N°101

Modèles de réutilisation des amphithéâtres antiques dans la formation
des tissus urbains

Dossier archéologie

Les amphithéâtres romains ont été réutilisés de manière différente dans les villes médiévales et modernes. Mais les scénarios de réutilisation sont très variables. Ainsi, à la différence de celui de Rouen, l’amphithéâtre de Poitiers est nettement rémanent dans le tissu urbain. Il l’est toutefois beaucoup moins qu’à Lucques ou à Tours. Cette simple comparaison indique que les amphithéâtres antiques ont été des morphogènes d’incidence inégale dans la formation des tissus urbains au Moyen Âge et à l’Époque moderne.

Comme le temple ou le forum, l’amphithéâtre est un édifice insigne de la ville antique. Suite aux transformations que connaît la société romaine et aux profondes modifications de l’espace urbain durant le Bas-Empire, la plupart des amphithéâtres perdent rapidement leur fonction de divertissement et cessent d’accueillir des jeux, le plus souvent autour du IVe siècle. Le devenir, ou la trajectoire historique de ces grands édifices elliptiques va alors fortement varier d’une situation à l’autre. Certains, laissés à bonne distance de la cité réduite du Bas-Empire, vont être abandonnés puis vont servir de carrière de matériaux et vont finalement être détruits: ils n’auront aucune incidence sur la formation de la ville médiévale et moderne. D’autres, situés dans la cité ou à proximité immédiate, vont connaître des formes de réutilisation variées et vont être intégrés au tissu urbain selon des modalités très différentes. Aujourd’hui, ils se traduisent par des rémanences plus ou moins marquées, par des édifices très bien conservés, comme à Nîmes par exemple, ou d’autres complètement effacés de la trame urbaine, comme à Amiens.

Lorsque l’on se penche sur les sources qui renseignent l’occupation médiévale et moderne de ces constructions, cette grande variété des modes de réutilisation ressort fortement. Pourtant, au-delà de cette apparente hétérogénéité, des points communs se dessinent. L’objectif de cet article est de mettre au jour, au-delà de la diversité des trajectoires historiques des sites, des logiques propres à la formation des tissus urbains qui se sont dessinés à partir du Bas-Empire sur les amphithéâtres d’Europe de l’Ouest. Le sujet retenu touche ainsi la question des bouleversements de l’organisation de l’espace, qui peuvent être lents ou rapides, partiels ou totaux. En effet, par essence, chaque formation de tissu urbain sur un amphithéâtre antique correspond au minimum à un «événement géographique» [1], souvent à plusieurs (Grataloup, 1996). La difficulté vient essentiellement de l’échelle retenue: car, entre le bâti et la ville, il existe de très nombreuses raisons conjoncturelles qui, imputables aux actions imprévisibles des niveaux inférieurs ou supérieurs, rendent toute comparaison difficile et échappent à la plupart des méthodes d’analyse quantitative généralement utilisées en archéologie.

Afin de dépasser ces difficultés, c’est une méthode de comparaison fondée sur une démarche de modélisation graphique qui a été retenue. Réalisé dans le cadre d’une thèse d’archéologie dont l’objectif était l’analyse du processus de formation du tissu urbain sur le site de l’amphithéâtre antique de Tours (Lefebvre, 2008), ce travail vise à dégager des tendances en comparant la formation de tissus urbains à partir de divers amphithéâtres, puis à replacer Tours dans ce contexte afin d’en expliquer les traits communs et les singularités.

La modélisation graphique s’inspire de l’approche chorématique qu’utilisent certains géographes depuis Roger Brunet (Brunet, 1986), ici plutôt de la chrono-chorématique car il s’agit d’étudier des transformations, des dynamiques (Théry, 1990). L’ambition de ce travail n’est pas de reproduire le phénomène étudié, mais plus raisonnablement d’en saisir l’organisation: l’objectif est de pouvoir analyser l’espace-temps comme une combinaison particulière de modèles élémentaires qui n’existent pas à l’état pur, mais dont l’identification est un moyen de compréhension. En cela, il s’agit d’une démarche heuristique.

