Une rhétorique des images du risque dans la géographie scolaire
Depuis 2008, les risques figurent au programme de géographie dans la classe de 5e. Ils sont étudiés sous l’angle des inégalités dans la perspective d’un développement durable, fil conducteur de l’ensemble du programme (BOEN n° 6 du 28 août 2008). Ce programme «propose un outillage intellectuel pour comprendre le monde et pour opérer des choix. C’est donc une éducation aux choix. Si le développement durable vise à préparer les élèves à réaliser des choix, ces derniers ne peuvent être opérés que dans une vision lucide de la réalité». Ainsi cadré, l’enseignement des risques est censé procéder, comme l’ensemble des thèmes de l’année, d’une éducation à la citoyenneté.
On peut alors se demander si, conformément aux ambitions affichées, l’étude des risques permet aux élèves de mettre en question les choix opérés dans les sociétés qu’ils ont à étudier, et ainsi de se préparer à peser sur des choix futurs. Est-ce que les risques sont traités comme une question socialement vive (Legardez, Simonneaux, 2006)? Ou bien, la perspective contraire, celle d’élèves qui adhèrent à une vision du monde, tel que les manuels le présentent, est-elle pour autant écartée de l’enseignement des risques?
En effet, la mise en œuvre de cet enseignement requiert l’usage de manuels scolaires, dont on sait qu’ils contribuent, particulièrement par leurs choix de mise en image du monde, à la construction de la culture scolaire en géographie (Clerc, 1999). Cette culture scolaire fait prévaloir une grille de lecture Nord-Sud qui est un vieux pli de la géographie scolaire, quasiment un construit disciplinaire, ainsi que l’avait montré Denis Retaillé (1998). Nous avons par conséquent cherché à analyser tant les contenus des manuels que des situations d’enseignement, pour savoir comment y est mobilisée la rhétorique visuelle des risques. Est-elle conçue et utilisée au service d’une réflexion des élèves sur la construction sociale et politique du risque (Cham’s, 1991) ou, à l’inverse, invite-t-elle les élèves à faire le constat fataliste d’un monde «tel qu’il est»?
Le risque en image dans les manuels: une dramaturgie centrée sur la catastrophe
Un corpus analysé dans une perspective de didactique disciplinaire
1. Nature des images analysées dans les manuels scolaires de 5e (2010) sur le thème des inégalités face aux risques |
Nous avons recensé l’ensemble des images présentes dans la partie consacrée aux «Inégalités devant les risques» par les sept manuels d’histoire-géographie de 5e publiés en 2010 (la liste des manuels analysés est en bibliographie), ce qui représente 91 images (photographies, affiches, images satellites, dessins illustratifs). Ont été exclus du corpus tous les autres types de documents, soit parce que le texte prime sur l’image, soit parce qu’il s’agit de cartes, et que tous nécessitent des analyses d’une autre nature. Les trois quarts de ces images sont des photographies (fig. 1).
Le choix d’analyser uniquement les photographies, en dehors du fait qu’elles sont les illustrations les plus nombreuses, est lié à leur statut dans la géographie scolaire. Souvent considérées comme des représentations exactes, des «morceaux de la réalité visible» telle qu’elle se présenterait sans la médiation d’une technique, d’un auteur et d’un éditeur, elles tiennent lieu du monde extérieur à analyser et le font entrer dans la classe. Souvent, le sens commun scolaire considère que ces images photographiques peuvent être lues «naturellement» par les élèves: il suffit de regarder attentivement.
