p. 11), avec l’émergence de sociétés minières puissantes et d’acteurs hors du système de Beers, preuve que la mondialisation peut créer de la diversité géographique.

2. Modèle géographique du système monopolistique ancien du diamant (Brunet R., M@ppemonde, 2005/2, fig. 3) 3. Structure du nouveau monde du diamant
(Brunet R., M@ppemonde, 2005/2, fig. 5)

Ce phénomène de transnationalisation pose des problèmes de représentation graphique, la traditionnelle cartographie en flux donnant une fausse impression de mise en mouvement généralisée qui toucherait tous les territoires sans exception. De fait, dans un article de 2004, François Bost étudie la dynamique spatiale des investissements directs étrangers, qui forment à ses yeux un «indicateur encore trop peu utilisé pour appréhender la question de la mondialisation de l’économie» (p. 1).

Conscient des limites de la cartographie en flux (de marchandises, de personnes, de services), il propose une approche cartographique en aires à partir des investissements réalisés à l’étranger par les firmes transnationales. Son analyse s’intéresse donc prioritairement aux acteurs majeurs de la mondialisation économique que sont ces firmes et à leurs stratégies spatiales en matière d’investissements directs extérieurs, qui contournent les protectionnismes de toute sorte. Établir des cartes du degré d’attractivité des pays auprès des firmes transnationales permet à François Bost de renouveler nos découpages du monde, tout en conservant la maille étatique: «Ces IDE sont concentrés sur certains pays phares, ce qui témoigne de la très inégale intégration de l’ensemble du monde dans la globalisation de l’économie, comme si cette dernière sécrétait parallèlement une dynamique d’exclusion au détriment des pays les plus pauvres et les moins bien armés pour y participer». Selon leur degré d’intégration à la mondialisation des firmes transnationales, quatre types de pays sont identifiés: la Triade qui contrôle les deux tiers des IDE; viennent ensuite les pays «émergents» comme la Chine, la Corée du Sud, l’Inde, Singapour, l’Argentine, le Brésil, la Pologne, la Russie, ou encore l’Afrique du Sud; des pays faiblement attractifs (Égypte, Indonésie, Roumanie, Turquie, Viêt-nam) se placent avant le dernier groupe des pays les moins avancés, marginalisés par cette mondialisation économique.

Dans «Intégration dans le commerce international: l’évidence du graphique triangulaire», paru en 2004, Céline Rozenblat attire aussi l’attention sur les limites de cette mondialisation économique, loin de former un village global. Par le biais de graphiques triangulaires et de cartes interactives, elle montre que les pays s’ouvrent de plus en plus, non pas au Monde, mais à leur zone continentale d’échanges. Sur les dernières années, l’Europe commerce de plus en plus avec l’Europe, et l’Amérique résolument plus avec l’Amérique (fig. 4 et 5). Les graphiques triangulaires permettent d’étudier plus précisément chaque pays, certains s’ouvrant à d’autres continents, d’autres au contraire se refermant. On est effectivement bien loin d’une «mondialisation galopante et incontournable pour la planète», Céline Rozenblat soulignant au contraire «la limite actuelle de la mondialisation qui apparaît plutôt dans la plupart des cas comme une ‘continentalisation’ du Monde» (p. 6).

4. Destination continentale des exportations en 1990 et 2001
(Rozenblat C., M@ppemonde, 2004/3, fig. 2a)
5.Origine continentale des importations en 1990 et 2001
(Rozenblat C., M@ppemonde, 2004/3, fig. 2b)

La mondialisation culturelle comme diffusion généralisée des pratiques et des valeurs… dominantes?

Culturellement en revanche, la logique est bien mondiale, avec une mondialisation accélérée par-delà les continents, si l’on en croit Isabelle Brochard qui se livre à une cartographie linguistique du thé entre «» et «tcha». Son article, paru en 2004, s’attache aux modes de diffusion du thé sur la longue durée. On suit ainsi la mise en place progressive de tout un réseau d’échanges, qui précède une diffusion aujourd’hui mondialisée de cette boisson: cet article met ainsi «en lumière l’accélération du processus de mondialisation des aliments; s’il a fallu au thé une dizaine de siècles pour atteindre l’Occident, un siècle a suffi pour sa diffusion massive dans la zone» (p. 4).