La modélisation graphique envisagée ici passe, tout d’abord, par la mise en place d’un vocabulaire graphique afin d’homogénéiser des informations disparates dans le but de les rendre comparables. L’enjeu est de s’appuyer sur les grandes capacités didactiques de la représentation graphique afin d’identifier et/ou de tester les modèles des processus de transformation: c’est ce qui représente la seconde étape de la modélisation.

La constitution du corpus

Un corpus a donc été établi pour comparer la formation du tissu urbain sur l’amphithéâtre antique de Tours avec celle d’autres édifices identiques, dans d’autres villes (fig. 1). Afin de constituer ce corpus réunissant 28 sites éparpillés en Europe occidentale, deux critères principaux ont été pris en considération. D’abord, tous les amphithéâtres retenus, qu’ils se situent en Angleterre, en France ou en Italie, devaient provenir d’une agglomération antique et ils devaient avoir été intégrés dans le tissu urbain des villes médiévales et modernes. Ainsi, parce qu’associé à un sanctuaire rural, l’amphithéâtre de Grand n’a pas été retenu; il en fut de même pour celui de Purpan-Ancely situé trop à l’extérieur de l’agglomération antique de Toulouse. Il était également important que le site ait été intégré dans l’espace urbain au Moyen Âge et à l’Époque moderne, et non pas complètement abandonné: c’est ce qui explique la raison pour laquelle l’amphithéâtre des Trois Gaules de Lyon n’a pas été retenu, ni celui de Senlis. C’est ensuite la documentation disponible qui a déterminé le corpus: seuls des sites bien documentés sur toute la période étudiée, sans trop d’incertitudes, ni trop de lacunes, ont pu être intégrés à l’étude.

1. Réutilisation des amphithéâtres antiques: sites étudiés

S’il existe maintenant une longue bibliographie concernant les amphithéâtres antiques, il en est tout autrement à propos de leur occupation médiévale et moderne. En dehors des résultats issus de la thèse consacrée à la réutilisation de l’amphithéâtre de Tours (Lefebvre, 2008), la plupart des informations mobilisées dans cette étude reposent sur la thèse restée inédite de Pierre Pinon (1979a) et sur les articles qu’il en tira (Pinon, 1979b; Pinon, 1990). Ainsi, la majorité des sites retenus l’ont été parce qu’ils avaient bénéficié au préalable du travail documentaire de Pierre Pinon. Les notices synthétiques de sa thèse paraissent évidemment aujourd’hui un peu vieillies puisqu’elles s’appuient sur des données antérieures à 1979. Aussi, ces informations ont-elles été complétées à partir de publications plus récentes, ce fut le cas pour Rouen (Pitte, Gauthiez, 1987), Béziers (Ginouvez et al., 2008) et Amiens (Bayard, 1999). Pour la plupart des autres sites, après avoir réalisé une recherche bibliographique, il est frappant de noter que les connaissances historiques ou archéologiques n’ont manifestement pas été améliorées depuis plus de trente ans!

En revanche, le corpus a été complété par l’étude du site de Londres (Bateman, 2000) que Pierre Pinon ne mentionne pas dans ses travaux centrés sur la France et l’Italie.

À noter qu’en l’absence de publication, les résultats des fouilles récentes réalisées autour des amphithéâtres de Metz [2] et de Cahors [3] n’ont pas pu être intégrésdans cette étude.

La construction des schémas graphiques

La reconnaissance de modèles à partir de l’ensemble des situations particulières passe par une étape préalable de schématisation. Comme lors de la constitution du corpus, celle-ci nécessite de faire des choix, et notamment de reconnaître les éléments constitutifs de la structure étudiée (Brunet, 1986), ici celle du phénomène spatio-temporel de la formation du tissu urbain à partir des amphithéâtres antiques.