Pour analyser ces photographies, nous avons utilisé la grille méthodologique que propose Laurent Gervereau (2000), historien spécialiste des images (encadré 1). Outil souple d’analyse de contenu, de cadrage, de contextualisation et d’usage prévu de l’image, cette grille peut être utilisée dans différents contextes de recherche. La perspective adoptée ici est celle de la didactique disciplinaire et plus particulièrement, celle des rapports entre les différentes sphères des savoirs concernés dans la production de savoir scolaire. À partir d’indices que la grille permet de relever, nous cherchons à établir dans quels types de rapports avec la géographie scientifique, avec la sphère médiatique, avec les demandes de l’institution scolaire ainsi qu’avec la discipline scolaire entendue comme un système de pratiques auto-référencé, les images du risque dans les manuels engagent les enseignants qui les utilisent. S’agit-il de rapports étroits de diffusion, de transposition, de conformité ou, à l’inverse, de rapports d’autonomie et ceci vis-à-vis de quelles sphères? Il ne s’agit donc pas d’analyser en soi les relations entre le signifiant, le signifié et le référent des images de manuels comme le ferait un sémioticien, ni d’analyser les rapports signifiant-signifié à la manière d’un sémiologue (Fontanabona, 2000). En rapportant l’étude de ces images aux processus de transposition, de diffusion ou d’auto-référence, nous ne prétendons pas épuiser l’analyse des significations des images analysées, ni même écarter totalement les effets d’implication subjective que leur observation produit.
Pour cerner l’usage de ces images en situation, nous avons complété l’analyse des manuels par des observations de classes: soit trois séquences d’enseignement sur le thème des risques en 5e, au total 12 heures d’observation dans trois établissements. Les trois établissements d’observation ont un profil différent: un collège de ZEP à Choisy-le-Roi, un collège au public plus diversifié à Noisy-le-Grand et un collège, qui recrute principalement des enfants issus de catégories socio-professionnelles supérieures, à Viry-Châtillon. Les enseignantes ont des niveaux d’expérience différents, respectivement quinze ans, cinq ans et un an. Deux d’entre elles ont une formation en géographie (maîtrise de géographie) et en didactique (master de didactique) alors que la troisième est historienne de formation (master enseignement). Les séquences ont été observées selon une méthodologie d’observation non participante et suivies d’un entretien avec l’enseignante observée. Les enseignantes ont utilisé entre 16 et 21 documents chacune pour réaliser leurs cours; 93% des documents utilisés en cours sont issus du manuel en usage dans la classe. Chaque cours de 55 minutes mobilise entre 2 et 6 images. Les exceptions sont trois documents tirés d’un manuel de seconde et une vidéo hébergée par YouTube.
La prédominance d’images de catastrophe
L’analyse du corpus de photographies montre tout d’abord l’autonomie prise par les auteurs de manuels, relativement aux demandes institutionnelles. Alors que le programme demande «deux études de cas [1] [de] catastrophe naturelle dans un pays développé [et] dans un pays pauvre [permettant de démontrer] que deux aléas d’intensité voisine frappant deux sociétés différentes peuvent provoquer des dommages de nature et d’ampleurs inégales» (BOEN spécial n° 6 du 28 août 2008), les chapitres de manuels négligent la notion d’aléa et sa mise en images (tableau 1).
Pour réaliser ce tableau nous avons repris les termes en gras dans la partie cours du manuel ou bien dans la partie définition. Même méthode pour la fiche Ressources. Ne sont pas reprises ici les notions qui traversent l’ensemble du programme notamment: développement, développement durable et inégalités.
2. Le théâtre de l’image: la catastrophe |
Source: Photographie intitulée «Une inondation à Dacca (10 millions d’habitants), capitale du Bangladesh». (Arias, Chaudron, 2010) ©Reuters/ Rafiquar Rahman |
Sur l’ensemble des 196 documents des manuels, seuls 14 se rapportent à un aléa, soit 7% du total. De plus, ils sont relégués en marge: soit en illustration du texte, soit dans les activités de fin de chapitre. Les rares questions existantes ne portent généralement pas sur les mécanismes physiques en jeu, mais sur la vulnérabilité des espaces exposés. Seul le manuel Bordas propose un schéma explicatif des phénomènes physiques en jeu dans un tsunami. C’est ce que détaille le tableau 2.
