Angers: étude chrono-chorématique
Dossier Chrono-chorématique urbaine
La modélisation chrono-chorématique d’Angers couvre 1500 ans d’histoire, des premières traces d’occupation de type urbain au Ier siècle avant notre ère à l’édification du grand système défensif au début du XIXe siècle. Ce découpage est celui de la thèse de doctorat d’archéologie menée à l’université de Tours sous la direction d’Élisabeth Lorans intitulée «La fabrique urbaine d’Angers du IIIe au XIIIe siècle».
Le site d’Angers est contraint par la vallée de la Maine, rivière de 12 km formée par la Mayenne, la Sarthe et le Loir. Le site se situe à moins de 8 km de la confluence de la Maine et de la Loire. Le relief de la rive gauche est constitué d’une succession d’éperons plus ou moins détachés du plateau par des vallons et séparés de la rivière par des talus, alors que la rive droite présente un relief en pente douce.
Topographie historique, site et situation phase par phase
Phase A — Angers comme agglomération fortifiée de hauteur (Ier siècle avant notre ère)
Les premiers éléments datent des deux dernières décennies du Ier siècle avant notre ère. Ce sont des traces observées au château et au musée des Beaux-Arts, sur et au sud de l’éperon dit de la Cité. Un espace d’habitat voisine avec un secteur économique d’artisanat et les deux sont desservis par une ruelle. L’élément le plus important est une fortification enserrant l’éperon. Une voie de crête frôlant l’agglomération est restituée (Chevet et al., 2008). Il est probable que le site d’Angers accueille un oppidum, même si cela reste discuté (Bouvet et al., 2003;2009).
L’effet de site est la rupture de pente créant un talus. Les effets de situation sont inconnus pour cette phase. L’agglomération est peut-être la place centrale de la cité gauloise des Andécaves correspondant approximativement au département. Les voies de communication sont inconnues. On peut toutefois proposer l’usage des vallées comme moyen d’accéder aux régions voisines.
Phase B — Angers comme ville ouverte de plan régulier (Ier – IIIe siècle)
La ville ouverte prend place sur l’éperon de la Cité, dit de l’Esvière, au sud-ouest du premier, et sur le plateau de la rive gauche dans son ensemble. Elle forme un rectangle de plus de 90 ha structuré par une trame viaire orthogonale (Chevet et al., 2008). Des éléments de la parure urbaine de la ville classique tels que des thermes, des nécropoles et un amphithéâtre sont identifiés (Chevet et al., 2007; Brodeur, Souquet-Leroy 2002). Le forum se situerait près du centre de l’agglomération au croisement des axes principaux. Les éléments économiques de commerce sont concentrés le long d’une rue. Le seul élément religieux reconnu est un temple de Mithra observé dans la moitié sud de l’agglomération.
À l’effet de site de type talus est ajouté celui de type cours d’eau qui crée une limite que l’agglomération ne franchit pas du moins en l’état actuel des connaissances. Il semble que l’espace urbain n’atteint pas la Maine mais on peut envisager un franchissement. Les effets de situation sont mieux connus: le principal est la position de l’agglomération comme chef-lieu de la cité qui elle-même s’insère dans un découpage administratif impérial. Les voies de communication sont incertaines, mais la table de Peutinger montre des routes menant vers les capitales de cités voisines. Seul l’axe qui frôlait l’agglomération fortifiée est hérité de la phase A.
Phase C — Angers comme ville réduite et enclose (IIIe – VIIIe siècle)
Cette phase correspond à la mise en défense de l'éperon de la Cité à la fin du IIIe siècle et à la forte déprise des quartiers périphériques de l’agglomération, achevant un phénomène à l’œuvre depuis le début du IIe siècle. Les premiers éléments chrétiens telles les abbayes Saint-Aubin et Saint-Serge ou les basiliques funéraires des premiers évêques sont mis en place dans un quadrant sud-est (Pietri, 1987) où une occupation extra muros subsiste quelque temps (Prigent, Hunot, 2006). La cathédrale est située à l’extrémité orientale de la Cité. Le quartier fortifié abrite probablement les élites détentrices de l’autorité, notamment l’évêque qui assure fréquemment la charge comtale. Ces élites se font toutefois inhumer dans la nécropole extra muros. Le franchissement de la Maine est mentionné par Grégoire de Tours (Historiae Libri X, X, 9).
Dans les effets de site de la phase C, l’espace urbain se concentre à nouveau en hauteur et le franchissement indique la prise en considération de la rivière. Les effets de situation reprennent ceux de la phase précédente. La ville est désormais chef-lieu d’un territoire civil et ecclésiastique. L’héritage se compose de trois éléments. Le premier est le carrefour des axes qui est conservé. Le deuxième est la Cité, pôle d’occupation d’emprise restreinte à l’écart du carrefour. Le troisième est constitué par les deux nécropoles situées à distance, le long des voies de sortie.