La mise en place d’un vocabulaire graphique

La modélisation graphique de la fonction

En premier lieu, et avant même la question de sa modélisation graphique, se pose celle de la nature de l’occupation urbaine et celle de l’échelle d’observation à retenir. Choisir une trop petite granularité aurait engendré une grande quantité de détails qui, au final, se serait révélée difficile à manipuler dans cette approche comparative. Ce sont donc des valeurs fonctionnelles assez lâches qui ont été retenues, en s’appuyant sur les acquis des travaux menés par le groupe de chrono-chorématique urbaine et ses recherches consacrées à l’étude des trajectoires des villes dans le temps long (Boissavit-Camus et al., 2005; Atelier du CNAU, 2011). Ainsi, cinq grandes catégories de fonctions ont été définies, chacune simplement modélisée par une couleur (tableau 1, fig. 2).

À la lecture de ce tableau, deux aspects peuvent paraître surprenants. D’abord, il est manifeste qu’il manque une fonction urbaine essentielle: l’activité économique (production ou distribution). Il ne s’agit pas d’un oubli, cette fonction a été envisagée au même titre que les autres, cependant, au terme de l’étude, il n’a pas été jugé utile de la maintenir puisqu’elle n’a jamais été sollicitée de manière significative dans le corpus de comparaison, aussi surprenant que cela puisse paraître [4]. Ensuite, c’est la dernière catégorie de fonctions (5a et 5b) qui peut sembler hors de propos car antinomique avec l’idée même de la ville. En fait, dans la liste présentée ci-dessus, la fonction d’abandon et celle de mise en culture sont entendues comme appartenant à l’espace urbain. En effet, qui travaille sur le temps long des trajectoires urbaines doit reconnaître que l’espace urbain peut avoir été composé à la fois de secteurs plus ou moins densément construits, d’espaces cultivés et de zones abandonnées. L’ensemble forme pourtant la ville et c’est, en partie, ce qui la rend difficile à définir; les chercheurs qui travaillent sur le haut Moyen Âge en sont particulièrement conscients. Dans le corpus retenu, les fonctions d’abandon et de mise en culture appartiennent donc à part entière à l’histoire urbaine; les mêmes fonctions dans un contexte non urbain ne sont pas représentées [5].

La modélisation graphique de l’espace

2. Vocabulaire graphique

La modélisation graphique fait traditionnellement appel à des symboles qui peuvent être d’ordre surfacique, linéaire ou ponctuel. Même simple, ce type de représentation semble tout à fait suffisant pour modéliser les villes dans le temps long (Dufaÿ, 2002; Boissavit-Camus et al., 2005). Et, si la géométrie des lignes et des points est évidente et ne mérite aucun commentaire, la spécificité du phénomène étudié oblige à préciser les possibles représentations surfaciques. Puisque le sujet d’étude est celui de la réutilisation urbaine des amphithéâtres, il semblait nécessaire de contraindre l’espace en prédécoupant la forme de l’édifice, ceci afin de mettre clairement en évidence le rapport entre la forme sous-jacente du monument et la nature de l’occupation qui le recouvre ou l’entoure.

Chaque schéma est composé d’un carré qui crée le cadre de la portion d’espace urbain étudiée; au centre, un cercle représente l’amphithéâtre. La surface laissée entre le symbole de l’édifice et le cadre correspond à l’espace environnant immédiat de l’amphithéâtre, c’est-à-dire au contexte urbain de l’édifice. Son occupation peut être homogène ou partielle et il est donc possible de découper cette forme (fig. 2).

La surface de l’amphithéâtre (le cercle) est divisée en deux parties assez diffé-rentes: la cavea qui forme à l’origine une surface en pente peut être envisagée dans son intégralité (anneau), ou en parties découpées selon les besoins (partie d’anneau); et, au centre, l’arène (cercle) représente une surface plus restreinte et à l’origine plane. Ce type de représentation graphique n’a pas retenu le paramètre de la super-ficie des amphithéâtres: tous ont été représentés par un cercle de diamètre identique.