La photographie d’«une inondation à Dacca (10 millions d’habitants), capitale du Bangladesh» (Belin, p. 228) est un exemple de ces photographies de catastrophes (fig. 2). La photographie est prise en contre-plongée et montre une rue inondée dans laquelle marche un groupe de personnes. Ne présentant pas de large horizon, la photographie donne l’impression d’une immensité sous l’eau, ce que semble corroborer la légende de l’image qui articule deux échelles par induction: ce que l’on voit sur la photo est généralisé à la moitié du pays «la moitié du territoire [du Bangladesh] est située en dessous de 5 m d’altitude.» (op. cit.). La composition ne permet pas de s’extraire du théâtre de l’inondation et la question qui accompagne le document n’entretient que peu de rapport avec lui: «relevez les éléments qui montrent que le Bangladesh est un pays très pauvre».
Les photographies de catastrophes proposent surtout des cadrages de type subjectif proche [2] (Mendibil, 2001), ce qui permet de centrer l’image sur un petit nombre de personnages ainsi que sur les dégâts matériels. Ces photographies n’ont pas de perspective au sens de la perspective classique des images de paysages occidentaux, même lorsqu’il s’agit de vues de paysages. Ces «images de la vie» (Niclot, 2002, p. 30) nous enferment dans le cadre d’une catastrophe dont les élèves deviennent témoins et nous sommes amenés à éprouver de la compassion pour des victimes identifiables. Les questions associées invitent à une lecture immédiate questionnant les élèves sur l’ampleur des dégâts et la nature de l’évènement représenté: «Quels types de destructions sont visibles?» (manuel Bordas, question 4, p. 227); «Pourquoi peut-on parler de catastrophes?» (manuel Nathan, question 2, p. 259). Certaines questions ont un rapport spéculatif avec l’image. Par exemple, on demande aux élèves «Qu’est-ce qui explique l’importance des destructions» au sujet d’une des photographies du manuel Hatier (document 4, p. 255) où l’on voit une femme assise sur un banc et une cabane en bois détruite en second plan. Rien sur l’image ne permet de répondre, ni dans le texte associé qui liste les dégâts. De plus, la moitié des photographies n’est pas datée, ce qui fige la représentation de l’espace touché dans une sorte d’intemporalité [3].
Le théâtre de la catastrophe et ses figures récurrentes?
3. Les victimes dans un pays pauvre |
Source: Photographie intitulée «Le village de Dahuyeh en Iran après un séisme». (Ivernel, 2010) ©AFP/ Henghameh Fahimi |
Dans le théâtre de la catastrophe, un duo de figures d’acteurs prédomine: celle de la victime et celle du sauveteur. 14% des images de manuels sont centrées sur des victimes caractérisables par leurs blessures visibles ou supposées (présence d’un brancard par exemple), par leur action (elles tentent de réparer les dégâts), par la légende ou les questions relatives aux documents. Ces victimes sont généralement des femmes, des enfants ou des adolescents. Leurs attitudes (regard à côté de l’objectif du photographe, bras croisés, dos voûté, etc.) dégagent une impression de désarroi et d’impuissance. L’enfant de la figure 3 incarne le personnage de la victime.
Par contraste, la figure du sauveteur (fig. 4) présente dans 15% des images de manuels, est chargée positivement et se caractérise par un uniforme de couleurs vives porté par une personne en action. Les sauveteurs dans les études de cas des pays développés se distinguent de ceux des pays en voie de développement par leur appartenance. Tandis que les premiers appartiennent à un corps professionnel apparemment local, les seconds relèvent presque toujours d’institutions internationales ou d’ONG identifiables par le logo de leur uniforme qui indique leur appartenance institutionnelle. La légende de ces images mentionne généralement l’origine de ces sauveteurs. Une des images du corpus issu du manuel lelivrescolaire.fr (p. 225) met en scène l’entraide au sein de la population. Deux hommes, sans uniforme, poussent une barque occupée par des femmes. La légende de la photographie indique «Populations secourues à la suite d’une inondation à Harriumpur (Bangladesh)». Cette photographie fait figure d’exception. En général, il est suggéré que les pays en voie de développement sont impuissants à organiser les secours sans aide extérieure. La figure héroïque du sauveteur qui agit quand la situation semble dramatique s’oppose à celle de la victime accablée.