Il ne faut pas pour autant en déduire une uniformisation culturelle tranquille de la planète. La diversité géographique du Monde est parfois masquée par des formes d’impérialisme culturel. Dans «Patrimoine et tourisme: un couple de la mondialisation» (2000), Olivier Lazzarotti montre que la localisation des sites du patrimoine mondial tels qu’ils sont définis par l’Unesco, tout comme la fréquentation des principaux sites touristiques du monde témoignent surtout de la force du système de valeurs occidentales, qui fait prendre pour bien mondial des définitions particulières et situées de ce qui fait patrimoine.

La définition du mot patrimoine valorise «la conception monumentale et esthétique européenne retravaillée par les États-Unis. De ce fait (fig. 6), ce qui est représenté ressemble plus à la carte de l’histoire et du naturel tels que se le représentent ces Occidentaux» (p. 13), et l’Unesco appelle cela «patrimoine mondial de l’humanité». On mesure ici les risques d’une représentation graphique superficielle, cartographiant non pas le Monde du patrimoine, mais la diffusion mondiale de certaines définitions du patrimoine.

6. Les sites du patrimoine mondial en janvier 2000 (Lazzarotti O., Mappemonde, 2000/1, p. 13, fig. 1)

Certes, les historiens comme Jean-Louis Margolin (in Gemdev, 1999) ont rappelé que «l’unification culturalo-idéologique [était] plus frappante encore que le rapprochement économique». Il va cependant de soi que les phénomènes culturels ne sont pas déconnectés des enjeux économiques et Jean-Pierre Augustin montre, en 1996, dans «Les variations territoriales de la mondialisation du sport» que les groupes médiatiques peuvent mondialiser des cultures sportives afin d’augmenter leurs audiences et leurs recettes publicitaires.

Prenant l’exemple du rugby, Jean-Pierre Augustin souligne (fig. 7) que l’ancien système du rugby, avec de fortes cultures locales particulièrement territorialisées (les cinq nations européennes, l’Afrique du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), pourrait à terme être reconfiguré par un système du rugby médiatisé, dans une culture télévisuelle mondiale de ce sport. L’organisation de compétitions à des fins médiatiques et publicitaires entraîne un marché mondialisé des joueurs, mais aussi une délocalisation-relocalisation de certaines équipes. Jean-Pierre Augustin met toutefois en garde contre une lecture par trop économique de la diffusion de phénomènes culturels dominants: des pratiques extra-institutionnelles ou des exploits individuels comme des tours du monde à la voile ou des traversées du Grand Nord s’inscrivent aussi dans une «logique où le monde entier a vocation à devenir un espace sportif» ( p. 20).

7. Le système médiatique mondial du rugby (Augustin J.-P., Mappemonde, 1996/4, p. 19, fig. 3)

Quelle pertinence du maillage étatique à l’heure de la mondialisation?

Cette mondialisation de l’écoumène ne va pas sans réévaluer sérieusement la place des États, avec la défonctionnalisation de certaines frontières et l’activation de nouvelles (Grasland, 2006). Dans son article «Sur les pistes de la mondialisation» (2006), Jean-Christophe Gay rappelle combien la réussite de l’athlétisme antillais est d’abord due aux universités américaines qui entraînent les sportifs.