La modélisation graphique du temps

La question de la modélisation graphique du temps se pose dès les premiers pas de la démarche. En effet, afin d’illustrer les transformations des tissus urbains créés à partir des amphithéâtres antiques, plusieurs schémas ont dû être construits. Dans ces conditions, la modélisation temporelle est limitée à son expression la plus simple, c’est-à-dire à une succession de schémas organisés diachroniquement, sachant qu’à chaque changement d’état correspond un nouveau schéma. Les divisions réalisées au cas par cas, en fonction de l’histoire propre à chaque site, ont conduit à un découpage hétérogène du corpus. La résolution retenue n’a pas été celle des grands découpages chronologiques (Antiquité, haut Moyen Âge, bas Moyen Âge, Époque moderne), toujours discutables et jugés trop généraux, mais celle du siècle; la pré-cision de la documentation ne permettant pas une granularité plus fine de la datation.

Des données de la topographie historique au schéma

La construction des schémas correspond à une étape décisive de cette approche comparative puisque cette formalisation conditionne la suite de l’analyse. À partir du vocabulaire mis en place, la traduction des données de la topographie historique en schémas ne s’est pas révélée trop complexe, sauf cas particuliers. Par exemple, l’amphithéâtre de Bourges, qui était situé en dehors de la ville médiévale, a servi épisodiquement de lieu de spectacle à la fin du Moyen Âge, mais on sait également que des ordures y furent jetées: fallait-il utiliser la couleur grise (abandon) ou rouge (publique ou politique)? Ces situations ambiguës ont été réglées au cas par cas, en essayant de rendre compte de l’usage le plus significatif.

Les autres problèmes rencontrés s’expliquent par la faiblesse des informations renseignant la topographie historique.Il est notamment manifeste que le haut Moyen Âge est mal documenté et que des situations transitoires manquent.

Quoi qu’il en soit, pour chacun des 28 sites, il fut possible de dessiner une succession de schémas représentant les états de la réutilisation urbaine de ces anciens amphithéâtres. Afin d’illustrer la démarche de modélisation, les sites d’Amiens et de Tours sont présentés en détail (encarts 1 et 2). Pour les autres sites, une notice plus succincte est accessible accessible depuis la carte interactive (fig. 1) ainsi qu’une photographie aérienne illustrant son inscription dans le tissu urbain actuel.

L’identification des modèles de réutilisation des amphithéâtres

L’approche quantitative des valeurs fonctionnelles

Si les schémas obtenus permettent de comprendre rapidement la formation de chaque site, il semble difficile par simple observation de visualiser la tendance générale du phénomène de formation du tissu urbain sur les amphithéâtres antiques. Pourtant, aborder le processus dans sa globalité est une chose fondamentale, d’une part, puisque cela permet de révéler la composition du corpus en pointant notamment ses lacunes ou ses faiblesses, et, d’autre part, puisqu’il s’agit d’un moyen pour représenter la dynamique des transformations dans le temps long et donc caractériser les «temps» et les «rythmes» de ce processus. Cet objectif se traduit d’abord par la représentation des variations fonctionnelles de ces édifices au cours du temps. Ceci permet de mieux caractériser la transformation des amphithéâtres, édifices homogènes initialement associés à la fonction unique d’accueil des jeux et des spectacles, en de multiples constructions et de nombreux usages.