4. Les victimes dans un pays développé |
Source: Photographie intitulée «Un village japonais touché par un séisme». (Ivernel, 2010) ©AFP Photo/ Kazuhiro Nogi |
Finalement, les images du risque contribuent à la construction d’une dramaturgie qui repose sur une approche sensible ou sensationnelle de la catastrophe et invite à un processus d’identification des élèves soit aux populations touchées, soit aux sauveteurs. C’est un des ressorts classiques de l’étude de cas scolaire (Herreid, 2011), mais également des films apocalyptiques hollywoodiens et des reportages de catastrophes auxquels le manuel Bordas fait explicitement référence avec l’affiche du film Le jour d’après (p. 224) montrant un tsunami qui menace Manhattan, représentée par des tours de verre new-yorkaises. Les auteurs de manuels rapprochent ainsi leur travail de la sphère de production médiatique d’images du monde. C’est en tout cas celle des médias que les élèves connaissent.
Le message au premier degré, à savoir que les pays du Sud sont plus vulnérables que ceux du Nord, ne pose pas de problème en soi. Les liens entre le niveau de développement et la vulnérabilité ont fait l’objet de nombreux travaux en géographie qu’il ne s’agit pas de remettre en cause ici. C’est le recours à une dramaturgie pour mobiliser l’intérêt des élèves et comprendre les risques qui posent problème. Cela renforce les représentations sociales assez généralisées d’un Sud totalement désarmé qui ne peut «s’en sortir qu’avec l’aide du Nord...». L’approche sensationnaliste se substitue à une démarche analytique, ce qui nuit à la compréhension des phénomènes géographiques en jeu et peut se révéler contreproductif vis-à-vis des élèves. Certes, cela peut éveiller un sentiment de solidarité chez un certain nombre d’élèves mais le propre de cette dramaturgie, c’est qu’elle semble inéluctable. La conclusion qui en découle est que rien ne peut être fait dans les pays du Sud pour mieux prévoir, gérer et prévenir les risques naturels. Ce qui est non seulement faux et déterministe mais, en outre, cela occulte les questions de gouvernement et de gouvernance qui sont au cœur de la gestion des risques et au cœur du développement durable. Cette dramaturgie renvoie à un découpage classique du monde en pays du Nord et pays du Sud et ne permet pas d’aborder les enjeux sociaux, économiques et politiques que devrait normalement mettre en avant le développement durable. C’est paradoxalement un travers que les auteurs des documents d’accompagnement des programmes (fiche ressource Eduscol) souhaitent éviter: «Or le catastrophisme est une forme de déterminisme. L’avenir n’est alors montré prioritairement que sous l’angle des préoccupations environnementales, forcément alarmistes, sans se soucier suffisamment des équilibres sociaux et économiques» [4].
La question est de savoir si les enseignants s’inscrivent à leur tour dans cette dramaturgie alimentée par la majorité des médias, celle que les élèves connaissent.
Les images utilisées en cours: des sources non questionnées pour parvenir à une comparaison de situations de catastrophe
Dans les douze heures d’observation que nous avons réalisées, la place et le temps accordés aux images parmi les ressources documentaires utilisées sont moindres que la place qu’elles occupent dans les manuels, même si leur part varie de 40% pour deux des enseignantes à 60% pour la troisième. Par ailleurs, les enseignantes observées n’accordent qu’un temps limité à chaque image, de l’ordre de quelques minutes. La composition thématique du corpus iconographique des cours est donc différente de celle des manuels (fig. 5).