8. L’espace migratoire de l’athlétisme (Gay J.-C., M@ppemonde, 2006/2, p. 14, fig. 9)

La nationalité des athlètes est mouvante, la carte des naturalisations des sportifs (fig. 8) est en cela éloquente. Les États-Unis attirent les athlètes qui veulent des structures de haut niveau pour s’entraîner, mais aucun d’eux ne veut d’un passeport états-unien, pour ne pas avoir à se soumettre aux présélections états-uniennes, dont la difficulté est digne de celle des championnats du monde. En revanche, le Qatar, qui mise de plus en plus sur le sport pour affirmer sa visibilité mondiale, ou l’Europe occidentale n’hésitent pas à proposer d’excellentes conditions d’accueil pour attirer et naturaliser les meilleurs athlètes des pays du Sud. Ces questions de nationalité assurent une visibilité des États lors des compétitions internationales, mais les athlètes comme les entraîneurs «jouent à saute-frontière», comme l’écrit Jean-Christophe Gay (p. 13). Le centre d’entraînement Hudson Smith International qui attire les athlètes de toute la planète montre combien les logiques étatiques qui avaient cours durant la guerre froide sont aujourd’hui dépassées par de telles structures dignes des multinationales.

La mondialisation des échanges touche aussi plus profondément les structures étatiques. L’article de Jean-Paul Deler, Olivier Dollfus et Henry Godard sur «Le Bassin caraïbe: interface et relais entre production et consommation de drogues» (2003) est à cet égard édifiant à plus d’un titre.

L’industrie de la drogue, l’une des plus lucratives de la planète, joue des frontières plus ou moins contrôlées, de réseaux mondialisés complexes, d’acteurs souvent insaisissables par leur nombre et leur nature (parfois institutionnels, parfois privés), qui remettent en question non seulement la souveraineté des États dans le contrôle de leur territoire, mais aussi les fondements mêmes de l’organisation politique et sociale: «la mise en place de réseaux complexes de transit et de distribution amène les narcotrafiquants à s’investir dans les sphères de décision politique, ce qui entraîne la déstructuration des appareils d’État» (p. 19).

La maille étatique apparaît alors comme à la fois trop petite face aux phénomènes de mondialisation et trop large pour en saisir des effets localement très contrastés. Dans son étude de «Bangalore, ville des nouvelles technologies» (2003), Clarisse Didelon étudie les effets de la mondialisation à une échelle résolument locale.

Certes, «Bangalore est devenue la Silicon Valley de l’Inde» (p. 35), mais on assiste à une mondialisation largement sélective socialement et spatialement. Comme l’avaient souligné Olivier Dollfus, Christian Grataloup et Jacques Lévy (in Gemdev, 1999), la mondialité n’est que parcellaire. Si les ingénieurs de Bangalore vivent à l’occidentale dans les quartiers adjacents aux corridors technologiques, «le reste de la population souffre de la croissance spectaculaire de la ville» (p. 35). Ce qui rétroagit sur l’attractivité même de Bangalore qui manque d’infrastructures efficaces; de quoi dissuader les entreprises internationales de venir s’y installer.

Quelle représentation graphique des phénomènes est possible face à un paysage aussi difficile à cartographier? Les représentations d’unification d’une société de plus en plus mondiale seraient bien élitistes et parcellaires; mondialisation rime trop avec polarisation (Massey, 1999). Au sein des mêmes espaces, des lieux articulés au Monde côtoient des lieux exclus de la mondialisation, comme le montre l’analyse urbaine de Bangalore. Inversement, faudrait-il, à la manière de géographes anglo-saxons, représenter Londres et New York comme un seul et même pôle financier, un seul et même point sur une carte, tant les deux places boursières fonctionnent de concert? Prendre la mondialisation au sérieux revient à envisager une nouvelle phénoménologie où les distances en tel ou tel domaine perdent de leur pertinence: «Insofar as the connection between physically distant points is instantaneous, space ‘disappears’ altogether» («Dès lors que la liaison entre des points physiquement distants est instantanée, l’espace en vient aussi à “disparaître”») affirmait Waters (1995, p. 63). Comment dès lors souligner cartographiquement le lien entre les espaces de travail des ingénieurs de Bangalore et ceux des ingénieurs californiens, qui se relaient tout au long des 24 heures de la journée (du fait de la différence de fuseaux horaires) pour fabriquer les logiciels, sans masquer la discontinuité profonde avec les autres espaces de Bangalore et les autres espaces californiens, beaucoup moins mondialisés?