Pour cela, il fallait tout d’abord traduire les schémas obtenus en valeurs numériques afin de pouvoir, mieux qu’à travers les figures géométriques, distribuer et additionner ces fonctions dans le temps. La quantification a, tout d’abord, été réalisée en retenant les trois localisations précédemment définies (cavea, arène, espace extérieur). Rapidement, il est apparu que la différenciation entre cavea et arène était difficile à maintenir et finalement seule l’opposition amphithéâtre/abords a été conservée. La confrontation des deux graphiques obtenus illustre efficacement le comportement des dynamiques fonctionnelles, sans toutefois tenir compte du détail ni du positionnement des fonctions au sein de l’amphithéâtre ou de ses abords, ni de leurs rapports spatiaux. Par exemple, un schéma indiquant qu’un édifice religieux est implanté au nord-est de la cavea, près d’un espace mis en culture lui-même situé en dehors de l’emprise de l’édifice, se traduit par un bâtiment religieux situé dans l’amphithéâtre et, à l’extérieur, un espace mis en culture. En outre, ce type de traitement ne prend pas non plus en considération la taille des surfaces respectivement occupées par les fonctions. Ces réserves n’entravent pas la validité de l’approche, mais elles sont à considérer lors de l’interprétation.

Du schéma aux chiffres

La conversion des suites de schémas en valeurs numériques fut élémentaire. Le comptage des fonctions a, en effet, été réalisé de la manière la plus simple: deux tableaux de présence-absence des valeurs fonctionnelles (ligne) par siècle (colonne) ont été réalisés pour chaque site, un pour l’emprise de l’amphithéâtre, l’autre pour ses abords. Pour reprendre le cas d’Amiens les tableaux obtenus sont:

Ensuite, une fois cette opération réalisée pour chaque site, l’ensemble des résultats a été réuni dans deux tableaux d’effectif correspondants qui ont pu aisément être traduits sous la forme de graphiques (fig. 7).

7. La formation du tissu urbain sur les amphithéâtres antiques: évolution fonctionnelle (28 sites)
Les couleurs utilisées renvoient aux fonctions (en rouge, la fonction politique; en noir, la voirie; en jaune, la fonction résidentielle; en marron, la fonction militaire; en bleu, la fonction religieuse; en gris l’abandon et en vert, la mise en culture).

La description des tendances

D’emblée, on remarque que les données réunies sous ces graphiques souffrent d’un inévitable effet de source. Le cas est particulièrement marqué pour la fonction religieuse dans les amphithéâtres, qui apparaît, comme la plupart des sources écrites, entre les Xe et XIIe siècles. Ceci ne semble pourtant pas déprécier la validité des résultats. Pour preuve, plusieurs tendances attendues se retrouvent effectivement dans ce graphique, ce qui témoigne en faveur de sa validité. Par exemple, on remarque une chute brutale de la fonction politique à partir du IVe siècle, due à l’abandon des jeux dans les amphithéâtres. C’est aussi dès le IIIe siècle que croît fortement la défection des amphithéâtres ou de leurs abords: cette tendance correspond à la construction des enceintes du Bas-Empire et à la recomposition de l’espace urbain. Dernière remarque, durant le Moyen Âge, la fonction militaire est importante; elle a tendance à diminuer à l’Époque moderne.

Néanmoins, il faut reconnaître que ces graphiques n’apparaissent pas essentiels pour identifier ces tendances par ailleurs déjà bien connues et qui ne sont pas propres aux amphithéâtres. Cependant, la lecture de ces graphiques permet de mettre en relation plusieurs tendances et de proposer une explication. D’abord, on constate que les courbes représentant la fonction résidentielle et la voirie se comportent de manière similaire. Cette relation n’est pas trop difficile à expliquer: on conçoit, en effet, que l’habitat civil nécessite d’être distribué par un réseau viaire. En revanche, il n’est pas possible de déterminer laquelle des deux fonctions est le moteur de l’autre.