Phase D — Angers comme ville multiple (IXe – fin du Xe siècle)
Le substrat de la phase précédente est conservé. La topographie historique est marquée par les attestations des bourgs autour de la Cité, dont le premier est le bourg d’Angers — fortifié — en 924 (Mallet, 1965; Comte 2003). Ils forment autant de lieux rendus autonomes du territoire bordant la Cité. Les sources nous permettent de connaître quelques nouveaux édifices chrétiens installés près de ceux qui existent déjà. Un pouvoir comtal indépendant du pouvoir épiscopal est attesté en 851. Il s’installe à l’extrémité occidentale de la Cité (Chevet, 2007). Les premières rues extra muros sont connues (Comte, 2006).
Les effets de site sont identiques à ceux de la phase précédente. L’agglomération paraît plutôt contrainte par le talus. Ici aussi, il est possible de supposer que l’espace urbain se trouvait au contact de la Maine. Les effets de situation intègrent désormais des éléments strictement politiques. Le comté d’Anjou a une influence limitée en dehors de son territoire vers le nord et l’est. Les réseaux de communication peuvent ainsi être étendus vers l’est. L’héritage à l’œuvre pour la phase D est l’ensemble de la topographie historique de la phase C.
Phase E — Angers comme ville ouverte sur les deux rives (fin du Xe siècle – fin du XIIe siècle)
La principale transformation est l’occupation de la rive droite: les abbayes Saint-Nicolas et Notre-Dame de la Charité sont fondées par le couple comtal en 1010 et 1028, et l’hôpital Saint-Jean l’Évangéliste est créé par le comte, alors roi d’Angleterre, en 1175. En rive gauche, l’aumônerie Toussaint devenue abbaye canoniale est créée en 1040 et le prieuré Saint-Sauveur de l’Esvière dépendant de l’abbaye de la Trinité de Vendôme est fondé en 1056. L’espace urbain s’étend et se densifie: quelques nouveaux bourgs sont attestés (Comte, 2003) et les quartiers canoniaux se spécialisent (Comte, 1994). Les premiers noms de rues sont connus. Enfin, le pouvoir politique du comte s’accroît progressivement (Guillot, 1972): les comtes prennent le contrôle de la Touraine, du Maine, de la Normandie, de l’Aquitaine puis de l’Angleterre en 1154. Paradoxalement, Angers perd en importance car elle n’est pas la capitale de cet ensemble mais une ville-relais où un sénéchal détient le pouvoir par délégation.
Les effets de site se modifient. La rivière n’est désormais plus un obstacle mais un élément urbain à part entière car elle permet l’édification des moulins et des ports. Le débord de l’agglomération en rive droite est la preuve que la Maine n’est plus une frontière. Le talus marque la limite de l’agglomération en rive gauche: l’espace urbain reste en hauteur alors que les ports sont au niveau de la rivière. Les effets de situation sont également modifiés durant la phase E.
Le pouvoir comtal atteint son apogée. L’héritage depuis la phase D tient ici en la configuration générale de l’espace urbain, les niveaux de celui-ci, le carrefour et les éléments religieux extra muros.
Phase F — Angers comme ville enclose sur les deux rives (XIIIe siècle)
La principale transformation est le nouveau système défensif urbain mis en place à partir de 1220. Celui-ci est composé d’une enceinte enserrant l’espace urbain sur les deux rives et d’un château-forteresse oblitérant le tiers occidental de la Cité (d’Espinay, 1875; Mallet, 1965). Cet aménagement est induit par l’entrée de l’Anjou dans la sphère d’influence française à la suite des batailles de Bouvines et de La Roche-aux-Moines au début du XIIIe siècle. Quelques éléments marquent une densification de l’existant, comme le couvent des Jacobins dans la Cité ou quelques nouvelles églises et rues.
Les effets de site n’ont plus d’impact: ils ne contraignent plus une ville qui s’étend sur les deux rives. Les effets de situation sont la conséquence du changement de tutelle de l’Anjou: intégré aux dépendances du roi de France, l’Anjou n’est plus autonome et sert de point d’appui face à la Bretagne et à l’Angleterre. La situation politique est donc identique à celle de la phase D. L’héritage est ici quasi total. La figure ainsi réalisée est presque identique au modèle spécifique de la phase E.
Construire les chorotypes pour expliquer les structures urbaines
Pour construire les chorotypes, il faut définir la spécialisation de la ville, c’est-à-dire le type de ville en fonction des activités qui s’y trouvent. Dans l’ensemble, Angers n’a aucune spécialisation. Il s’agit d’une ville administrative, politique et ecclésiastique où il n’y a pas de production ni de rôle économique particulier. Elle entre donc dans la catégorie «aucune» du système ville. Les seules exceptions sont les phases E et F où les rôles politique puis militaire d’Angers sont exacerbés.
La construction des chorotypes consiste à appliquer les effets de site au modèle de l’épisode. On adapte ensuite le nombre et la qualité des chorèmes en fonction de la spécialisation de la ville. On obtient ainsi le chorotype de la ville pour un épisode donné. À Angers, la ville n’est spécialisée que lors des phases E et F. Les effets de site incluent systématiquement le talus et la rivière, à l’exception pour cette dernière de la phase A. Enfin la spécialisation n’intervient que dans les deux dernières phases.