Des intégrations différenciées dans les espaces de la mondialisation

Assurément, des lieux peuvent s’intégrer au Monde comme le rappelle Philippe Violier dans «Points de vue et lieux touristiques du monde» (2000).

Mais si le tourisme permet de s’insérer dans la mondialisation, cela ne va pas sans une forte polarisation au niveau mondial, contrôlée par les pays riches, avec des disparités spatiales héritées qui demeurent parfois longtemps. Entre 1983 et 1996, les lieux qui ont connu une attractivité toujours croissante sont les États-Unis et l’Europe occidentale. Ensuite, «les changements principaux concernent d’abord trois États, le Mexique, la Turquie et la Chine, proches des grandes puissances: un paradis tropical frontalier des États-Unis, une Turquie qui prolonge l’aventure touristique de la Méditerranée, la Chine entre l’affirmation du foyer émetteur japonais, et sa politique prudente et mesurée d’ouverture» (p. 8). Les exclus de la mondialisation ne sont pas condamnés à le rester, mais on mesure la difficulté, le temps, les compétences des acteurs locaux qu’il faudrait pour surmonter un éloignement trop important des foyers émetteurs de touristes.

9. Simulation 1. Vers une régionalisation?
(Debrie J., Eliot E., Mappemonde, 2003/3, p. 10, fig. 2b)
10. Simulation 2. Vers un renforcement des extraversions?
(Debrie J., Eliot E., Mappemonde, 2003/3, p. 11, fig. 2c)

Ces intégrations différenciées dans les espaces mondialisés sont évolutives et changeantes. Rien ne permet de conclure à une exclusion inéluctable de certains lieux, même si les hiérarchies spatiales semblent durables. Dans «Mondialisation et configuration des réseaux de circulation en Afrique de l’Ouest» (2003), Jean Debrie, Emmanuel Eliot et Benjamin Steck étudient les conséquences spatiales d’une Afrique de l’Ouest de plus en plus connectée au Monde par ses littoraux, du fait des échanges mondiaux amplement maritimes.

La colonisation a d’abord inversé les polarités de l’espace ouest-africain et les directions des flux — «de la continentalité dominante, on en est passé à une littoralité dominante» (p. 7). Ensuite, les centralités littorales ont été mises en relation avec des pôles intérieurs secondaires, constituant tout un réseau de circulation jouant aussi des discontinuités frontalières terrestres. À partir de là, deux scénarios sont identifiés par les auteurs: soit une régionalisation effective (fig. 9) qui ferait perdre aux pôles continentaux exploitant les discontinuités frontalières de leur attrait, mais qui aboutirait à tout un quadrillage intérieur de la région, ouverte sur le monde par des centralités littorales jouant elles-mêmes de leur complémentarité; soit au contraire un échec de la régionalisation (fig. 10) qui entraînerait une sélection de quelques centralités littorales puissantes, le maintien de centralités en position frontalière et des «ensembles individualisés mais [toujours] intégrés aux réseaux mondiaux». Si les reconfigurations spatiales continentales sont donc possibles, la hiérarchie pôles littoraux/pôles intérieurs ne semble pas mise en cause par la mondialisation des échanges à l’échelle ouest-africaine.

À la différence de l’Afrique de l’Ouest, connectée au Monde par ses littoraux, les outremers français semblent être des oubliés de la mondialisation. Dans «Intégration régionale et politique des outremers» (1999), Didier Benjamin et Henry Godard montrent le rôle dérisoire des outremers dans la politique française des océans, alors même qu’ils apportent 96% de la zone économique exclusive au pays.

«Îlots de prospérité» trop liés à la métropole à une échelle régionale, ils ne peuvent s’intégrer aux organisations politiques et économiques de leur environnement proche. Mais ils sont en même temps trop pauvres à une échelle globale pour s’insérer efficacement dans les échanges internationaux. Au final, ils se retrouvent isolés de leur voisins et marginalisés dans la mondialisation contemporaine, chacun à sa manière: les outremers atlantiques sont trop «dans l’arrière-cour des États-Unis», les outremers du Pacifique «en marge des grands courants d’échange» et les outremers de l’océan Indien souffrent d’une «position stratégique mal exploitée» (p. 37).