Ensuite, alors que la plupart des fonctions ont un comportement assez linéaire (stabilité, croissance ou décroissance lente), on remarque qu’à partir du Xe siècle, l’abandon des espaces situés dans et hors des amphithéâtres diminue. Si rien en particulier ne semble l’expliquer dans les abords des édifices, à l’intérieur on note qu’il existe conjointement une forte croissance de la fonction religieuse et de la mise en culture. Faut-il en conclure qu’à partir du Xe siècle, la tendance générale fut celle d’un investissement des amphithéâtres par des communautés religieuses? L’ample effet de source lié à cette fonction oblige à être prudent, mais elle ne rend pas l’hypothèse caduque. D’ailleurs, on constate que l’implantation des communautés religieuses fut souvent accompagnée de la mise en culture de certaines parties des amphithéâtres et que cette dernière fonction, moins sujette à l’effet de source, croît elle aussi brusquement à partir du Xe siècle. Ceci renforce considérablement l’hypothèse de l’investissement des amphithéâtres abandonnés par des communautés religieuses.

Cependant, il est nécessaire de rester prudent face à ces conclusions puisqu’elles ne reposent que sur des valeurs quantitatives qui ne prennent pas en considération les effets de continuités et de discontinuités. La mise en place de modèles de transformation apparaît alors nécessaire.

Des modèles de dynamiques spatio-fonctionnelles

8. Les trois modèles de réutilisation urbaine des amphithéâtres antiques

L’analyse doit être réorientée vers l’identification des processus à l’œuvre dans le phénomène de réutilisation des amphithéâtres, car de toute évidence plusieurs processus participent à la formation du tissu urbain sur ces édifices antiques. Par exemple, il est possible de comparer la réutilisation urbaine de l’amphithéâtre de Tours avec celle d’Amiens ou celle de Lucques, alors que l’histoire de la réutilisation de ces deux derniers est très différente. Manifestement, la similitude évoquée entre Tours et Amiens n’est pas la même que celle qui existe entre Tours et Lucques.

Ces similitudes ne relèvent pas d’états fixes mais au contraire des transformations entre états. D’une manière qui n’est ni inductive, ni déductive — mais un peu des deux à la fois — et bien sûr en s’appuyant sur l’examen du corpus, il est possible d’identifier qu’agissent ou interagissent trois dynamiques élémentaires, c’est-à-dire trois modèles théoriques de processus (fig. 8). Ceux-ci ne s’appliquent pas de manière stricte dans le phénomène de réutilisation urbaine des amphithéâtres; leur énoncé n’est identifiable en soi à aucun cas réel. Il s’agit bien des modèles participant, soit de manière partielle, soit de manière totale, à la formation du tissu urbain. Ils se manifestent de manière très différente en fonction des multiples paramètres locaux conjoncturels. De surcroît, ces dynamiques élémentaires n’agissent pas forcément de manière unique; plusieurs peuvent interagir dans une seule trajectoire d’amphithéâtre.

La figure 8 est une représentation graphique des trois dynamiques élémentaires suivantes:

  1. l’amphithéâtre est réutilisé comme élément de fortification urbaine, puis il est recouvert par de l’habitat associé à une trame viaire assez dense;
  2. l’édifice est transformé en forteresse, mais il garde une fonction politique plus ou moins longtemps: ensuite il est recouvert par l’habitat dont la texture parcellaire est moyenne;
  3. l’amphithéâtre est abandonné; il est ensuite réoccupé par un édifice ou une communauté religieuse, ce qui s’accompagne d’un habitat civil lâche, et souvent une partie est transformée en jardin.

Ces modèles de transformation n’ont pas de repères temporels fixes (ni de datation, ni de durée); par exemple, la dynamique élémentaire A peut être amorcée très précocement comme à Périgueux, ou plus tardivement comme à Florence. Seule la succession des états est significative. On constate aussi que ces modèles se manifestent de manière différente selon les sites: soit un seul peut être à l’œuvre (A ou B ou C), soit deux (AB ou AC ou BC), soit les trois simultanément ou successivement (ABC). À partir de cette remarque il est possible de classer les différents sites du corpus et ainsi voir leur répartition face à ces combinaisons.