5. Répartition thématique comparée des images insérées dans les manuels et des images utilisées en cours |
L’aléa y a une place que l’on peut estimer plus importante que dans les manuels, non par le nombre d’images, mais par le temps qui lui est consacré. Deux des trois enseignantes expliquent l’aléa, l’une au moyen d’une vidéo et l’autre à l’aide d’un schéma (Hatier, p. 259). Ces explications ne sont cependant pas reprises dans la trace écrite. Voici un exemple de trace écrite correspondante:
«Chaque année, la région des Caraïbes est confrontée à des phénomènes cycloniques, qui provoquent des dégâts matériels (destruction de maisons, de routes, réseau d’électricité, téléphone...) et des pertes humaines importantes. On constate que les victimes sont plus nombreuses en Haïti qu’aux États-Unis où, par contre, le bilan matériel est financièrement plus lourd.»
La troisième a choisi de ne pas aborder l’origine de l’aléa qu’elle considère comme étant hors programme. Ainsi, les enseignantes observées mobilisent moins d’images de victimes et de sauveteurs faisant appel à l’émotion, la compassion, mais reprennent en partie la dramaturgie de la catastrophe proposée par les manuels, sans analyse multiscalaire, ni articulation des différentes temporalités. Les échelles de l’étude de cas se superposent plus qu’elles ne s’articulent. Les phénomènes sont étudiés à une échelle locale ou régionale puis à l’échelle mondiale, sans que les interactions entre les différents niveaux d’échelle soient prises en compte. Les images sont traitées sans démarche critique: ni le contexte de production, ni l’intentionnalité, ni même la composition des auteurs des documents ne sont mis en question.
6. Exemple d’une photographie de catastrophe |
Source: Photographie intitulée «Une rue des Gonaïves après le passage d’un cyclone en 2008» (Hazard-Tourillon, Fellahi, 2010) ©Corbis Nasa |
L’extrait de cours ci-dessous en est une illustration (encadré 2). L’enseignante demande aux élèves de répondre à la question «Pourquoi peut-on parler de catastrophe?» (question n° 2 p. 259, manuel Nathan) à partir de la photographie (fig. 6) et de deux extraits d’articles du journal du Le Télégramme du 8 septembre 2008 et du site Internet Lemonde.fr du 1er septembre 2008.
L’image est utilisée comme un «support d’informations ». L’analyse scolaire, transcrit la description des éléments, de la photographie et de sa légende, comme des indices de la catastrophe. Cette opération cognitive s’inscrit néanmoins dans un vaste ensemble documentaire où l’enseignant conduit les élèves à ne pas s’appesantir sur la scène du drame. L’activité a pris moins de cinq minutes. Elle a permis de construire avec les élèves la notion de catastrophe qui est inscrite parmi les notions du cours. Aux images de catastrophes, succèdent celles qui sont dédiées à la prévention et à la prévision des risques qui prennent une place nettement plus grande (un tiers) que dans les manuels (fig. 5). Ensuite chacune des séquences observées aboutit, conformément au programme, à un tableau comparatif entre la catastrophe dans le pays développé et celle qui touche le pays en développement.
Le message qui découle des séquences observées peut être ainsi condensé: les études de cas montrent que tous les pays sont touchés par des catastrophes, mais le pays pauvre étudié a un bilan humain plus lourd, car la gestion des risques et des catastrophes et l’efficacité des secours y sont sommaires. À l’inverse, le pays développé étudié a un coût de reconstruction et des dégâts matériels plus lourd mais peu de victimes car il parvient à mieux gérer les risques et les catastrophes grâce à son niveau technique de construction, à la prévision et à la prévention. Après les deux études de cas, la mise en perspective se fait à l’aide d’un ou plusieurs planisphères localisant les risques majeurs ou les catastrophes (les plus meurtrières ou récentes) et les zones les plus peuplées, ou le niveau de développement avec l’IDH. Deux des manuels combinent ces éléments sur plusieurs planisphères. Cette mise en perspective étend le message au monde entier.