Ces intégrations différenciées aux espaces de la mondialisation soulignent le poids des contextes locaux dans la possibilité même d’un accès direct au Monde. Ce qui légitime une approche à l’échelon régional des phénomènes de mondialisation et qui pose aussi la question d’une représentation graphique adéquate des échelons inférieurs dans un fonctionnement mondialisé.

«Glocal»? Puissance de la territorialité

Les images d’une modernité liquide ou d’un monde fluide (Bauman, 2005) peuvent être trompeuses, tant les ancrages spatiaux demeurent, tant les conditions locales influent sur les processus. Dans un article sur «Le jazz, mondialisation et territorialité» (1998), Joël Pailhé commence par rappeler la définition mondialisée du jazz selon Berendt: «Le jazz est une forme de musique artistique qui vit le jour aux États-Unis grâce à la rencontre des Noirs et de la musique européenne» (p. 38). À partir de là, il souligne combien le jazz n’est pas pour autant une World Music.

11. Inégalités d’une mondialisation
(Pailhé J., Mappemonde, 1998/3, p. 39, fig. 1)

12. Territorialité américaine du jazz
(Pailhé J., Mappemonde, 1998/3, p. 43, fig. 6)

Sa carte (fig. 11) montre bien que l’on a affaire à une mondialisation très inégale, avec un oligopole mondial du jazz dominé par la Triade tant pour la production que pour la diffusion. Le jazz n’est pas pour autant «un produit d’exportation standardisé» (p. 43), justement parce qu’il se nourrit de toute une territorialité, au croisement de dynamiques artistiques et de dynamiques socio-économiques. Prenant l’exemple des États-Unis, Joël Pailhé articule jazz sudiste de la fin du XIXe siècle autour de La Nouvelle Orléans, têtes de réseaux musicaux comme Kansas City, pôles de cristallisation artistique comme New York, ville ouverte aux apports musicaux des Caraïbes, école de Saint Louis, expressions musicales de Detroit et Pittsburgh, mais aussi migrations noires vers le Nord-Est des États-Unis, rencontres avec des artistes de minorités blanches dans les grands foyers industriels urbains du Nord-Est, marchés new-yorkais et de Los Angeles pour la diffusion, etc. Au final, le jazz est à la fois enraciné dans les réalités américaines et mondialisé via New York sans passer pour autant par «la diffusion d’une hégémonie culturelle américaine, les pratiques artistiques et la vie quotidienne des musiciens se situant dans une certaine marginalité» (p. 43). Sa figure montre bien que la mondialisation du jazz s’articule avec toute une territorialité américaine (fig. 12). Le global s’articule donc à plusieurs niveaux avec le local.

Si certains ont pu décrire une mondialisation signant la fin de la géographie (O’Brien, 1992), ils peuvent, à la lecture de ces archives de Mappemonde, être rassurés pour la discipline, tout autant qu’effrayés par cette complexité accrue de l’espace des sociétés. Une représentation graphique adéquate d’un monde très mondialisé ici, et beaucoup moins là, reste à trouver. Ce qui est mondialisé ici intègre pleinement diverses composantes locales aux limites de la représentabilité à une échelle globale; et ce qui semble beaucoup moins mondialisé là, l’est parfois en raison même de la mondialisation, aux logiques sélectives et centrifuges.

Bibliographie

BAUMAN Z. (2005). La Société assiégée. Rodez: Éd. Du Rouergue, J. Chambon, 343 p. ISBN: 2-84156-699-4

GEMDEV (coordonné par M. BEAUD, O. DOLLFUS, C. GRATALOUP, P. HUGON, G. KEBADJIAN et J. LÉVY) (1999). La Mondialisation. Les mots et les choses. Paris: Karthala, coll. «Hommes et Société», 360 p. ISBN: 2-86537-957-4. Notamment «Le monde: pluriel et singulier» par Olivier DOLLFUS, Christian GRATALOUP et Jacques LÉVY, p. 81-120, et «Mondialisation et histoire: une esquisse» par Jean-Louis MARGOLIN, p. 123-139.