Le tableau 4 permet de constater que l’ensemble des combinaisons est représenté par des éléments du corpus. En revanche, les formations du tissu urbain produit à partir des amphithéâtres de Béziers et de Poitiers ne font manifestement appel à aucune des dynamiques élémentaires identifiées. Le cas de Poitiers pourrait être rapproché de la classe C, puisque l’on sait que l’amphithéâtre appartenait entre le XIIIe siècle et le XIVe siècle à l’abbaye Saint-Hilaire-de-la-Celle (Pinon, 1979a). Reste le cas particulier de Béziers où l’édifice fut réutilisé à des fins civiles, sans avoir auparavant accueilli de fonction religieuse, militaire ou politique. Ce seul cas ne semble pas suffisant pour remettre en cause la validité du modèle qui fonctionne par ailleurs pour les autres sites.

La situation de l’amphithéâtre de Tours

Manifestement, la formation du tissu urbain créé à partir de l’amphithéâtre antique de Tours résulte de l’action combinée des trois dynamiques élémentaires A, B et C. On reconnaît sans difficulté le modèle A dans la réutilisation urbaine de l’édifice de Tours, même si l’on constate que le tissu urbain n’est pas aussi serré que celui attendu. La manifestation de la dynamique élémentaire C est moins évidente puisque, d’une part, l’édifice ne fut pas abandonné comme l’envisage le modèle et que, d’autre part, aucune construction religieuse ne fut manifestement implantée dans son emprise. Pourtant le fait qu’il s’agisse d’un quartier canonial est ambigu. En effet, si les maisons canoniales représentent bien une fonction civile, la gestion de leur espace est directement liée à la communauté religieuse; c’est d’ailleurs ce qui explique pourquoi le tissu urbain y est lâche, comme attendu de la dynamique élémentaire C. Enfin, l’identification du modèle B est assurée puisque l’édifice fut fortifié individuellement. De plus, l’occupation politique est attestée par les sources écrites du milieu du XIIIe siècle qui permettent de savoir que l’emprise de l’ancien amphithéâtre appartenait en partie à l’évêque, en partie au roi.

À en juger par la densité du tissu urbain à la fin du XVIIIe siècle, on constate que c’est la dynamique élémentaire C qui fut la plus marquante à Tours, même s’il existe de grandes différences par rapport au modèle (pas de période d’abandon, pas d’édifice religieux dans l’emprise de l’amphithéâtre).

Conclusion

La schématisation des transformations spatio-fonctionnelles de 28 amphithéâtres d’Angleterre, de France et d’Italie a permis d’identifier trois modèles de dynamiques qui participent d’une manière élémentaire aux formations des tissus urbains inscrits sur l’emprise de ces édifices. Ces modèles de dynamiques ont été construits à partir d’un examen empirique des différentes situations conjugué aux résultats d’une analyse quantitative obtenue par la schématisation des transformations d’usage à travers le processus de réutilisation des édifices, entre le IVe siècle et le XVIIIe siècle. Les dynamiques élémentaires illustrent les différents rôles qu’ont joués les réutilisations militaires, publiques (ou politiques) et religieuses dans la formation du tissu urbain. Par exemple, à Tours, l’amphithéâtre fut marqué simultanément par ces trois catégories de réutilisation, mais la rémanence actuelle de l’édifice antique indique que l’occupation religieuse fut certainement plus significative que les deux autres. Cette conclusion s’accorde avec d’autres analyses qui soulignent toute l’incidence du quartier canonial dans la formation du tissu urbain.

Bibliographie

ATELIER DU CNAU (2010). «Une frise-modèle du temps long urbain». Mappemonde, n° 100.

BATEMAN N. (2000). Gladiators at the Guildhall, the story of London’s Roman amphitheatre and medieval Guildhall. Londres: Museum of London Archaeology Service, 96 p. ISBN: 1-901-99219-5

BAYARD D. (1999). «Amiens». In DESACHY B., GUILHOT J.-O., dir., «Archéologie des villes, démarches et exemples en Picardie». Revue archéologique de Picardie, hos série n° 16, 270 p.