Comparaison de la spécificité avec la théorie, ou mettre en avant l’écart au modèle
Pour comparer les modèles spécifiques avec les modèles théoriques, il faut, d’une part, mettre en évidence les points communs et les différences entre les deux séries et, d’autre part, expliquer les raisons qui conduisent à ces convergences ou ces divergences.
Phase A — Le modèle spécifique ne comprend ni lieu de pouvoir ni éléments cultuels et funéraires. Cela provient essentiellement d’un effet de source causé par un manque de documentation. Les points communs — position en hauteur, appui de la fortification sur le talus et distribution des espaces intérieurs — sont surtout induits par la topographie du site.
Phase B — La distribution des éléments économiques du modèle spécifique est probablement un effet de source induit par l’état de la recherche archéologique. L’absence de lieux de production a probablement la même origine. Jusqu’à la découverte du temple de Mithra au printemps 2010, aucun lieu de culte n’était connu à Angers pour cette phase, ce qui était alors un écart au modèle clairement causé par un effet de source. Les points communs, qui tiennent à la position du forum et à la différence qualitative entre centre et périphérie, proviennent des observations de terrain et d’un faisceau d’indices.
Phase C — La position de la Cité à un carrefour, les éléments économiques et religieux ainsi que l’occupation extra muros diffèrent fortement entre les deux modèles. Ces écarts proviennent d’effets de sources. Certaines données, comme la densité de l’habitat et donc les niveaux de l’espace urbain, sont même lacunaires.
Phase D — Les deux modèles sont globalement correspondants, et les différences sont minimes: le bourg ne contient pas d’éléments urbains et Angers est un pôle politique et non militaire. Ces aspects sont assurés et ne proviennent pas de lacunes documentaires, à la différence de la méconnaissance des éléments économiques. L’association cité-bourg replace l’agglomération au carrefour et les niveaux de l’espace urbain ou encore les éléments religieux extra muros se retrouvent sur le modèle et l’épisode.
Phase E — Le principal secteur en développement est l’extra muros: on y repère les premiers éléments économiques assurés, une extension de la trame urbaine ou bien encore des fondations religieuses. Un des faits majeurs est la présence d’éléments urbains sur l’autre rive de la Maine. La Cité paraît immobile et les changements seraient extérieurs, ce qui est l’inverse du modèle de l’épisode. Enfin, Angers reste un pôle préférentiellement politique et non militaire. Ces différences sont elles aussi assurées par la documentation disponible.
Phase F — Les niveaux de l’espace urbain sont identiques entre les deux figures. Angers devient militaire alors que la tendance générale est à une modification vers du politique. L’économie est absente de la Cité en raison de l’expulsion des laïcs et des marchands. Une partie des divergences peut être expliquée par la différence de périodisation entre le modèle et l’épisode: la phase F ne concerne que quelques années. Certains des phénomènes peuvent être absents parce qu’ils ne sont pas encore apparus à Angers.
Les datations des phases ne correspondent pas systématiquement aux datations des épisodes. La phase B couvre les Ier – IIIe siècles alors que l’épisode 2 couvre les Ier – IVe siècles. La différence est ici induite par les transformations topographiques assez précoces de l’espace urbain dont une grande partie est abandonnée. Les phases C et D s’articulent autour du IXe siècle alors que les épisodes 3 et 4 se succèdent autour du VIIIe siècle. Cette différence tient à une spécificité angevine, en l’occurrence à l’indépendance du pouvoir politique comtal vis-à-vis du pouvoir ecclésiastique épiscopal. Enfin, la césure entre les phases E et F tient à la construction d’une fortification à l’échelle de l’ensemble de l’espace urbain, qui est légèrement antérieur à la date retenue pour le passage de l’épisode 4 à 5.
Conclusion
La modélisation d’Angers concerne près de 1500 ans d’histoire de la ville. Si aucun des chorotypes réalisés ne correspond exactement aux modèles d’épisode, ils en sont néanmoins proches. Le croisement de ces informations permet de qualifier chaque phase en fonction des transformations et des pérennités qui la composent. La modélisation, en réduisant la représentation aux éléments essentiels et aux lignes de force, positionne l’objet d’étude par rapport à des types-idéaux de la ville.
La conception des chorotypes a permis de constater que seul l’effet de site induit par la présence de la rupture de pente était transcendant et que la Maine n’intervenait pas systématiquement dans l’extension de la trame urbaine. Globalement, pour chaque phase, les modèles spécifiques d’Angers correspondent bien aux chorotypes généraux de la ville de même type.
Sources
COMTE F., SIRAUDEAU J. (1990). Angers. Tours: Ministère de la culture et de la communication, Centre national d’archéologie urbaine, coll. «Documents d’évaluation du patrimoine archéologique des villes de France», 130 p., 13 plans.
LEFÈVRE B. (2010). La fabrique urbaine d’Angers du IIIe au XIIIe siècle. Tours: Université de Tours, thèse de doctorat d’archéologie, 477 p. (Téléchargez)
Bibliographie
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