Une construction des images du risque en miroir.
La mise en images des inégalités face aux risques obéit à une construction d’études de cas en miroir: les images de la première étude de cas renvoient à celles de la seconde, trait pour trait. C’est ce qui constitue le ressort de la dramaturgie des manuels scolaires.
Des images en miroir
La construction en miroir des images (et leur légende) du risque opère dès les pages introductives des chapitres de manuels. Cinq des sept manuels étudiés s’ouvrent sur deux photographies présentant les effets d’un aléa de même nature: d’un côté, la photographie d’une catastrophe dans un pays développé et, de l’autre, une catastrophe dans un pays pauvre. Ces documents sont particulièrement importants car ils constituent, pour les auteurs, l’accroche du cours. Ils ont pour rôle de susciter l’intérêt des élèves et de faire émerger un questionnement. Or l’entrée par l’émotion risque de déclencher des réactions de sidération et de compassion, respectables mais peu enclines à s’inscrire dans les finalités critiques que le programme de 5e met en exergue. Le reste du corpus documentaire de ces manuels est aussi construit en miroir: les documents des pays du Sud renvoient à ceux des pays du Nord. Même l’enseignante observée, qui a créé ses propres études de cas, s’inscrit dans cette logique d’opposition symétrique suggérée par le programme. Cette construction en miroir fait émerger des couples antonymiques ordre/désordre, puissance/fatalité, nous/les autres qui construisent la double représentation de pays développés maîtrisant le risque et de pays pauvres désarmés qui le subissent.
Le manuel Hatier est celui dans lequel le contraste entre les deux images introductives est le plus marqué (p. 250-251).
Sur la page de gauche (fig. 4), une Japonaise d’un certain âge, en tablier gris, un jean bleu pastel et des chaussons marron, sans blessure et sans stress apparents, est entourée par trois hommes, que l’on identifie comme des sauveteurs portant uniforme bleu et jaune, casque et lampe frontale. Ils discutent calmement dans une rue bordée de débris et de bâtiments endommagés. Le cadrage resserré, de type subjectif, présente une scène de réconfort où l’attention portée à la sinistrée dans l’épreuve est destinée à focaliser le regard de l’élève-spectateur.
Sur la page de droite (fig. 3), l’image présente un petit garçon vêtu d’un pull gris et marron et d’un pantalon bleu marine, un pied sur la pelle qu’il semble s’efforcer d’enfoncer dans la terre. Apparemment seul, ce petit Iranien est au milieu d’amas de débris, de terre et de métaux. Son pantalon bleu est la seule tache vive de cette photographie aux tons marron et gris. L’horizon présente un ciel blanc et presque irréel qui produit un effet de basculement de l’ensemble vers le premier plan bouleversé.
Ces deux photographies de l’Agence France Presse ont été sélectionnées parce qu’elles sont construites en opposition. D’un côté, la sinistrée est accompagnée, secourue. Les couleurs vives de l’uniforme des sauveteurs chargent positivement leur présence au centre de l’image. Ils peuvent représenter l’espoir. À l’inverse, l’enfant seul, suscite des spéculations: a-t-il perdu ses proches? Le secours semble reposer sur lui et la tâche, à l’image de la pelle trop grande pour lui, semble le dépasser. La tonalité de l’image contraste avec les couleurs vives de la photo prise au Japon. Tout se passe comme si une partie des clés de lecture de chaque image se trouvait dans l’image qui lui répond. C’est également ce que semblent montrer les légendes: tandis que d’un côté, «les constructions antisismiques limitent les dommages» (op. cit., p. 250), de l’autre, «les maisons en brique n’étaient pas conçues pour résister à des séismes importants» (op. cit., p. 251).