BOISSAVIT-CAMUS B., DJAMENT G., DUFAŸ B., GRATALOUP C., GUILLOTEAU C., RODIER X. (2005). «Chrono-chorématique urbaine: figurer l’espace-temps des villes». In BERGER J.-F., BERTONCELLO F., BRAEMER F., DAVTIAN G., GAZENBEEK M., dir., Temps et espaces de l’Homme en société, Analyses et modèles spatiaux en archéologie. Actes des XXVe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, 21-23 octobre 2004. Antibes: APDCA, p. 67-80. ISBN: 2-904110-40-2

BRUNET R. (1986). «La carte-modèle et les chorèmes». Mappemonde, n° 4, p. 2-6.

DUFAŸ B. (2002). «De la topographie à l’Histoire: comprendre l’évolution des villes anciennes». Mappemonde, n° 67, 7 p.

GINOUVEZ O., CHAZELLES C.-A., COLOMER G., GAZZAL H. (2008). «Maisons médiévales sur le site de l’amphithéâtre antique de Béziers (Hérault). Contribution à l’étude de l’architecture de pierre et de terre en Languedoc». Archéologie du Midi médiéval, n° 26, p. 167-197.

GRATALOUP C. (1996). Lieux d’Histoire. Essai de géohistoire systématique. Mont-pellier: Reclus, coll. «Espaces mode d’emploi», 200 p. ISBN: 2-86912-065-6

LEFEBVRE B. (2008). La Formation d’un tissu urbain dans la Cité de Tours: du site de l’amphithéâtre antique au quartier canonial (Ve-XVIIIe s.). Tours: Université François-Rabelais, thèse de doctorat d’histoire, mention archéologie, 904 p.

PINON P. (1979a). La Stratification des formes architecturales et urbaines: l’exemple des théâtres et des amphithéâtres antiques en France et en Italie. Tours: Université François-Rabelais, thèse de doctorat de civilisation de l’Antiquité, 404 p.

PINON P. (1979b). «Réutilisations anciennes et dégagements modernes de monuments antiques: Arles, Nîmes, Orange et Trèves». Supplément à Caesarodonum, n° 31, p. 1-89.

PINON P. (1990). «Approche typologique des modes de réutilisation des amphithéâtres de la fin de l’Antiquité au XIXe siècle». In DOMERGUE C., LANDES C., PAILLER J.-M., dir., Spectacula I. Gladiateurs et amphithéâtres. Actes du colloque tenu à Toulouse et Lattes du 26 au 29 mai 1987. Lattes: Musée archéologique / Imago, p. 103-127. ISBN: 2-9501586-6-8

PITTE D., GAUTHIEZ B. (1987). Le Château de Philippe Auguste. Nouvelles recherches. Rouen: Tour Jeanne d’Arc, 46 p.

THÉRY H. (1990). «Chronochorèmes et paléochorèmes: la dimension temporelle dans la modélisation graphique». In ANDRÉ Y., BAILLY A., CLARY M., FERRAS R., GUÉRIN J.-P. (dir.), Modèles graphiques et représentations spatiales. Paris: Anthropos/GIP Reclus, 217 p. ISBN: 2-86912-031-5

À l’exception remarquable de l’amphithéâtre de Vérone dont la fonction n’a quasiment jamais varié.
Fouilles réalisées en 2006 et 2007 par l’Inrap (responsable d’opération: Franck Gama).
Fouilles réalisées en 2007 par l’Inrap (responsable d’opération: Didier Rigal).
Cette fonction est toutefois attestée de manière anecdotique à Béziers (Ginouvez et al., 2008).
L’ensemble des entités du corpus correspond à des sites dont la trajectoire urbaine est assurée.