DOLLFUS O. (1984). «Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie». Actes du Géopoint 1984. Systèmes et localisations. Avignon: Groupe Dupont, Université d’Avignon, p. 231-240.

DOLLFUS O. (1987). «Ainsi va le Monde: hypothèses sur le système mondial». L’Espace géographique, n°2, p. 129-133.

DOLLFUS O., GRATALOUP C., LÉVY J. (1999). «Trois ou quatre choses que la mondialisation dit à la géographie». L’Espace géographique, n°1-99, p. 1-11.

GRASLAND Cl. (2006). «Frontière». In GHORRA-GOBIN C. Dictionnaire des mondialisations. Paris: Armand Colin, p. 176-180. ISBN: 2-200-26479-8

GRATALOUP C. (2006). «Comment, avec Olivier Dollfus, la géographie en vint au Monde». Cafés géographiques

MASSEY D. (1999). «Humeur: lieux, culture et mondialisation». Géographie et cultures, n°29, p. 97-101.

O’BRIEN R. (1992,). Global Financial Integration: The End of Geography. Londres: Pinter, 120 p. ISBN: 1-85567-005-4 (cased). - ISBN: 0-87609-123-0. - ISBN: 1-85567-004-6 (pbk)

WATERS M. (1995). Globalization. London: Routledge, xix-247 p. ISBN: 0-415-23853-6 - ISBN: 0-415-23854-4 (pbk)

Articles du dossier

  1. Jean Domingo (1993). «Le Japon dans le système mondial des échanges de marchandises et de capitaux». Mappemonde, n°3-93, p. 7-9
  2. Jacky Fontanabona (1993). «La construction du concept de ‘système Monde’ en classe de terminales». Mappemonde, n°3-93, p. 10-11
  3. Roger Brunet (2005). «Aspects de la mondialisation: la révolution du diamant». M@ppemonde, n°2
  4. François Bost (2004). «Les investissements directs étrangers, révélateurs de l’attractivité des territoires à l’échelle mondiale». M@ppemonde, n°3
  5. Céline Rozenblat (2004). «Intégration dans le commerce international: l’évidence du graphique triangulaire». M@ppemonde, n°3
  6. Isabelle Brochard «‘Té’ ou ‘tcha’: une cartographie linguistique du thé». M@ppemonde, n°3
  7. Olivier Lazzarotti (2000). «Patrimoine et tourisme: un couple de la mondialisation». Mappemonde, n°1-00, p. 12-16
  8. Jean-Pierre Augustin (1996). «Les variations territoriales de la mondialisation du sport». Mappemonde, n°4-96, p. 16-20
  9. Jean-Christophe Gay (2006). «Sur les pistes de la mondialisation». M@ppemonde, n°2
  10. Jean-Paul Deler, Olivier Dollfus et Henry Godard (2003). «Le Bassin caraïbe: interface et relais entre production et consommation de drogues». Mappemonde, n°4-03, p. 16-20
  11. Clarisse Didelon (2003). «Bangalore, ville des nouvelles technologies». Mappemonde, n°2-03, p. 35-40
  12. Philippe Violier (2000). «Points de vue et lieux touristiques du monde». Mappemonde, n°1-00, p. 7-11
  13. Jean Debrie, Emmanuel Eliot et Benjamin Steck (2003). «Mondialisation et configuration des réseaux de circulation en Afrique de l’Ouest». Mappemonde, n°3-03, p. 7-12
  14. Didier Benjamin et Henry Godard (1999). «Intégration régionale et politique des outre-mers». Mappemonde, n°2-99, p. 34-39
  15. Joël Pailhé (1998). «Le jazz, mondialisation et territorialité». Mappemonde, n°3-98, p. 38-43
  16. Marie Bock Godard et Henry Godard (1991). «La guerre du Golfe, la presse et les cartes en Équateur: la banalisation d’un conflit multinational (janvier 1991)». Mappemonde, n°1-91, p. 13-18