Cette construction en miroir des images est commune à l’ensemble des manuels et conduit à développer une image binaire du monde.
Une vision binaire du monde?
Dans ce thème, une mise en scène de l’efficacité de l’action publique dans les pays développés présente le Japon comme le pays particulièrement bien organisé et protégé face aux risques. Rappelons que ces manuels ont été réalisés avant la catastrophe de Fukushima. Parmi les trois images de bonne prévention et prévision, deux concernent le Japon: une photographie du mur anti-tsunami à Numazu et une autre d’écoliers japonais sous des tables pendant un exercice de prévention contre les séismes. La troisième représente l’évacuation d’une ville américaine à l’arrivée d’un cyclone. Ces images fonctionnent comme des «preuves» de la capacité d’action des pouvoirs publics dans les pays industrialisés, par opposition aux images symétriques des pays en voie de développement qui représentent soit l’intervention d’aides extérieures, soit des populations démunies qui interviennent sans l’aide de professionnels (pas de sauveteurs identifiables sur les photographies).
Conclusion
Cette étude de l’iconographie du risque et de son inégale maîtrise dans les manuels scolaires tend à montrer que c’est d’abord la catastrophe qui est mise en image. Cette mise en scène construit une dramaturgie qui peut être contre-productive pour comprendre et analyser les enjeux en termes de développement durable des sociétés face aux risques naturels. Elle peut alimenter un déterminisme et un fatalisme parce qu’elle privilégie l’émotion par rapport à la compréhension. On est loin de la démarche de questionnement prescrite par le programme qui vise à mettre en évidence la complexité des situations étudiées avec une approche systémique. La culture du pays étudié, par exemple, n’est jamais prise en compte dans les études de cas, ni celle de la mémoire du risque. Ce sont pourtant des éléments au cœur de la prévention des risques et fortement discriminants pour expliquer les conséquences d’une catastrophe. De même, aussi surprenant soit-il, les études de cas comprennent peu de documents montrant la distribution spatiale des risques à l’échelle du cas. Cela permettrait pourtant de questionner la répartition des populations et des activités en zone de risque.
Si l’intention des programmes est d’aborder les risques à partir des trois dimensions du développement durable (sociale, environnementale et économique), sa mise en œuvre tend à faire du développement technique et économique, la seule clé de compréhension de la maîtrise des risques. Il en résulte une vision trop souvent dichotomique du monde entre «pays pauvre / pays développé». Cette représentation s’inspire des théories classiques du développement, sans la distance que nous invitent à prendre les critiques de Gilbert Rist (2007) ou Serge Latouche (2001; 2003). Elle s’inscrit dans une tradition scolaire, de transmission de visions dichotomiques binaires du monde, dont l’ambition semble plus taxonomique qu’explicative. La notion de développement durable peut être une occasion de renouveler la vulgate scolaire relative au développement qu’à soutenir l’émergence d’un nouveau paradigme, qui puiserait ses contenus d’apprentissage dans des controverses scientifiques et/ou politiques. En empruntant au régime médiatique son utilisation d’images-chocs, les stratégies iconographiques scolaires accentuent encore l’autonomie de la géographie scolaire par rapport à la référence que pourraient constituer les pratiques scientifiques de débat autour du développement durable.
À l’issue du chapitre, on peut se demander si les élèves n’ont pas finalement une vision tronquée du risque. Ont-ils compris que malgré la prévention et la prévision les sociétés du Nord restent vulnérables? La mise en avant du Japon comme champion de la prévention donne matière à réflexion. Les manuels de seconde écrits après la catastrophe de Fukushima produisent un discours différent. Ils utilisent le Japon comme étude de cas pour mettre en avant la vulnérabilité d’un pays du Nord et montrer la complexité dans une situation où différents types de risques s’entrecroisent. Mais les élèves n’ont pas le même âge et la même maturité.
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